L'auteur croit à l'importance de la relation entre la manière d'affronter sa propre mort et la nature du lien social forgé dans la communauté des vivants. Toute interrogation sur les questions éthiques, soulevée par la montée en puissance de la médecine et des technologies, nous renvoie à la nécessité d'un enracinement culturel et social.
Entouré de tout un cérémonial, des secours de la religion, en présence du groupe familial grossi d'amis, le voisins, le passage de la vie à la mort se faisait dans une expérience commune, vécue à plusieurs, moins lourde d'être partagée, embellie et adoucie par ses rites d'accompagnement* dicible dans un vocabulaire commun, à travers un répertoire de symboles et selon un code social bien établi (23). Ni le mourant ni ses proches n'étaient abandonnés à la détresse dans la solitude et le silence, mis à l'écart du groupe. Parfois la communauté était obligée de prendre une décision terrible, pour hâter l'issue et éviter une horrible agonie à l'enragé; elle savait alors, bon gré, mal gré, se décider à agir et en porter le poids (24). Mais il était aussi habituel de chercher à se préparer pour son propre compte à ce qui viendrait un jour, peut-être à l'improviste, de manière soudaine: on méditait le mystère de la Passion du Christ, on lisait et récitait des pièces de lamentation ou de consolation célébrant des morts illustres, on se pénétrait des recommandations dispensées en cent arts de mourir où s'entrelaçaient paroles émouvantes et images édifiantes. Ainsi la mort était doucement présente dans la vie, l'une à l'autre étroitement unies, comme le dit dans son titre un texte de la Renaissance : Art et science de bien vivre et de bien mourir*, un vaste programme.
Cette manière de voir les choses nous est à présent devenue étrangère, pour notre malheur, je crois. Chacun cherche à fuir le plus longtemps possible ce terrible affrontement, en s'entretenant dans l'illusion d'une jeunesse, d'une beauté conservées. Autour des mourants s'installe l'abandon affectif, dans un silence pétrifié d'angoisse et de douleur, à travers l'affairement des soins, inutiles pour le malade souvent, nécessaires aux soignants et à la famille pour se convaincre d'avoir bien "tout fait" jusqu'au bout, pour se protéger encore un instant de la mort à venir, si proche, trop proche. Dans une étude admirable par sa sérénité tranquille et la fraîcheur de ses convictions rationalistes, l'une et l'autre étonnantes chez un homme né en 1897, écrivant en 1982, Norbert Elias, sans aucune complaisance pour les consolations de la religion ou les illusions de toute forme d'immortalité, nous rappelle que «la mort est un problème des vivants», que sa forme variable est apprise du groupe social (comme l'est d'ailleurs la maladie dans ses manifestations et dans la manière d'y répondre) (26). Mais notre propre société est devenue malhabile à nous apprendre la mort à venir, d'où «l'incapacité d'apporter à des mourants l'aide et l'affection dont ils ont le plus grand besoin au moment de prendre congé des humains - justement parce que la mort de l'autre apparaît comme une prémonition de sa propre mort». Elias remarque que l'acceptation paisible de sa propre mort tient aussi dans la nature des liens noués avec autrui, dans les procédures d'échange établies entre les générations, ces «dépendances réciproques fondamentales des hommes, des êtres humains de l'avenir par rapport à ceux du passé, de ceux du passé par rapport à ceux de l'avenir (27).
Notes
(23) On connaît la somme de recherches consacrées à ce thème par Philippe Ariès : Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Le Seuil, 1975; L'Homme devant la mort, Le Seuil, 1977. Ariès fut remarquablement, comme l'a vu Foucault, «un des inventeurs de cette histoire qui raconte ce que l'homme fait de lui-même comme espèce vivante: natalité, enfance et, maintenant, dans un travail monumental, la mort» (Foucault (M.), «Une érudition étourdissante», Le Matin, 20 janvier 1978). L'art, sous ses formes diverses (peintures représentant la danse macabre, gravures illustrant les innombrables Arts de mourir, sculptures et architectures funéraires, musiques liturgiques de Requiem et Déploration "tombeaux" poétiques, etc.), a longtemps contribué à maintenir des modes d'échange entre le vif et le mort, à permettre au vivant d' "apprivoiser" la mort, selon le mot d'Ariès.
(24) Castan (Y.), "Politique et vie privée", in Ariès (P.) et al., Histoire de la vie privée, t. 3, De la Renaissance aux Lumières, Le Seuil, 1986, p. 40-44.
(25) Chartier (R,), «Normes et conduites: les arts de mourir, 1450-1600» (1976), repris dans son ouvrage Lectures et lecteurs dans la France de l'Ancien Régime, Le Seuil, 1987, p. 125-163.
(26) Voir par exemple Augé (M.) (ed,) Interpreting Illness (History and Anthropology, t. 2, I, septembre 1983).
(27) Elias (N.), La solitude des mourants, trad, Christian Bourgeois, «Détroits», 1987, p. 14, 21, 50.