L'Autre, c'est la répudiée, la jeune Danoise qui a couché avec l'ennemi durant l'Occupation. La guerre finie, on lui fera payer cher ses liaisons avec de jeunes soldats SS. Une vengeance muette de tout Copenhague. Roger, le jeune Français, qui fut son premier amour, revient. Et puis, un soir, elle est poursuivie par deux jeunes hommes qui connaissent son passé et veulent abuser d'elle. Mais entre le quai et l'eau, le vide s'appelle Dieu.
- Pourquoi m'appelez-vous Frautein ?
- Tu ne comprends donc plus l'allemand? fit derrière elle une voix ironique, presque polie. Se retournant, elle vit un garçon vêtu de toile bleu pâle qui la regardait, les mains dans les poches. Sa figure étroite et avide évoquait irrésistiblement un animal guettant sa proie avec un plaisir cruel. Comme elle faisait mine de s'éloigner, il sauta de côté sans retirer les mains de ses poches et lui barra le chemin.
- Pas si vite, ma jolie. On a. des choses à se raconter.
- Laissez-moi passer, fit Karin d'une voix qui s'étranglait.
A ce moment, le complice du garçon s'approcha d'elle par-derrière et porta des mains énormes aux épaules de la jeune femme.Par un mouvement instinctif, elle plia tout à coup et réussit à s'échapper, mais se rendit compte que dans son affolement elle courait vers le bord du quai. Toute tremblante elle s'arrêta.
Les deux hommes marchaient vers elIe sans hâte, à peu de distance l'un de l'autre, de manière à l'empêcher de fuir si elle tentait de passer entre eux.
Maintenant elle ne songeait qu'à vivre. Ses dents claquaient de terreur. Elle longea d'abord le quai, à deux mètres de l'eau. Les hommes la suivaient du même pas égal qui les rendait si effrayants.
- Pas la peine d'avoir peur, fit le plus jeune d'une voix douce et canaille, on ne te fera pas de mal, au contraire.
- Sûr que j'ai pas envie de te faire du mal, reprit son compagnon, seulement faudra être raisonnable et te laisser faire gentiment cornme avec les Fritz.
Tout en marchant, ils se rapprochaient d'elle et elle doubla le pas le long du quai et si près du bord qu'elle n'osa courir.
- Pas possible, tu veux boire un coup, fit le jeune homme. Tu ferais bien mieux de venir avec nous, ma beauté.
Karin ouvrit la bouche pour appeler au secours, mais elle s'aperçut qu'elle n'avait plus de voix. Pas un son ne sortit de sa gorge. Alors elle se souvint que Mademoiselle Ott non plus n'avait pu crier quand, debout dans le petit couloir et la porte grande ouverte sur le palier, elle, Karin, l'encourageait ironiquement à appeler les voisins.
Elle se mit à courir dans un sens, puis dans l'autre, espérant qu'ainsi elle dérouterait les deux hommes, mais le plus jeune devinait ses mouvements et la serrait de près. Brusquement elle buta contre un grand anneau de métal et, perdant l'équilibre, bascula dans le vide.
La surprise lui arracha un hurlement, libérant sa voix. Il lui sembla qu'elle tombait avec lenteur, comme dans un rêve, et soudain, dans un fracas assourdissant, l'eau glaciale s'ouvrit et se referma au-dessus de sa tête. Une fois, les dents serrées, elle remonta avec une seule pensée dans tout son être : vivre, puis de nouveau, exténuée, elle coula sans se débattre.
Sur le quai, les deux hommes regardèrent l'eau pendant une seconde ou deux. Le plus jeune siffla très doucement pour exprimer sa déception. Cette nuit, elle pourra s'amuser avec les morts, dît-il.
- Restons pas là. fit son compagnon. On se retrouve à Tivoli.
Ils se séparèrent aussitôt et disparurent.
(Julien Green, L'Autre, Paris, Seuil, «Points», 1983, p. 469-471)
- Tu ne comprends donc plus l'allemand? fit derrière elle une voix ironique, presque polie. Se retournant, elle vit un garçon vêtu de toile bleu pâle qui la regardait, les mains dans les poches. Sa figure étroite et avide évoquait irrésistiblement un animal guettant sa proie avec un plaisir cruel. Comme elle faisait mine de s'éloigner, il sauta de côté sans retirer les mains de ses poches et lui barra le chemin.
- Pas si vite, ma jolie. On a. des choses à se raconter.
- Laissez-moi passer, fit Karin d'une voix qui s'étranglait.
A ce moment, le complice du garçon s'approcha d'elle par-derrière et porta des mains énormes aux épaules de la jeune femme.Par un mouvement instinctif, elle plia tout à coup et réussit à s'échapper, mais se rendit compte que dans son affolement elle courait vers le bord du quai. Toute tremblante elle s'arrêta.
Les deux hommes marchaient vers elIe sans hâte, à peu de distance l'un de l'autre, de manière à l'empêcher de fuir si elle tentait de passer entre eux.
Maintenant elle ne songeait qu'à vivre. Ses dents claquaient de terreur. Elle longea d'abord le quai, à deux mètres de l'eau. Les hommes la suivaient du même pas égal qui les rendait si effrayants.
- Pas la peine d'avoir peur, fit le plus jeune d'une voix douce et canaille, on ne te fera pas de mal, au contraire.
- Sûr que j'ai pas envie de te faire du mal, reprit son compagnon, seulement faudra être raisonnable et te laisser faire gentiment cornme avec les Fritz.
Tout en marchant, ils se rapprochaient d'elle et elle doubla le pas le long du quai et si près du bord qu'elle n'osa courir.
- Pas possible, tu veux boire un coup, fit le jeune homme. Tu ferais bien mieux de venir avec nous, ma beauté.
Karin ouvrit la bouche pour appeler au secours, mais elle s'aperçut qu'elle n'avait plus de voix. Pas un son ne sortit de sa gorge. Alors elle se souvint que Mademoiselle Ott non plus n'avait pu crier quand, debout dans le petit couloir et la porte grande ouverte sur le palier, elle, Karin, l'encourageait ironiquement à appeler les voisins.
Elle se mit à courir dans un sens, puis dans l'autre, espérant qu'ainsi elle dérouterait les deux hommes, mais le plus jeune devinait ses mouvements et la serrait de près. Brusquement elle buta contre un grand anneau de métal et, perdant l'équilibre, bascula dans le vide.
La surprise lui arracha un hurlement, libérant sa voix. Il lui sembla qu'elle tombait avec lenteur, comme dans un rêve, et soudain, dans un fracas assourdissant, l'eau glaciale s'ouvrit et se referma au-dessus de sa tête. Une fois, les dents serrées, elle remonta avec une seule pensée dans tout son être : vivre, puis de nouveau, exténuée, elle coula sans se débattre.
Sur le quai, les deux hommes regardèrent l'eau pendant une seconde ou deux. Le plus jeune siffla très doucement pour exprimer sa déception. Cette nuit, elle pourra s'amuser avec les morts, dît-il.
- Restons pas là. fit son compagnon. On se retrouve à Tivoli.
Ils se séparèrent aussitôt et disparurent.
(Julien Green, L'Autre, Paris, Seuil, «Points», 1983, p. 469-471)