Georges Bataille (1897-1962), écrivain français dont l'oeuvre multiple touche, pour une bonne part, aux domaines de l'anthropologie et de la philosophie. Écrivain «maudit», car son langage souvent lié à la souillure et à la pourriture dérange. Il aborde les thèmes de l'érotique et de la transgression dans leur rapport avec le mythe et le sacré. Il nous offre des pages d'une rare profondeur sur la corrélation entre la vie et la mort, «la vie [étant] toujours un produit de la décomposition de la vie» (L'érotisme, Editions de Minuit, «Arguments», 1957 p. 62).
«Toute l'oeuvre de Bataille est centrée sur les thèmes obsédants de l'érotisme et la mort (Histoire de l'oeil, Ma mère). Dans L'expérience intérieure, parue en 1943, il expose et résume l'essentiel de sa thèse. Suivra en 1957, L'érotisme, qui prolongera en la confirmant une réflexion amorcée depuis longtemps et sans cesse renouvelée.» (H. Mitterand, Dictionnaire des grandes oeuvres de la littérature française, p. 71)
De L'érotisme, nous présentons ici plus particulièrement les pages consacrées aux interdits liés à la mort dont l'objet fondamental est la violence. L'interdit et la transgression sont deux opposés inconciliables. Or, l'homme appartient à l'un et à l'autre.
Travail et jeu, raison et violence
« Le monde du travail*et de la raison est la base de la vie humaine, mais le travail ne nous absorbe pas entièrement, et si la raison commande, jamais notre obéissance n'est sans limite. Par son activité, l'homme édifia le monde rationnel, mais toujours subsiste en lui un fond de violence. [...] Dans le domaine de notre vie, l'excès se manifeste dans la mesure où la violence l'emporte sur la raison. Le travail exige une conduite où le calcul de l'effort, rapporté à l'efficacité productive, est constant. Il exige une conduite raisonnable, où les mouvements tumultueux qui se délivrent dans la fête et, généralement, dans le jeu* ne sont pas de mise. [...] La plupart du temps, le travail est l'affaire d'une collectivité, et la collectivité doit s'opposer, dans le temps réservé au travail, à ces mouvements d'excès contagieux dans lesquels rien n'existe plus que l'abandon immédiat à l'excès. C'est-à-dire à la violence. Aussi bien la collectivité humaine, en partie consacrée au travail, se définit-elle dans les interdits, sans lesquels elle ne serait pas devenue ce monde du travail qu'elle est essentiellement.» (op. cit., p.45-47)
Les données préhistoriques de l'interdit lié à la mort
«Tu ne tueras point» et «L'oeuvre de la chair n'accompliras qu'en mariage...» Tels sont les deux commandements fondamentaux qu'apporte la Bible*, et qu'essentiellement, nous ne cessons pas d'observer. Le premier de ces interdits est la conséquence de l'attitude humaine envers les morts.» (p. 48)
L'inhumation , «telle que, dans son ensemble, l'humanité présente ne cesse pas de la pratiquer religieusement, apparaît vers la fin du Paléolithique moyen: peu de temps avant la disparition de l'Homme de Néandertal et la venue d'homme exactement semblable à nous, auquel les préhistoriens (réservant à l'homme plus ancien de nom d'Homo faber) donnent le nom d'Homo sapiens.
L'usage de la sépulture* est le témoignage d'un interdit semblable au nôtre concernant les morts, et la mort. Au moins sous une forme vague, la naissance de cet interdit est logiquement antérieure à cet usage. Nous pouvons même admettre qu'en un sens, d'une manière à peine sensible, telle qu'aucun témoignage n'en put subsister, telle que sans doute elle échappait à ceux qui la vécurent. cette naissance coïncida avec celle du travail. [...] Ce que nous appelons la mort est en premier lieu la conscience que nous en avons. Nous percevons le passage de l'état vivant au cadavre, c'est-à-dire à l'objet angoissant que pour l'homme est le cadavre d'un autre homme. Pour chacun de ceux qu'il fascine, le cadavre est l'image de son destin. Il témoigne d'une violence qui non seulement détruit un homme, mais qui détruira tous les hommes. L'interdit qui s'empare des autres à la vue du cadavre est le recul dans lequel ils rejettent la violence, dans lequel ils se séparent de la violence.» (p. 49-50)
Le primitif s'apercevait que la mort, par sa violence, dérangeait l'ordre de la raison et du travail. Il pouvait sentir «que la mise en ordre du travail lui appartenait, tandis que le désordre de la mort le dépassait, faisant de ses efforts un non-sens. Le mouvement du travail, l'opération de la raison, le servait, tandis que le désordre, le mouvement de la violence ruinait l'être même qui est la fin des oeuvres utiles. L'homme s'identifiant à la mise en ordre qu'opérait le travail, se sépara dans ces conditions de la violence, qui jouait dans le sens contraire.» (p. 51)
L'apaisement de l'angoisse liée à la corruption
La mort de l'un est corrélative de la naissance de l'autre, qu'elle annonce et dont elle est la condition. [...] Elle est tributaire en premier lieu de la mort, qui laisse la place; puis de la corruption, qui suit la mort, et remet en circulation les substances nécessaires à l'incessante venue au monde de nouveaux êtres. Cependant, la vie n'en est pas moins une négation de la mort. Elle est sa condamnation, son exclusion. Cette réaction est plus forte dans l'espèce humaine, et l'horreur de la mort n'est pas seulement liée à l'anéantissement de l'être, mais à la pourriture qui rend les chairs mortes à la fermentation générale de la vie. [...] Pour les peuples archaïques, le moment de l'extrême angoisse demeure liée à la phase de la décomposition [...]. Confusément les survivants voient, dans l'angoisse liée à la décomposition, l'expression de la cruelle rancune et de la haine dont ils sont l'objet de la part du morts, et que les rites de deuil* ont pour fin d'apaiser. Mais ils pensent que les os blanchis répondent à l'apaisement de cette haine.» (p. 62)
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