Né le 11 juin 1899 à Osaka deux mois avant le terme, le jeune Kawabata fait «l'expérience de la cruelle répétition du deuil*» (Diane de Margerie, «Préface», Correspondance 1945-1970, p. 8). Son père médecin meurt de tuberculose en 1901 et sa mère le rejoint l'année suivante. Sa grand-mère meurt en 1906, et sa soeur meurt en 1909. Ses grands-parents ne l'emmènent pas à l'enterrement. «Ainsi, n'a-t-il pas pu faire le deuil réel de cette jeune fille qui, élevée d'ailleurs par sa tante, était déjà peu connue de lui et dont il n'a gardé "au fond du coeur aucune image"» (op. cit., p. 11).
Son grand-père était aveugle: «Pendant des années, j'ai vécu en contemplant son visage d'aveugle... Je le regardais d'autant plus qu'il ne pouvait me voir. L'habitude que j'ai acquise depuis de scruter les visages vient sans doute de ce que j'ai vécu pendant des années seul avec un aveugle», avouera-t-il. (op. cit., p. 11). En 1914, il écrit «Journal de ma seizième année» dans lequel il raconte l'histoire de ses rapports avec son grand-père malade «qui ne sent presque plus son corps».
Dans «Lettres à mes parents» (1932-1934), il exprime ce sentiment omniprésent de l'absence: «Père et Mère qui avez fait de moi l'enfant de mon grand-père, ne m'avez-vous pas transmis un sang très pur, à moi qui oscille dans le monde de l'évanescence? [...] Personne au monde n'a plus que vous le don de me plonger dans l'extase du néant [...] Père et mère, reposez en paix, vous qui êtes morts sans avoir laissé à votre unique fils aucun moyen de se souvenir de vous.»
Mishima recommanda Kawabata pour le prix Nobel en ces termes: «Les oeuvres de Monsieur Kawabata allient la délicatesse à la fermeté, l'élégance à la conscience des tréfonds de la nature humaine; leur clarté recèle une insondable tristesse, elles sont modernes quoique directement inspirées de la philosophie solitaire des moines du Japon du Moyen-Âge. La manière dont l'écrivain choisit ses mots démontre à quelle subtilité, à quel degré de sensibilité frémissante peut atteindre la langue japonaise; son style sans pareil est capable, avec une promptitude infaillible, d'aller droit au coeur d'un sujet pour en exprimer la substance - qu'il s'agisse de l'innocence d'une très jeune fille ou de l'effrayante misanthropie du grand âge.» (op. cité, p.19)
Mishima et Kawabata ont entretenu une correspondance épistolaire pendant plus de 25 ans et ont ainsi scellé leur amitié. «On se doute à quel point Kawabata dut être choqué par le suicide dramatique de son ami. Lui, qui avait été son confident, le témoin de son mariage, devait maintenant mener son deuil au cours de ses funérailles. Kawabata n'avait pas caché ses réticences concernant le suicide: "Quel que soit le point d'aliénation que l'on puisse atteindre, le suicide n'est pas une forme de révélation; même s'il se montre digne d'admiration, l'homme qui se suicide est loin d'atteindre au royaume du saint"» (op. cit., p. 23).
Et pourtant, deux ans plus tard, le Maître a choisi la mort dans un petit appartement au bord de la mer, près de Kamakura, le 16 avril 1972.
Dans son roman Tristesse et Beauté, Kawabata fait la mort esquisser ses premiers pas pendant que sonnent les cloches de Kyôto. Oki, le romancier vieillissant, cherche à revoir un ancien amour. Elle avait seize ans, lui plus de trente. Un quart de siècle plus tard, il tente de renouer avec le passé. Mais le destin a placé aux côtés de la femme peintre une élève de dix-sept ans, belle et dévouée à son professeur (traduit du japonais par A. Okada, Albin Michel, «Le Livre de Poche Biblio», 1981).
Extrait d'une de ses dernières lettres adressées à Mishima, le 13 juin 1970:
Au début du mois dernier, je suis resté alité une semaine à Kyôto, ce qui m'a valu, de la part de médecins de tous bords, des réflexions du genre: «Mais il y a une voie d'eau dans la cale!», ou: «Avec un corps pareil, c'est incroyable d'avoir survécu jusqu'à ce jour!» Bref, il paraît que la sénilité me gagne lentement mais sûrement. Cela dit, les gens semblent me juger encore bien énergique, mais cette énergie, je commence à la trouver vieille. En prenant exemple sur votre comportement volontaire, je me demande si je ne pourrais pas me fortifier quelque peu, et guérir ainsi de mon oedème pulmonaire et autres troubles (op. cit., p. 168-169).