L'Encyclopédie sur la mort


Antigone: l'affirmation de soi

Bernard Williams

Bernard Williams donne plus de poids à l'autonomie qu'à l'hétéronomie qui aurait régi la conduite d'Antigone. Celle-ci obéit aux lois non écrites, inscrites dans son coeur par les dieux: de rendre l'honneur de la sépulture à ses proches. Cependant, par son geste, elle déclenche une «affirmation intense de soi» qui la conduira jusqu'à la mort volontaire.
...la conscience [d'Antigone], de toute évidence [est] tournée vers des exigences qui transcendent la simple estime accordée par la société, et, mieux encore, se situe par-delà l'affirmation de soi; c'est ainsi le plus souvent qu'on l'a perçue dans ses avatars postérieurs qui ont été étudiés par George Steiner de façon intéressante (1). Effectivement Antigone se réfère bien, dans le passage très célèbre de la pièce de Sophocle (vers 454-455) « aux lois non écrites, inébranlables, des dieux!» qu'elle oppose aux «défenses» de Créon; et ses derniers mots rendent hommage à la piété. Bien que je ne veuille pas m'attarder sur le personnage d'Antigone, je pense qu'on devrait, en tout état de cause, se demander dans quelle mesure elle transcende l'affirmation de soi, et de quelle manière.

On ne voit pas Antigone* prendre sa décision : c'est une nouvelle Antigone qui arrive toute décidée, et dès ses premières tirades, on entend une affirmation de soi dissonante, plutôt que la simple reconnaissance d'un devoir à accomplir :

Et voilà, m'assure-t-on, ce que le noble Créon nous aurait ainsi défendu, à toi comme à moi - à moi! (2)

L'impression produite par ces vers se confirme, un peu plus tard, lorsqu'elle refuse avec mépris le soutien d'Ismène. À la racine de son action, il semble qu'il y ait non seulement un projet pour lequel elle est prête à mourir, mais un projet de mort. Elle est amoureuse de la mort de son frère (2).

Par suite de tout ce qui en a été dit depuis lors, en particulier à cause de Hegel, on a tendance à considérer l'Antigone de Sophocle comme une œuvre de morale politique. On est conduit à cette interprétation par les circonstances et par la nature du défi d'Antigone; or, on sera surpris de découvrir, si on y regarde de près, que dans la représentation qu'Antigone donne d'elle-même, il y a moins de matière à illustrer cette interprétation qu'on aurait pu le penser. Je soupçonne en fait qu'Antigone - l'Antigone de Sophocle, si tant est qu'elle existe encore - ressemble plus encore à son Électre, personnage lui aussi manifestement obsédé par une idée, que les relations de chacune d'elles à sa sœur le laissaient déjà supposer. Il est vrai, évidemment, que lorsqu'Antigone obtient ce qu'elle cherchait, elle le fait en toute noblesse, alors que pour Électre la nuit de la fin est plus noire qu'au début parce que sa haine a été noyée dans le sang. Mais l'obstination de Créon ne suscite pas seulement une noble réponse de la part d'Antigone. Elle déclenche une affirmation de soi intense qui ne demandait qu'à s'exprimer et le fait que sa fin puisse signifier ce qu'elle signifie (et, plus encore, ce qu'elle en est venue à signifier) est, en un sens, un coup de chance pour Antigone.

Notes
1. 1. G. Steiner, Les Antigones, trad. Philippe Blanchard, Paris, Gallimard, 1992.
2. Sophocle, Antigone 31.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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