Pour Rilke*, « le vivant n'atteint sa pleine intensité que si, à chaque instant, le vécu s'entend en quelque sorte résonner sur le néant [...]. C'est pourquoi il faut, dit Rilke, vivre tout instant comme une joie immense, et cette joie, en même temps, pour qu'elle puisse, et seulement ainsi, atteindre enfin sa plénitude, il faut la vivre aussi comme n'étant déjà que néant, c'est pourquoi il faut, dit Rilke, devancer tout adieu, être vivant en tant qu'Orphée, être mort en tant qu'Eurydice. [...] Rilke disait de ce sonnet qu'il était le plus proche de lui, le plus valable peut-être de tous : nous sommes là en effet au coeur de la poétique rilkéenne - et que faut-il par là entendre ? Ce qu'il faut entendre, et c'est cette troisième chose, [...] c'est que pour Rilke le temps n'existe pas. La vie est en rapport absolu à la mort, pour lui, la vie est en rapport non pas à la vie elle-même, vie d'aujourd'hui à vie d'hier, l'instant présent n'est pas en rapport à l'instant passé, Rilke n'est pas un élégiaque horizontalement de la durée, il est un élégiaque du présent même en tant que ce présent est toujours rapport au néant...»
Devance tout adieu, comme s'il se trouvait derrière
toi, à l'instar de cet hiver qui va se terminer.
Car entre les hivers, il est un tel hiver sans fin
qu'être au-delà de lui, c'est pour ton coeur l'être de tout.
Sois toujours mort en Eurydice - et plus chant que jamais
remonte, et plus louange, ainsi remonte au pur rapport.
Ici, chez les passants, sois, au royaume où tout prend fin,
sois un verre qui sonne et dans le son déjà se brise.
Sois - et sache à la fois la condition qu'est le non-être,
l'infini fondement qu'il est de ta ferveur vibrante,
et donne à celle-ci, unique fois, pleine existence.
A la nature, utilisée ou bien dormante et muette,
à cette ample réserve, à cette inexprimable somme,
ajoute-toi en joie et ne fais qu'un néant du nombre.