Fille d’Œdipe* et de Jocaste*. À la mort de ses frères, Étéocle et Polynice, tombés dans un combat fratricide, elle ensevelit ce dernier malgré l’interdiction de son oncle Créon, frère de sa mère. Condamnée à être emmurée, elle se pend. En découvrant sa fiancée pendue, Hémon, fils de Créon et d’Eurydice, se plonge l’épée dans le ventre. Eurydice se donne elle aussi la mort par le glaive, à l’annonce du suicide de son fils. Jean Anouilh, dans le prologue à son Antigone (Paris, La Table Ronde, 1947), esquisse un profil de l’héroïne: «Antigone, c’est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu’elle va être Antigone tout à l’heure, qu’elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu’elle va mourir, qu’elle est jeune et qu’elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n’y a rien à faire. Elle s’appelle Antigone et il va falloir qu’elle joue son rôle jusqu’au bout» (p. 9-10).
Pour J.-P. Vernant, Créon et Antigone incarnent deux types de religiosité. Antigone est la figure d’une religion privée, centrée sur le foyer domestique et le culte des morts, tandis que Créon est le représentant d’une religion publique proclamant les valeurs suprêmes de l’État. Antigone n’aurait donc pas su dépasser son attachement familial (philia) à l’égard de son père Œdipe* et de son frère Polynice. Elle se serait cantonnée dans son rôle privé de fille et de sœur, sous-estimant ses devoirs civiques (J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie dans la Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1972, p. 34). Selon Maryvonne David-Jougneau, par contre (Antigone ou l’aube de la dissidence, Paris et Montréal, Harmattan, «Lecture philosophique», 2000), Sophocle invente précisément le mot autognotos pour caractériser chez Antigone la capacité de déterminer par elle ce qui est bon en se référant à des lois qui, inscrites dans le cœur humain par la divinité, engagent l’humanité tout entière. Antigone est une dissidente au vrai sens du mot, car elle refuse de se soumettre à un ordre injuste et, au-delà de la raison d’État et du droit particulier, elle se laisse guider par des principes de portée universelle.
Dans la plupart des interprétations, Antigone incarne «la supériorité des lois non écrites, des devoirs imprescriptibles sur le reste de la loi promulguée, voire sur l’ordre public. Même pour les meilleures raisons, la cité ne peut exiger de ses sujets une obéissance qui les oblige à enfreindre les principes les plus sacrés. Plutôt mourir en accomplissement de la loi divine, en écoutant la voie suprême de la conscience, que de vivre indigne dans la soumission à la loi inique du pouvoir. Antigone est devenue le nom splendide de juste rébellion, l’anti par excellence et, à suivre la lettre de son nom l’anti-enfantement, devenue plus banalement l’emblème de la résistance à la tyrannie» (T. Hentsch, Raconter et mourir. Aux sources de l’imaginaire occidental, Montréal, Presses de l’université de Montréal, 2002, p. 142). Selon Lacan, «Antigone se présente comme autonomos, pur et simple rapport de l’être humain avec ce dont il se trouve être miraculeusement porteur, à savoir la coupure signifiante, qui lui confère le pouvoir infranchissable d’être envers et contre tout, ce qu’il est. […] Antigone mène jusqu’à la limite de l’accomplissement de ce que l’on peut appeler le désir pur, le pur et simple désir de mor t comme tel. Ce désir, elle l’incarne» (L’éthique de la psychanalyse. Le séminaire, livre VII, Seuil, 1986, p. 328-329).
C'est à l'Antigone de Sophocle (autour de 442 av. J.-C.) «que remontent les différentes lectures qui font d'Antigone la figure emblématique polysémique que nous connaissons aujourd'hui.» Mais qui était donc l'Antigone du V° siècle avant J.-C.?», se demande Anne-Françoise Jacottet, qui tente «de replacer la tragédie qui porte son nom dans le cadre socio-culturel, historique, mais aussi institutionnel pour lequel cette oeuvre a été pensée et conçue.» Or, re-située dans son contexte d'origine, la figure d'Antigone est ambivalente, tout comme les valeurs qu'elle véhicule et les comportements qu'elle adopte. Sophocle a écrit une véritable tragédie, une dramatisation du conflit entre des valeurs opposées, les valeurs de la cité représentées par Créon, et les valeurs familiales aristocratiques:
«En refusant d'enterrer sur le sol de la patrie un traître à la cité et à ses dieux, [Créon] agit en maître de la cité responsable de la destinée de toute la communauté: si une souillure venait à frapper la cité par suite de l'ensevelissement que réclame Antigone, c'est la communauté entière qui ferait les frais des exigences individuelles d'une famille. [...] il n'y a pas un Créon qui a tort, un Créon bourreau, et une Antigone qui a raison et qui est victime. [...] Les deux thèses sont donc, au départ, équilibrées et reflètent par la problématisation qu'elles proposent, le débat démocratique sur la place de la famille et de l'État dans la question de la sépulture.
Si l'équilibre des valeurs représentées est finalement rompu, c'est par l'excès, par la démesure, par l'intransigeance des deux protagonistes. Antigone, aussi bien que Créon, pèche par hybris, par excès orgueilleux. C'est cette attitude extrême des deux antagonistes qui va les conduire tous deux à leur propre perte.» (A.-F. Jaccottet, «Antigone: la création d'une tragédie pour le théâtre athénien» dans Muriel Gilbert (dir.), Antigone et le devoir de sépulture, Genève, Labor et Fides, «Actes et recherches», 2005, p. 27-42)
Selon Hölderlin*, la tragédie grecque «repose sur un dialogue et des choeurs» et «se tient dans la parole brutale qui, plus cohésion que formule, va, visage du partage, du début jusqu'au terme; dans le mode du cheminement, dans le groupement des personnages les uns par rapport aux autres et dans la forme rationnelle [...]. Le mode du cheminement dans Antigone est celui d'une insurrection [,,,] l'informe s'enflamme au contact de ce qui est trop formel. Ce qui est alors caractéristique, c'est par conséquent que tous ceux qui sont compris dans un tel partage [...] se dressent les uns contre les autres, comme des personnages au sens restreint, c'est-à-dire représentatifs - qu'ils prennent une forme spécifique.
«Cette disparition d'Antigone dans l'affirmation de soi Hölderlin la souligne aussi en relevant dans les Remarques sur Antigone, comment Antigone est "devenue pareille au désert". C'est-à-dire comment au plus haut niveau de conscience, la conscience se compare avec l'absence de conscience (le désert), et comment cette absence de conscience prend la forme de la conscience (la vacuité, l'absence de tout contenu). En d'autres termes, comment le trop subjectif est en même temps le trop objectif, comment la plus extrême solitude est en même temps la plus totale dépersonnalisation.» (Jean-Christophe Goddard, Violence et subjectivité. Derrida, Deleuze, Maldiney, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, «Moments philosophiques», 2008, p.30-31)
«Et comment oublier le vers sublime par lequel Antigone répond à Créon (Sophocle, Antigone, 523): "Je suis de ceux qui aiment, non de ceux qui haïssent", traduit Paul Mazon? L'idée est rendue, mais non la densité du vers de Sophocle qui ne compte que cinq mots et doit sa force à l'opposition des deux composés, les verbes haïr (echthein) et chérir (philein), composés l'un et l'autre à l'aide de la même préposition sun-, "avec", qui indique l'accompagnement, le fait d'avoir part à: "Je suis né pour partager non la haine (sunechthein) mais l'amour (sumphilein)."» (J. de Romilly et M. Trédé, Petites leçons sur le grec ancien, Paris, Stock, 2008, p. 84)
Le regroupement de tels personnages est, comme c'est évident dans la tragédie d'Antigone, comparable à une course, où celui qui le premier est à bout de souffle et se heurte à plus fort que lui a perdu [...] La forme rationnelle qui se développe ici tragiquement est politique, et plus précisément républicaine, parce qu'entre Créon et Antigone, entre le formel et le contre-formel, c'est à l'excès que l'équilibre est maintenu à égalité.» (Hölderlin, «Remarques sur Antigone», Oeuvres, publié sous la direction de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 167, p. 964-966) Hölderin a traduit l'Antigone de Sophocle en allemand. De cette traduction, Brecht* s'est inspiré pour son Antigone.
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