L’Unesco attribue le nombre de suicides des salariés, sur le lieu même du travail ou à la maison, pour une bonne part à la dégradation des conditions de travail. Une enquête européenne de 1999 montre que 9% des salariés (13 millions) ont fait l’objet d’intimidations* sur leur lieu de travail au cours des douze derniers mois, 2% ont fait l’objet de harcèlement sexuel et 2% de violence physique. De plus en plus répandu, le harcèlement psychologique ou moral s’exerce de façon insidieuse et vise la destruction ou l’aliénation de l’autre. Les victimes sont le plus souvent des femmes* et les persécuteurs, majoritairement des hommes épris de pouvoir. Brimades, quarantaine, agressions verbales, réflexions désobligeantes, tout est bon pour fragiliser et isoler la victime* qui vit chaque jour dans la terreur. Les suicides par perte de l’estime de soi ne sont pas rares, mais sont difficiles à comptabiliser. Le harcèlement sexuel représente une autre facette de la violence et porte atteinte à l’état psychique de la victime.
À partir de quelques situations particulièrement graves où, sur un même lieu de travail, se sont succédés plusieurs suicides de salariés, C. Dejours élabore une typologie* des principaux obstacles que la direction, les syndicats, les collègues et les proches des disparus opposent à l’investigation clinique. Mais il rencontre aussi des difficultés méthodologiques et théoriques spécifiques à l’analyse étiologique du suicide en lien avec le travail. Il faudrait en effet, au terme de l’investigation, pouvoir expliquer pourquoi un sujet en vient au suicide plutôt qu’à une autre forme de compensation. Le plus difficile à élucider est sans doute la part qui, dans l’étiologie d’un suicide au travail, revient aux conflits dans l’espace domestique, d’une part, et aux contraintes de l’organisation du travail, au management et à la gestion ou à l’érosion des solidarités, d’autre part. Suicides et tentatives de suicide* peuvent alors être perçus comme un cri de révolte contre la solitude psychologique croissante qui, dans le contexte d’évolution du travail contemporain, se rapprocherait du concept de «désolation» proposé par Hannah Arendt dans ses écrits de philosophie politique (Travail: usure mentale, nouvelle édition augmentée, Paris, Bayard, 2000; L’évaluation du travail à l’épreuve du réel, Versailles, INRA, 2003).
Un des problèmes des comportements suicidaires liés au travail est celui de l'environnement du travail qui mène au décrochage, à la fatigue et à la dépression* ainsi que la «désolation»(H. Arendt) qui s'en suit. On est habitué à aborder la question du décrochage sous l'angle individuel en offrant un soutien clinique à la personne. «Or, la recherche a démontré qu'il faut s'intéresser en plus à l'environnement de travail. Là aussi se trouve une cause importante d'absentéisme, qui est sous-estimée tant du point de vue médical que de celui des ressources humaines. On constate pourtant que les personnes qui rechutent sont surtout celles qui reviennent au travail alors que les conditions y sont restées les mêmes, tandis que si le cadre de travail s'est amélioré pendant leur absence, le risque de rechute est grandement diminué. Malheureusement, ces changements sont bien souvent un coup de chance. Les gens passent plutôt leur convalescence à craindre le retour au travail, ce qui retarde d'ailleurs leur rétablissement.»
Une catégorie professionnelle particulièrement affectée par l'absentéisme est l'enseignement. «En fait, les deux facteurs les plus fréquemment liés à l'épuisement professionnel sont la charge de travail importante, voire la surcharge pour plusieurs, ainsi que la non-reconnaissance du travail accompli. Ces deux conditions apparaissent souvent ensemble pour constituer un duo toxique: les gens travaillent plus, mais reçoivent moins de marques d'appréciation. Dans ces conditions, il leur devient difficile de justifier des décisions et ils perdent plus facilement le sens de ce qu'ils font, surtout quand on leur demande d'accepter de tout faire. Et lorsque ça éclate, devinez comment on interprète la situation? Pas comme un problème d'organisation déficiente de travail, mais comme un manque de compétence des personnes. Alors vous imaginez la souffrance? (Bruno Lamolet, «Louise Saint-Arnaud. Un partenariat contre le décrochage ... professionnel», Découvrir, vol. 29, n° 4, septembre-octobre 2008, p. 30-33)
Actualités
En France*, le ministre du Travail Xavier Bertrand a annoncé qu'il allait lancer «une enquête nationale» pour combattre le stress au travail qui sera accompagnée d'une grande réforme de la médecine du travail. Cette enquête sera effectuée par l'INSEE avec le concours des partenaires sociaux pour que dans moins d'un an l'on sache exactement de quoi on parle. Les risques psychosociaux et la médecine du travail ont été au cœur de la deuxième conférence sur les conditions de travail du 27 juin 2008. La conférence, réunissant pouvoirs publics et partenaires sociaux, a évoqué le rapport Nasse-Légeron. Leur rapport préconisant notamment de lancer la construction d'un«indicateur global d'observation des risques psychosociaux»
Les syndicats se sont prononcés contre l'idée d'une autopsie psychologique* des suicides au travail, préconisée par le rapport Nasse-Légeron. «C'est dangereux parce qu'on va essayer de chercher dans la vie personnelle des gens s'il y a un lien direct avec le travail. Ça touche à des aspects humains et à la personnalité des gens», déclare la CFDT. «Nous sommes violemment contre, c'est trop traumatisant et culpabilisant pour les proches», dit la CFCT; «Si c'est uniquement scientifique pourquoi pas, mais ça risque d'être une enquête quasi policière», selon FO. CFDT et CFCT ont insisté sur leur volonté d'être associés à l'enquête nationale sur le stress au travail, craignant qu'elle occulte les études précédentes (Sumer, Dares, etc.). (La lettre de l'UNPS, n° 7, septembre 2008).
Voies de transformation du travail et des relations de travail
«L'euphémisation d'un drame tel que l'autolyse en contexte de travail et l'omerta qui peut se déployer au service de postures défensives sont bien plus menaçantes que la parole. Et le soutien psychologique individuel, déconnecté d'une visée de transformation des situations de travail conduit à traiter le symptôme et non ses conditions de production. L'essor de la victimologie dans l'entreprise doit être questionné: s'agit-il de nouvelles techniques de gestion de la plainte au service d'une individualisation du traitement de la souffrance au travail? Loin de l'orthopédie psychologique à visée adaptive qui réduit la subjectivité à un objet de prescriptions censées restaurer le «bien-être» au travail, la clinique du travail ouvre des perspectives alternatives: il s'agit de centrer l'investigation dans les collectifs de travail sur les difficultés liées à l'organisation et aux conditions de l'activité, d'accompagner l'élaboration autour des voies de transformation du travail et des relations de travail. (D. Lhuilier, «Suicides en milieu de travail» dans P. Courtet, Suicides et tentatives de suicide, Flammarion, 2010, p. 219-223)