Ambulancier à Venise, le jeune soldat Green reçoit la nouvelle du décès de sa soeur Retta. Dans son Journal, il décrit l'ambiguïté des sentiments qui l'animent. D'une part, une tristesse momentanée et, d'autre part, une sensation physique de bonheur et de volupté d'être en vie. La jouissance, qui l'envahit durant la nuit, lui donne un goût amer de culpabilité* Il se l'explique pourtant : la distance le séparait de la maison familiale où il avait vécu la proximité intime des siens. La vraie douleur viendra plus tard.
Un soir de janvier 1918, alors que j'entrais dans la salle à manger, on me remit mon courrier: deux lettres de Paris. Je reconnus l'écriture de mon père et me retirai dans une autre pièce. Ces lettres, je les ai encore, sages, tristes, résignées, avec leus lignes bien droites et leurs mots choisis avec soin. Ma sœur Retta était morte, à l'hôpital de Neuilly. Elle avait beaucoup souffert, mais ne s'était jamais plainte. Ses dernières paroles avaient été une petite prière d'enfant, pleine de confiance, la prière de l'enfant qui s'endort. Parce qu'elle était morte au service de la France, elle avait eu un enterrement militaire. Des soldats français à l'église protestante de l'avenue de l'Alma ...
Je sortis et fis le tour de la maison. J'entendais les garçons qui riaient et criaient dnns la salle à manger et pendant quelques minutes, la vie me parut n'avoir aucun sens. Retta avait vingt-deux ans. Pourquoi était-elle morte? Pourquoi elle qui n'avait jamais fait que du bien? Pourquoi était-elle venue au monde si c'était pour le quitter si vite? Ces questions tournoyaient dans ma tête et me laissaient douloureusement perplexe. Où était la justice? Où la bonté? Je n'osai accuser la Providence, mais je sentis quelqne chose en moi chavirer. J'avais mal. Rentrant chez moi, j'écrivis à mon père. Peu à peu seulement, je me rendis compte de l'étendue de ma souffrance. C'était en vain qne je me disais que la nouvelle était fausse, qne Papa s'était trompé. Elle était vraie et elle me parut scandaleuse, oui, scandaleuse, parce que ce n'était pas juste. Je ne savais pas encore que toute mort est un scandale, et quelque douleur que je ressentisse, je ne versai pas une larme.
Cette nuit qui apprit la mort de ma sœur était une nuit d'hiver qui ressemblait à une nuit de printemps. L'air plein de douceur me caressait le visage et les mains, et au plus fort de mon chagrin, je sentais le bonheur de mon corps. Avec cette lettre terrible entre les doigts, j'étais heureux d'être en vie. Si je ne le disais pas, je serais bien hypocrite ou bien aveugle, mais je veux aller plus loin: il y avait dans la nuit quelque chose de voluptueux qui grisait ma tristesse. Cela est difficile à dire et je m'accusai durement de manquer de cœur, ne sachant pas que la vraie souffrance viendrait plus tard, lorsque j'aurais exploré cette nouvelle dans toute son étendue. Alors seulement, je serais atteint, mais ceci est indiscutable, que la distance qui me séparait de Neuilly atténuait la douleur. Lorsque je revins à Paris, ne voyant pas ma sœur, je crus vraiment et compris tout au fond de mon cœur qu'elle était morte, et ce fut alors que j'eus le plus de peine. Car enfin, qu'est-ce que c'était qu'une lettre, une petite lettre sur papier bleu pâle? Ce ne pouvait être la mort. La mort, c'était l'absence, et l'absence, il fallait que je la touche et que je la voie pour y croire. Une lettre ne rendait pas ma pauvre sœur plus absente ce soir-là que la veille. Elle n'était pas près de moi le jour précédent, elle ne l'était pas moins ni plus aujourd'hui. Rien n'était changé ici. Les garçons riaient comme à l'ordinaire. Où était la mort? La mort était inimaginable. Je pris mon deuil dans le silence. Pendant plusieurs jours, je n'ouvris pas la bouche.
Personne ne sut ce qui m'était arrivé. À qui l'aurais-je dit? Je ne pouvais me confier à aucun de ces garçons, pas même à James, tout à ses amours malheureuses. Qu'est-ce que cela pouvait faire à qui que ce soit que ma sœur fût morte? J'écrivis cependant au Père X. pour lui dire que Retta était maintenant au Paradis, mais sa réponse qui ne tarda pas me glaça: on pouvait espérer qu'elle était sauvée. La lettre me glissa des doigts.
(Julien Green, Mille chemins ouverts, Paris, Grasset, 1964, p. 67-69)
Je sortis et fis le tour de la maison. J'entendais les garçons qui riaient et criaient dnns la salle à manger et pendant quelques minutes, la vie me parut n'avoir aucun sens. Retta avait vingt-deux ans. Pourquoi était-elle morte? Pourquoi elle qui n'avait jamais fait que du bien? Pourquoi était-elle venue au monde si c'était pour le quitter si vite? Ces questions tournoyaient dans ma tête et me laissaient douloureusement perplexe. Où était la justice? Où la bonté? Je n'osai accuser la Providence, mais je sentis quelqne chose en moi chavirer. J'avais mal. Rentrant chez moi, j'écrivis à mon père. Peu à peu seulement, je me rendis compte de l'étendue de ma souffrance. C'était en vain qne je me disais que la nouvelle était fausse, qne Papa s'était trompé. Elle était vraie et elle me parut scandaleuse, oui, scandaleuse, parce que ce n'était pas juste. Je ne savais pas encore que toute mort est un scandale, et quelque douleur que je ressentisse, je ne versai pas une larme.
Cette nuit qui apprit la mort de ma sœur était une nuit d'hiver qui ressemblait à une nuit de printemps. L'air plein de douceur me caressait le visage et les mains, et au plus fort de mon chagrin, je sentais le bonheur de mon corps. Avec cette lettre terrible entre les doigts, j'étais heureux d'être en vie. Si je ne le disais pas, je serais bien hypocrite ou bien aveugle, mais je veux aller plus loin: il y avait dans la nuit quelque chose de voluptueux qui grisait ma tristesse. Cela est difficile à dire et je m'accusai durement de manquer de cœur, ne sachant pas que la vraie souffrance viendrait plus tard, lorsque j'aurais exploré cette nouvelle dans toute son étendue. Alors seulement, je serais atteint, mais ceci est indiscutable, que la distance qui me séparait de Neuilly atténuait la douleur. Lorsque je revins à Paris, ne voyant pas ma sœur, je crus vraiment et compris tout au fond de mon cœur qu'elle était morte, et ce fut alors que j'eus le plus de peine. Car enfin, qu'est-ce que c'était qu'une lettre, une petite lettre sur papier bleu pâle? Ce ne pouvait être la mort. La mort, c'était l'absence, et l'absence, il fallait que je la touche et que je la voie pour y croire. Une lettre ne rendait pas ma pauvre sœur plus absente ce soir-là que la veille. Elle n'était pas près de moi le jour précédent, elle ne l'était pas moins ni plus aujourd'hui. Rien n'était changé ici. Les garçons riaient comme à l'ordinaire. Où était la mort? La mort était inimaginable. Je pris mon deuil dans le silence. Pendant plusieurs jours, je n'ouvris pas la bouche.
Personne ne sut ce qui m'était arrivé. À qui l'aurais-je dit? Je ne pouvais me confier à aucun de ces garçons, pas même à James, tout à ses amours malheureuses. Qu'est-ce que cela pouvait faire à qui que ce soit que ma sœur fût morte? J'écrivis cependant au Père X. pour lui dire que Retta était maintenant au Paradis, mais sa réponse qui ne tarda pas me glaça: on pouvait espérer qu'elle était sauvée. La lettre me glissa des doigts.
(Julien Green, Mille chemins ouverts, Paris, Grasset, 1964, p. 67-69)