Le hockeyeur M2M

Jacques Dufresne

Documentaire sur le hockey produit en 1953

Du joueur né de 1953 au joueur fabriqué de demain

 

L'innovation que nous présentons ici n'est qu'un fait divers, assez banal, en ce sens que parmi ceux qui en ont été informés, à peu près personne n'y a vu matière à réflexion, tant les progrès de ce genre paraissent souhaitables à tous égards. C'est d'ailleurs sur le ton émerveillé de circonstance que la chose a été présentée à la radio de Radio-Canada, le 15 septembre 2011.

Quand une équipe professionnelle de hockey paie un joueur cinq millions de dollars par année, elle s'estime en droit, sinon en devoir, d'exiger qu'il se soumette, pour accroître son rendement, à des méthodes d'abord conçues pour des machines. Ce qui ouvre un marché lucratif aux experts en performance sportive.

Nous apprenions donc que le Dr Denis Boucher et un ingénieur, M. François Ruel, ont fondé récemment une entreprise, M2M Lab,  dont la mission est d'accroître la productivité des athlètes, joueurs de hockey ou coureurs, en les reliant en activité sur le terrain à des programmes d'ordinateur capables d'analyser leur performance selon plusieurs critères différents.

Après la personnalisation des messages publicitaires, voici celle des facteurs de performance. Pour accroître son rendement, un tel aurait besoin de biceps plus puissants, un autre de genoux mieux lubrifiés. Comment acquérir ce précieux savoir ? On a recours depuis longtemps à cette fin à des tests pratiqués et analysés en laboratoire. Mais les éthologistes ne nous ont-ils pas appris que pour bien comprendre le comportement des animaux, il vaut mieux les étudier sur le terrain qu'en laboratoire. Les fondateurs de M2M Lab ont fait l'hypothèse qu'il en est de même pour le comportement humain. Les passages que nous citons ci-après sont tirés d'un article de Jean-François Ferland paru dans la revue Direction Informatique le 23 juin 2011 sous le titre : « Performance des athlètes : L'analyse en temps réel, c'est du sport ».

« On sort de l'entraînement général pour aller vers l'entraînement pointu où l'on cible des variables très précises afin de faire augmenter de façon exponentielle la performance, sans brûler davantage l'athlète. Nous obtenons des données d'ordre physiologique, cognitif et biomécanique, au niveau de la fréquence cardiaque et de la température corporelle... Nous obtenons des millions d'informations qui permettent d'identifier ce qu'il faut faire pour améliorer les performances de l'athlète », a-t-il ajouté.

La méthode M2M sera bientôt mise à l'essai sur 4 joueurs des Flyers de Philadelphie, une équipe professionnelle de hockey. «Ces joueurs, qui porteront une bande dotée de bio senseurs et d'un boîtier contenant des capteurs, réaliseront une séance d'exercice intense de trois minutes sur la glace. Les bio senseurs prélèveront 125 échantillons à la seconde. Les joueurs se rendront ensuite au bord de la patinoire afin que les données de test soient transférées dans un ordinateur tablette ExoPC. Ces données seront envoyées par le biais d'un réseau mobile vers un serveur PI System, où elles seront analysées à l'aide d'algorithmes afin de déceler des aspects que les joueurs pourront améliorer afin de rehausser leurs performances.»

On devine la suite, chaque joueur de hockey sera bientôt télécommandé par une équipe d'experts, comme c'est déjà le cas pour bien des athlètes olympiques. Mais ce n'est que la porte d'entrée dans un marché beaucoup plus vaste : «Martin Jetté, le directeur général de l'exploitation canadienne d'Osisoft, a dit percevoir dans la solution de M2M Lab un potentiel d'exploitation commerciale dans l'industrie de la santé, où Osisoft est peu présente. Dans le monde de la santé, on prend une donnée une fois par jour ou une fois par six mois, alors que dans le monde des procédés on fait des relevés à la seconde ou à la milliseconde. Nous ne comprenons pas pourquoi ces technologies ne sont pas déjà appliquées au corps humain, qui a une valeur infiniment plus grande qu'une usine ».

Avis aux travailleurs : «Déjà, des clients d'Osisoft qui ont assisté à la présentation de MM. Boucher et Ruel auraient décelé des utilisations potentielles pour la solution. « Des clients dans le secteur minier ont des employés qui conduisent des véhicules de transport du minerai et qui se fatiguent au cours d'une journée. Il serait intéressant de surveiller l'état de santé de ces gens qui travaillent au fond des mines, afin d'éviter des accidents qui pourraient endommager de l'équipement valant des millions de dollars », a expliqué M. Jetté.

« Cette solution pourrait être utilisée aussi dans le monde industriel et manufacturier pour surveiller des opérateurs ou des utilisateurs de machinerie lourde. On pourrait ainsi faire un suivi de ce qui se passe dans un procédé, mais aussi des gens qui opèrent ce procédé. »

En réalité, il y a dans ce pseudo fait divers, triple matière à réflexion : la conception du sport mise en valeur, la vision de l'homme et du monde sous-jacente et enfin l'absence d'esprit critique dans le traitement médiatique.

La conception du sport

On n'aurait jamais eu l'idée de faire tant de frais pour améliorer la performance d'un hockeyeur qui pratique ce sport pour son plaisir, en dilettante, tout en pratiquant d'autres sports dans le même esprit : vélo, tennis, pêche, etc. Une telle pratique du sport qui a pour fin consciente ou inconsciente l'harmonie de la personne, exclut l'ingénierie biologique, la spécialisation à outrance et encore davantage la volonté de tirer un avantage financier de ladite spécialisation. Elle appartient à la sphère du jeu, tandis que le hockeyeur professionnel se soumet à la règle de fer du travail dès lors qu'il accepte une rémunération. On l'a dit et redit, mais il faut le répéter, cette réduction du sport au travail est dégradante pour celui qui s'y soumet et elle a un effet délétère sur l'ensemble de la société dans la mesure où elle sert de modèle aux parents et aux éducateurs. Sur le strict plan biologique, la supériorité de l'homme tient au fait qu'il est un généraliste et non un spécialiste : il n'a ni la trompe de l'éléphant, ni la gueule du loup, mais il peut faire tomber l'un et l'autre dans un piège, les empoisonner, leur échapper en se cachant dans une cabane ou en grimpant dans un arbre autant de sports différents qu'il oppose avec succès au sport spécialisé des bêtes.

La vision de l'homme et du monde

Est-il besoin de rappeler que les fondateurs de M2M renforcent la vision mécaniste du monde qui imprègne déjà tant de symboles et d'activités autour de nous. N'est-ce pas leur choix et donc leur droit m'objectera-t-on ? Et n'est-ce pas aussi le choix et le droit des athlètes que de s'emmachiner pour hausser leur salaire. Ce faisant, ils renforcent toutefois un modèle que l'on voudra bientôt appliquer à la santé comme le suggèrent eux-mêmes les promoteurs qui nous apprennent en effet, ô bonheur d'être branché! que l'on pourrait prélever sur notre corps, en permanence, depuis la petite enfance jusqu'à la tombe, 125 échantillons par seconde.

Tout cela est fou, au sens que donnait Chesterton à ce mot : « le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison. » Avant même d'invoquer le recul de la vie et de ses plaisirs, la perte de l'autonomie et de ses joies, il faut prendre acte du fait que la production de l'énergie nécessaire pour recueillir, conserver et interpréter les données recueillies auprès des sept milliards d'êtres humains rendrait progressivement impossibles toutes les autres activités humaines. Nous n'existerions que pour être branchés.

Les journalistes en manque d'esprit critique

On écoute telle station de radio parce qu'on aime et admire ses journalistes. On leur fait donc confiance. Leurs prédictions de la température sont généralement justes. Pourquoi seraient-ils dans l'erreur quand ils s'enthousiasment pour ce qui est en réalité une technique d'avilissement ? Hélas, cette chaîne de l'information, qui part du chercheur en laboratoire, fonctionne comme la chaîne alimentaire. C'est dans le foie du consommateur du bout de la chaîne que le poison s'accumule. Ce consommateur poisson c'est vous et moi.

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Jean-Jules Jusserand


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