Le terme «risque» fait référence à deux réalités qui, dans certains cas, se rejoignent. Ainsi, on parle de catégories de personnes qui, dans la population globale, présentent plus de risque suicidaire. Par exemple, les alcooliques et les toxicomanes, les autochtones* et les détenus*, les sidéens et les homosexuels*, les jeunes* et les vieillards*, ceux qui ont déjà fait une tentative de suicide* et les proches des suicidés sont considérés comme plus vulnérables au suicide que les autres individus ou groupes qui constituent la société. Les intervenants qui œuvrent dans ces milieux doivent donc se montrer plus sensibles à ce phénomène et, le cas échéant, mettre en place des mécanismes de prévention* du suicide. Tout au moins, il est important qu’ils connaissent les problèmes sociaux et psychosociaux de ces réseaux et répondent aux besoins qui s’y révèlent en termes de soutien relationnel et de communication.
La deuxième réalité est le facteur risque associé aux conduites extrêmes* (S. Laberge, «Les sports à risque et le rapport à la mort», Frontières, vol. 6, no 3, 1994, p. 13-17). Les médias rapportent comme un fait divers la disparition d’une vingtaine de personnes, victimes du canyoning dans les gorges de Saxet-Bach près d’Interlaken dans le canton de Berne, Suisse, le 28 juillet 1999. Une brusque montée des eaux due à un orage serait la cause de l’accident. Ce sport figure dans la liste des sports extrêmes parmi lesquels on compte le saut à élastique (bonji), diverses formes de parachutisme ou de glisse, le parapente ou les raids. Le saut à élastique consiste à s’élancer dans le vide du haut d’un pont ou d’un viaduc d’au moins cinquante mètres, les pieds attachés à un élastique qui, au bout de sa course, fait vibrer l’adepte et provoque des sensations particulièrement fortes. Certains adeptes de ce jeu en parlent en termes de «simulation de suicide» pendant les premières secondes de la chute. Le saut à élastique provient du bingy, saut initiatique pratiqué par les tribus des Nouvelles-Hébrides. La via ferrata est un sport créé par les chasseurs alpins italiens durant la première guerre mondiale et pratiqué surtout dans les Dolomites. Ces randonnées verticales, exécutées sur des parois très élevées, à l’aide d’échelles et de câbles, appelés «lignes de vie», donnent des sensations fortes d’attraction et de frayeur. Le parapente, né dans les années 1980 de l’idée de s’envoler depuis le sommet d’une montagne plutôt que de sauter d’un avion, est aujourd’hui assujetti aux règlements de la Fédération de vol libre. Le vol libre est né en Australie et deviendra rapidement le deltaplane. Sur l’eau, outre le canyoning, on pratique le rafting. Au dix-neuvième siècle, lors de la conquête de l’Ouest, il s’agissait de descendre une rivière ou un torrent en radeau, remplacé depuis par le canot pneumatique. Le ski extrême consiste à skier dans les endroits les plus difficiles et les plus périlleux. Le raid est un ensemble d’épreuves (automobile, canot, escalade, glissade, etc.) qui comportent chacune un haut degré de risque.
Toutes ces activités sportives à haut risque semblent avoir en commun la poursuite du vertige ou la recherche du grand frisson. Roger Caillois (Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1958) décrit une forme d’activité ludique qu’il nomme ilinx: «Une dernière espèce de jeux rassemble ceux qui […] consistent en une tentative de détruire pour un instant la stabilité de la perception et d’infliger à la conscience lucide une sorte de panique voluptueuse. Dans tous les cas, il s’agit d’accéder à une sorte de spasme, de transe ou d’étourdissement qui anéantit la réalité avec une souveraine brusquerie. Le trouble que provoque le vertige est recherché pour lui-même assez communément […]. Parallèlement, il existe un vertige d’ordre moral, un emportement qui saisit soudain l’individu. Ce vertige s’apparie volontiers avec le goût normalement réprimé du désordre et de la destruction. Il traduit des formes frustes et brutales de l’affirmation de la personnalité. […] Pour couvrir les diverses variétés d’un tel transport qui est en même temps un désarroi, tantôt organique, tantôt psychique, je propose le terme ilinx, nom grec de tourbillon d’eau, d’où dérive précisément, dans la même langue, le nom du vertige (ilingos)» (p. 67-70). Caillois est persuadé «qu’il existe nécessairement, entre les jeux, les mœurs et les institutions, des rapports étroits de compensation et de connivence». Le choix des jeux dans une culture donnée «révèle pour sa part le visage, le style et les valeurs de chaque société». Le sociologue français a même l’idée non seulement d’entreprendre une sociologie des jeux, mais aussi de «jeter les fondements d’une sociologie à partir des jeux» (p. 141-142). Il élaborera l’hypothèse de la consubstantialité du jeu et de la culture («Nature des jeux», dans R. Caillois (dir.), Jeux et sports, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 1967, p. 5-16). Il y a des corrélations à établir entre les jeux à haut risque et la société qui les engendre, entre la relation avec la mort cultivée par les sports à haut risque et celle que la culture contemporaine entretient avec la mort. La revue Frontières consacre un numéro spécial à ce thème (vol. 6, no 3, 1994): P. Baudry, «Les figures de l’extrême» (p. 23-25), S. Laberge, «Les sports à risque et le rapport à la mort» (p. 13-17) et D. Jeffrey, «Passions du risque de David Le Breton» (p. 53-54).
David Le Breton estime qu’à travers une épreuve douloureuse et dangereuse le joueur sollicite symboliquement la mort à la manière d’un oracle ou d’une ordalie qui lui rend un verdict lui garantissant «la légitimité d’exister» et nourrissant «le goût de vivre d’un second souffle» (Passions du risque, p. 13). Un excès d’intégration sociale «suscite donc parfois la réplique d’activités physiques intenses, impliquant des risques non négligeables, comme si l’immersion dans la tranquillité, en suspendant toute lutte délibérée contre l’adversité, incitait l’individu à la recréer de toutes pièces en un temps et en un lieu où il exerce sans entraves son contrôle et sa créativité. Ces loisirs sont propices à une sorte de retrouvailles avec le sens, à la jubilation de sentir l’existence battre en soi» («Les activités à risque: éthique du jeu avec la mort», Cahiers de recherche éthique, no 19, «Le jeu et ses enjeux éthiques», p. 171). La violence des sensations éprouvées permet à certains d’explorer les marges de la condition humaine, hors de tout contexte religieux, et de vivre «une intense expérience spirituelle. Une douleur choisie et maîtrisée par une discipline personnelle dans un but de révélation de soi ne contient qu’une parcelle dérisoire de souffrance, même si elle fait mal. Mais dans des circonstances différentes, par une sorte de sacrifice inconscient, elle offre le paradoxe de protéger l’individu d’une menace terrifiante de destruction de soi, la scarification délibérée est ainsi un paravent contre une souffrance intolérable. Il s’agit alors de se faire mal pour avoir moins mal» («Douleur et anthropologie. Esquisses», Frontières, vol. 17, no 2, 2005, p. 12).
Ces activités sont socialement valorisées et instaurent de nouvelles formes d’héroïsme. Par contre, d’autres conduites à risque, surtout chez les jeunes générations (toxicomanie, tentative de suicide*, vitesse au volant, fugue, anorexie*, etc.), révèlent plutôt un défaut d’intégration sociale ou un «sentiment d’être en marge, de ne pas trouver sa place dans la société». Ce sentiment «induit, sous des formes bien différentes, le même affrontement symbolique avec la mort dans le geste commun de retrouver du sens et de la valeur. Mais si, dans le premier cas, la quête est plutôt celle de la jubilation, dans le second cas, la souffrance est infiniment présente, mêlée parfois intensément au plaisir ressenti» («Les activités à risque: éthique du jeu avec la mort», art. cité). Le rite de passage pourrait servir comme élément d’interprétation de ces conduites extrêmes de jeunes désabusés, mais il faudrait le repenser dans le contexte des sociétés occidentales contemporaines. Il est «un recours à une forme clandestine et solitaire de symbolisation du fait de vivre». Ce rituel individuel relève d’une conduite «inconsciente de sa quête ultime», «émane de la souffrance de ne pas trouver de signification à son existence», apporte une réponse provisoire et insuffisante à la recherche de sa valeur personnelle. Il «est plutôt un rite intime de contrebande» qui permet aux jeunes de réintégrer leur place dans la société» (p. 173-175).
Patrick Baudry, auteur du livre Le corps extrême, aborde la dimension sociale des conduites extrêmes individuelles. Dans ce sens, il manifeste des affinités avec Halbwachs* et Weber, mais sa lecture s’inspire d’une critique radicale du sport. Il présente trois «registres [qui] permettent d’indiquer la prégnance suicidaire dans la société contemporaine» («Les figures de l’extrême. Positionnement d’une recherche», Frontières, vol. 6, no 3, 1994, p. 23). La mise en scène quotidienne du risque suicidaire est manifeste dans les images publicitaires et les revues féminines, dans les revues érotiques et dans les pratiques et représentations sportives. Cependant, on ne saurait confondre les rites détraqués ou déviants du délinquant des banlieues ou du suicidaire avec les pratiques hautement médiatisées des héros de magazine, des recordmen ou des grands aventuriers. Les premiers participent encore à la question de «la mort comme limite, c’est-à-dire [comme] détermination du rapport au monde dans la relation à autrui» ou comme «référenciation fondatrice du lien social». «Le récidiviste des tentatives de suicide ou des équivalents suicidaires […] met violemment en question un ordre relationnel familial et environnemental. En s’exposant à la limite du rapport au monde, il pose la question fondamentale de ce qui tient, institue, l’être en société.» Les performances érotiques, sportives ou aventurières, en revanche, et la souffrance qu’elles réclament sont exaltées comme des formes d’abolition de la limite fondatrice de la mort. «Sous de multiples formes, la réalisation de soi emprunte aujourd’hui la voie de l’autodestruction.» Plus particulièrement, dans la pratique sportive extrême, l’entraînement est «organisé, géré et planifié dans la mort» et décrit en termes sacrificiels (p. 24-25). Le rapport au corps y est tragique et morbide. «Le plaisir sportif s’associe à l’exténuation d’un corps dont il faut se débarrasser. […] La mise en forme du corps peut être comprise comme un mode de disparition du corps» (Le corps extrême, p. 73). Le corps du sportif révèle la logique profonde de la société, «celle d’une mise en forme qui, relevant du déni de la mort et du sexe, altérée et sans rapport à l’altérité, “délivrée” de la limite de l’autre, procède d’un système mortifère» (ibid., p. 84).
Suzanne Laberge estime que les interprétations globalisantes, proposées par Le Breton et Baudry, ne rendent pas assez compte de la diversité des relations que les sportifs entretiennent avec la mort. Celles-ci dépendent des rapports que ces mêmes sportifs ont pu établir, d’après les modèles de leur culture, avec la nature, le monde et leur propre corps mortel. Elles diffèrent d’ailleurs selon l’âge*, le sexe*, la classe sociale ou l’origine ethnique. L’auteur distingue ainsi trois types d’activités physiques qui révèlent chacune un type particulier de rapport à la mort. Nous résumons cette typologie comme suit: 1. activité grisante ou prise de risque sur un mode ludique, jeu avec la mort, l’ultime inconnue; 2. activité extatique ou prise de risque rationnel, oubli stratégique de la mort, l’espace d’un moment, pour une meilleure performance; 3. activité médiatique ou prise de risque à un niveau supérieur, défi de la mort qui, si elle survient, prouve que la limite humaine a été dépassée. Si l’on examine de plus près la typologie de S. Laberge, on observe que le premier type suppose le déni de la mort, tandis que dans les deux autres types d’activités le sportif est conscient de la présence de la mort, mais il l’oublie par calcul ou il repousse le seuil de la mort toujours plus loin. Chacune de ces activités constitue une transgression de l’ordre en ce sens qu’elle franchit le seuil de ce qui est ordinairement accepté et socialement toléré. Elles peuvent par ailleurs répondre à certaines valeurs véhiculées dans la société en général ou dans certains groupes sociaux, par exemple, la réussite ou la performance (toujours plus haut, plus fort et plus vite), le vedettisme ou la starmania, le sensationnalisme ou la recherche du spectaculaire, la publicité, etc. Autrement dit, si les conduites extrêmes subissent la réprobation sociale, sauf dans certains milieux plus restreints, elles appartiennent à la production sociale.
Du point de vue éthique, ce n’est pas la poursuite du vertige, mais sa domination qui caractérise les sports lorsqu’ils sont soumis aux règles rigoureuses de la compétition et de la discipline. Des effets pervers peuvent pourtant se produire, ruiner l’équilibre du corps et provoquer la déroute de la conscience. Ainsi, aussi paradoxalement que cela puisse paraître, l’autoconstruction du corps, si savamment orchestrée, peut aisément entraîner son autodestruction*, lorsque les techniques utilisées à cette fin sont envahies par la chimie. En effet, le dopage a pu mener au sommet de la gloire, mais il marque aussi pour la vie et porte des athlètes compétents et ambitieux jusqu’à l’extrême déchéance physique et morale. Autrefois adulés par les foules, ils subissent maintenant la réprobation publique. Il est aussi fort à craindre que parfois, au sommet du spectacle, la fièvre collective n’envahisse le stade et ne réclame le sang des martyrs, la transgression des règles ou le dépassement des limites. Cependant, la fascination du vide et de la mort ne peut emporter toréros ou athlètes, sinon c’est la fin de leur vie, de leur carrière ou de la faveur populaire.
«Dans certaines activités physiques de haute voltige, les règles du jeu sont plus floues, sont inventées sur le tas ou n’existent tout simplement pas. Le jeu avec la mort devient alors plus turbulent et plus périlleux. La vitesse au volant et bien d’autres conduites similaires se déploient sous le signe de la griserie et de l’ivresse. Le vide de la mort y exerce plus ouvertement son attrait et l’on succombe alors plus facilement à la fascination de la frayeur. Vivre plus dangereusement à des moments choisis de l’existence peut constituer un excellent remède contre la banalité du quotidien. C’est d’ailleurs le sens de la fête qui, par sa démesure, exprime la joie de vivre. Mais quand l’excès occupe brusquement toute la scène, la vie courante devient tout entière risquée. Ainsi, en jouant, le joueur se trouve-t-il déjoué par la mort» (E. Volant, “La griserie de la démesure” Frontières, vol. 6, no 3, 1994, p. 3).
Des distinctions s’imposent, notamment entre les activités ludiques et sportives susceptibles d’engendrer sa propre mort et celles qui risquent d’avoir des conséquences néfastes sur autrui. Le premier principe, utilitariste dans ses fondements, mais qui joue d’une certaine universalité, est celui qui interdit de porter dommage à autrui (do not harm). Pour les activités extrêmes qui causent la mort de son auteur, on peut respecter la liberté du joueur adulte qui s’y engage et dont on doit présumer qu’il est suffisamment éclairé sur les effets éventuellement négatifs de ses exploits. En ce qui concerne les jeunes sportifs, l’autorité des parents, des organisateurs et des entraîneurs est formellement en jeu. Ceux-ci ont des responsabilités éthiques dans le choix des activités physiques afin d’éviter qu’elles entraînent la mort des jeunes acteurs. Les joueurs qui risquent librement leur propre vie et les organisateurs de ces activités extrêmes ont l’obligation formelle de prendre toutes les précautions nécessaires pour ne pas entraîner dans la mort des personnes parmi les spectateurs ou parmi les simples passants.
Il y a sans doute des vies brèves et risquées, inachevées ou brutalement interrompues qui valent plus que certaines existences plus longues dans la durée, mais sans relief et sans envergure, dominées par une timidité médiocre et précautionneuse où toute aventure et démesure sont exclues. Il ne suffit pas d’être en vie, il faut aussi exister et assumer pleinement les risques de l’existence. Éviter tout risque est aussi suicidaire que d’en prendre trop, une vie sans désir de se surpasser est vouée à la mort. Les actes autodestructeurs liés à la surconsommation d’alcool ou de drogue émanent d’un manque d’être. C’est auprès des personnes prises avec des problèmes de dépendance à l’égard de l’alcool ou de substances toxiques que la prévention* prend toute sa signification. Il s’agit non seulement de les aider à trouver un sens à la vie, des espaces de liberté* et d’autonomie*, mais aussi de sortir leurs proches du cercle infernal, du point de vue affectif autant que financier, dans lequel ils sont entraînés, malgré eux et à cause de la conduite extrêmement douloureuse d’un des leurs.