Extreme Makeover! Extrême désincarnation?

Jacques Dufresne
En deux émissions successives, Extreme Makeover et Extreme Makeover: Home Edition, la chaîne américaine ABC offre le remodelage total, celui du corps dans le premier cas, celui de la maison dans le second. Cette conversion par l'extérieur, ce renversement du message évangélique s'opère avec la bénédiction des Évangélistes, dans l'intérêt des industries de la réjuvénation du corps et de la rénovation des maisons.
Extreme Makeover! En 2004, 20 000 personnes ont proposé leur candidature à la chaîne ABC pour cette émission de téléréalité où l’on accepte d’étaler les défauts de son anatomie ainsi que les petites misères psychologiques qu’ils entraînent, avant de subir, toujours à l’écran, une chirurgie esthétique totale. Comme le tournage dure de six à huit semaines, la vedette de l’heure peut se révéler à la fin de l’émission telle enfin qu’elle s’est elle-même choisie. Elle a souffert sous le scalpel... et sous les yeux de millions de téléspectateurs, dont plusieurs ont pris plaisir à la voir souffrir. Catharsis oblige, dira un commentateur. C’est par là que cette industrie, en forte croissance, se rattache à l’antique montée vers la perfection où tout commençait par un changement intérieur, souvent douloureux. Désormais le changement s’opère de l’extérieur vers l’intérieur, dans la douleur toujours.

Comment ne pas être frappé par le fait que cette réingénierie de l’être humain se fait sur deux plans à la fois : le génotype et le phénotype, les gènes et la partie visible du même organisme? À bien y penser la chose va de soi, il y a correspondance entre l'évolution du génotype et celle du phénotype. Il est en revanche étonnant que les manipulations du génotype suscitent de profondes inquiétudes d’ordre éthique tandis que le remodelage du corps visible semble une chose anodine.

Le remodelage n’est d’ailleurs qu’un procédé extérieur parmi d’autres : les drogues, le conditionnement, l’entraînement scientifique, les manipulations génétiques. C'est la banalisation de l'ensemble de ces méthodes qui doit nous préoccuper. Ne signe-t-elle pas l’échec de milliers d’années de civilisation centrée sur l’idée que l’être humain possède une âme incarnée dans un corps à travers lequel elle peut rayonner tout en lui imposant sa loi?

Faire en sorte que la sérénité du Bouddha, l’amour du Christ, la sagesse de Marc-Aurèle rayonnent à travers le marbre, après s’être incarnés dans une chair, telle fut la vocation du grand art dans le monde. Former et nourrir l’âme, lui enseigner les vertus qui assureront sa souveraineté à l’intérieur du composé humain, tel fut le grand souci commun aux sagesses orientale et occidentale. Au cœur de ces civilisations, la poésie aura été, comme l’amour, le frémissement d’une pensée intimement unie à un corps : «ces baisers de la chair dont l’âme est éblouie» (Hugo).

Ce lien entre le corps et l’âme, l’intérieur et l’extérieur, a toujours été menacé par les diverses formes de dualisme ou par les monismes (explication par un seul principe) qui réduisent l’un des pôles à l’autre plutôt que de les unir en respectant leur identité. Ce lien semble aujourd’hui à jamais brisé par le monisme formaliste aussi bien par le monisme matérialiste, l'envers et l'endroit d'un même réductionnisme. Le corps assimilé au hardware a été absorbé par le software, l'âme est devenue cet appendice du corps que nous appelons le moi.

On est bien loin de la conception chrétienne de la personne, mais tout près des groupes religieux plus ou moins fondamentalistes. Ne fait-on pas la charité à des personnes malheureuses dans leur corps et condamnées par leur pauvreté à vivre sans le secours de la chirurgie plastique?

Toujours sur la chaîne ABC, il existe une seconde émission sur le même thème: Extreme Makeover, Home Edition. Diffusée le dimanche soir, elle équivaut à un prêche. On invite des familles à venir exposer les problèmes financiers relatifs à leur maison puis on fait ensuite appel à la générosié des téléspectateurs. Après le remodelage total du corps, voici le remodelage total de l'habitat. L'émission sera présentée à la chaîne québécoise TVA sous le titre Les anges de la rénovation.

Les entrepreneurs en rénovation et les vendeurs de matériaux de construction y voient leur intérêt tout autant que les experts en chirurgie plastique dans l'autre émission. Le procédé est transparent. Dans les deux cas, on incite les pauvres, ceux qui ne sont que téléspectateurs, à s'endetter davantage tout en donnant l'illusion que c'est ainsi, par un spectacle à l'eau bénite, que l'on règle les problèmes sociaux. En chirurgie esthétique, le traitement le moins coûteux, l'injection de botox, coûte en moyenne 400 dollars américains par site ( en anglais area, c'est ainsi qu'on désigne les parties du corps) touché et il faut reprendre les traitements tous les quatre mois. Une augmentation mammaire coûte entre 5 500 et 6 500 dollars, une liposuccion sur cinq sites coûte entre 8 000 et 10 000 dollars. Le remodelage total coûte entre 50 000 et 150 000 dollars. Sur les 8 300 000 d'Américains qui auront eu recours au botox et à la chirurgie esthétique en 2003, une forte proportion auront utilisé la carte de crédit. Certains de ces pauvres seraient aujourd'hui millionnaires s'ils avaient investi dans la compagnie Allergan, fabricant du botox, plutôt que dans la beauté saisonnière de leur visage. Les anges de la rénovation coûtent aussi très cher et leur facture s'ajoute souvent à celle des anges de la réjuvénation.

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Genèse et déclin de la raison intrumentale, par Jean Robert.
«Dans le système technicien, ce que nous appelons encore, à tort je crois, "outil" est porteur d'un triple impératif de désincarnation, de "perte des sens" et de démission des finalités personnelles de nos actes.»

La technique et la chair par Daniel Cérézuelle


Le dossier Chirurgie plastique

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