Dans la philosophie morale contemporaine, il existe une tendance à revaloriser la honte. Ruwen Ogien consacre un livre à la question: La honte est-elle immorale ? (Bayard, 2002). Après avoir analysé ce sentiment, l'auteur arrive à une conclusion étonnante: «Certains philosophes voudraient, aujourd'hui, reconstruire une éthique de la honte inspirée des anciens Grecs. L'avenir de cette tentative ne me paraît pas du tout prometteur. Je ne crois pas au retour de la honte en tant que sentiment ayant une importance ou une valeur morale. Nous pouvons parfaitement nous passer de la honte, du point de vue moral au moins.» (p. 162)
Parmi ces «certains philosophes», cités par Ogien et qui revalorisent la honte à partir du modèle de la Grèce antique, se trouve Bernard Williams dont nous avons présenté, dans le dossier «honte» de la présente Encyclopédie sur la mort, un texte sur la distinction entre honte et culpabilité*. En lisant les pages qui suivent, le lecteur se rendra compte de la densité et de la complexité éthique du sentiment de honte tel qu'analysé et promu par Williams. Tout en étant accompagné de souffrance, le sentiment de honte, compris avec justesse et assumé avec une sensibilité raisonnable, peut constituer une composante importante de nos décisions d'ordre éthique et un puissant levier dans la gérance de notre vie bonne.
La souffrance éthique
La juste compréhension de la honte devient d'autant plus urgente que la souffrance éthique, liée à la honte, est très présente dans la vie professionnelle de beaucoup d'intervenants, ainsi que Michel Vézina l'observe:
«Il s’agit d’un ressenti douloureux qui survient lorsque le travailleur se trouve confronté à l’impossible arbitrage entre d’une part ce que sa conscience professionnelle lui dicte de faire en fonction des exigences de la situation et, d’autre part, ce que les ressources dont il dispose lui permettent de faire. La notion de ressources couvre ici non seulement les personnes sur qui il peut compter ou encore le matériel mis à sa disposition, mais également le temps qu’il faut pour faire un travail de qualité, c’est-à-dire un travail qui respecte les normes professionnelles ou les règles de métier en pareilles circonstances. Il en résulte un sentiment de honte de trahir ses principes et de s’exposer ainsi au mépris de la part de la clientèle ou même de ses collègues. De façon plus fondamentale, ce qui fait mal au plan de la santé mentale, c’est l’atteinte à l’identité, car faire un mauvais travail dégrade l’image personnelle, mine l’estime de soi, ce qui peut conduire à une réaction dépressive importante, la perte d’estime de soi étant l’antichambre de la dépression*.» («La santé mentale au travail du personnel soignant», Équilibre, vol. 3, n° 2, automne, 2008, p. 6)
Cette souffrance, on pourrait la qualifier d'éthique, si l'on se réfère aux exigences de la vie bonne que ces intervenants ne peuvent atteindre ou du juste qu'ils ne peuvent accomplir. Aujourd'hui, une souffrance éthique particulière se fait sentir chez des professionnels qui, à cause des conditions de travail insatisfaisantes, sont aux prises avec un sentiment d'inachèvement par rapport à leur travail* et par rapport à leur être. Ils éprouvent de la honte face au service médiocre et inefficace qu'ils accomplissent à l'égard de la société. Ils sentent sur eux la pesanteur du regard de leur patron, collègue ou client. Devenus dépendants, parfois d'une façon obsessive, de ce regard d'autrui, ils cherchent à fuir leur travail et leur entourage ou à s'isoler.
Le regard d'autrui
On reproche à la honte son penchant vers le narcissisme, car le sujet éthique, habité par ce sentiment, semble se regarder beaucoup lui-même et se référer constamment à son «moi» pour déterminer ses attitudes et ses actions. On a d'ailleurs la tendance à traiter le sujet, souffrant de honte, pour son hétéronomie ou sa dépendance à l'égard «de ce que les autres pensent de lui». On lui montre du doigt sa soumission à l'opinion publique, son conformisme à la mentalité courante ou aux idées préconçues de son entourage.
Il ne faudrait pourtant pas réduire le sentiment de la honte à la peur d'être vu par l'autre ou d'être découvert par l'autre dans toute sa nudité et toute sa vulnérabilité, à la peur d'être exposé au regard de l'autre et de perdre ainsi tout pouvoir. Nu devant l'autre, on est fragile et impuissant! Certes, le sentiment de honte implique, d'une façon ou d'une autre, l'impact du regard d'autrui sur nous. Mais ce regard, le sujet éthique peut se l'approprier ou l'intérioriser, le déduire ou l'abstraire de ses expériences passées et des réactions d'autrui. Il peut idéaliser, en quelque sorte, ce regard et le garder vivant au plus intime de son coeur. Dès lors, ce regard d'autrui posé sur lui deviendra le regard virtuel d'un témoin imaginaire. Il se pourra, dans certains cas, que ce regard d'autrui soit celui du groupe social auquel le sujet appartient, le regard de ses pères ou de ses pairs. Mais, cet autre n'aura pas besoin d'être un individu situé hors de moi, ni une communauté qui impose ses vues. En somme, ce regard d'autrui sur moi peut être construit par moi-même à partir de mon expérience, de mes rencontres, de mes émotions et de mes réactions antérieures.
On m'objecterait que ce regard n'est plus un regard d'autrui, qu'il est tout simplement mon regard. On me dirait: «ce témoin oculaire, qui loge dans ton coeur, n'est plus autrui, c'est toi!» Et pourtant, ce témoin idéalisé n'est pas moi. Cette sensation du regard d'autrui posée sur moi est la somme des attentes que les autres auraient mises en moi ou des promesses que ma personne aurait pu leur inspirer. Pourquoi n'existerait-il pas une entente tacite entre autrui et moi? Je crois que oui et je pense qu'il m'est possible d'éprouver une honte ou une souffrance éthique devant ce regard intime d'autrui en moi chaque fois que je ne serai pas fidèle à ses attentes ou aux promesses dont il me croira investies. Je ne puis m'empêcher de me souvenir de la parole de Walter Benjamin*: «Sur terre, nous sommes attendus». Le regard des générations précédentes, de nos pères et de nos mères, de nos aïeux, qui ont mis leur espoir en nous, continue de vivre en nous. Nous ne pouvons pas nous dérober à leur regard. Nous ne pouvons pas les décevoir sans souffrir d'un sentiment de honte.
Cependant, ce n'est pas seulement le regard des générations du passé qui, en nous, pourra choisir sa demeure. Il y aura aussi le regard, que les générations contemporaines et futures porteront sur nous et qui pourra nous remplir de la douleur de la honte, dès que nous décevrons leurs attentes manifestes, tacites ou anticipées. Leurs attentes façonnent, de nous et en nous, une image à laquelle il nous serait honteux de ne pas ressembler. «Cela nous regarde» ou «cela ne nous regarde pas», disons-nous souvent en voulant dire «cela ne nous concerne pas» Avons-nous pensé à sa signification première? Les êtres et les choses nous regardent, même s'ils ne parlent pas. Ils sont les témoins vigilants de nos gestes, parfois des témoins historiques. Si les arbres ou les murs pouvaient parler! Devant eux, nous sommes mis à nu. Ils nous regardent, ils s'inquiètent de nous et parfois ils pourraient nous confondre de honte. Ces murs ou ces arbres sont une métaphore du regard du monde, extérieur à nous, que nous pouvons intérioriser et à partir desquels il nous est possible de construire le regard d'autrui, figure morale intérieure. Au sujet de cette figure, Williams écrit:
«En donnant, par le biais des émotions, une idée de ce qu'on est et de ce qu'on souhaite être, elle établit un lien entre l'acte, la personne et le résultat, et aussi entre les exigences éthiques et le reste de la vie» (op. cit., p. 139). Si l'on n'agit pas selon cette image intériorisée, si l'on ne ressemble pas à cette image, si l'on n'est pas ce que l'on souhaite être, il est tout à fait convenable d'avoir honte. Le regard d'autrui posé sur moi n'en est pas un de complaisance. Autrui intériorisé pourra compatir avec moi, mais je ne pourrai pas ruser avec celui qui séjourne au fond de moi, car son oeil, aussi empathique qu'il soit, est indéfectible.
Dans le régime de la honte, le regard d'autrui construit en nous, cumul de toutes nos expériences et de toutes nos émotions, des regards posés sur nous, n'est pas un regard hostile comme dans le régime de la culpabilité. Il est le regard de celui qui nous veut du bien et dont, par conséquent, nous pouvons accepter et respecter les réactions à nos comportements ou à notre manière de gérer notre vie bonne. Dans toute sa complexité, cet autrui logé en nous est une figure morale avec qui nous pouvons entrer en dialogue constant: que devrais-je faire? qu'est ce que j'aurais pu ou dû faire? comment aurais-je pu faire autrement? que puis-je faire de la honte que je ressens au plus profond de moi et qui me fait souffrir?». Cet autrui est quelqu'un qui respecterait aussi mon regard sur lui et mes réactions face à sa conduite.
On m'objecterait: le dialogue «réel», interpersonnel ou en équipe, pourrait aisément jouer ce rôle au lieu de ce dialogue intérieur avec un témoin construit par ton imagination. Je n'exclus pas ce dialogue et le pratique, mais il ne me suffit pas dans mes décisions existentielles ou dans les grands enjeux sociaux contemporains. Au plein coeur de mes discussions avec autrui et en plein processus de décision en équipe, j'ai besoin de me référer à ce regard pénétrant, à la fois masculin et féminin, juste et tolérant, mais fragile et vulnérable lui aussi, car il n'a pas la prétention de tout savoir, de vouloir tout mener, il n' est ni dogmatique, ni partisan, ni militant, ni polémique, il n'est pas mon patron, encore moins un dieu.
Le regard de l'autre peut m'anéantir ou m'effondrer. Il faut se mettre en garde contre l'effet dévastateur ou pulvérisant du regard qui méprise ou dédaigne l'autre. La victime* de ce regard éhonté se sent poussière et n'a qu'un seul goût, celui de s'effacer ou de disparaître. La honte est un des facteurs qui peut mener au suicide. Le regard qui tue est un regard ennemi, extérieur à moi. À l'autre extrémité, il y a l'autre (extérieur à moi ou au-dedans de moi) qui me regarde. Je l'intéresse. Je suis «quelqu'un» à ses yeux. Ce regard, réel ou virtuel, me stimule, me fait agir et vivre, me fait être (au lieu de disparaître). C'est le regard de celui qui croit en moi, qui manifeste sa confiance en moi. Ce regard est important pour la suite de mon existence. Il peut arriver aussi que je lis dans ce regard la déception que je lui cause, déception légitime ou déception injustifiée, c'est à moi qu'il appartiendra de l'interpréter et de faire les distinctions qui s'imposent.
Honte et culpabilité
Le sentiment de la honte ne nous place pas dans le régime de l'agressivité, de la colère, de l'hostilité ou de la compétition qui caractérisent la culpabilité. Atteints par la honte, nous ne sommes pas régis par les figures de la réparation, du rachat, de la dette ou du sacrifice afin de payer pour nos fautes et afin de nous faire pardonner. Le regard d'autrui en nous, et la honte qui en résulte, sont une forme d'auto-protection. Nul besoin d'auto-punition, ni de réprobation sociale, qui réfère à une mentalité disgracieuse du pouvoir, politique ou religieux, qui n'est pas celui de l'éthique, ni celui de l'esthétique. La honte trouve son pareil dans la grâce, la libre gratuité. Nous pouvons être intérieurement blessés par ce regard du témoin virtuel. Il nous faut sans doute du temps et, à des moments plus critiques. de l'aide extérieure pour guérir nos plaies. Mais les attentes et les promesses, inscrites en nous par le regard de l'autre demeurent toujours disponibles.
La honte conviendrait-elle davantage au registre de la vie bonne, tandis que la culpabilité appartiendrait davantage au registre du juste à faire? Une autre étude s'impose ici. Cependant, comme nous le recommande Williams, il faut éviter de pousser trop loin la distinction entre culpabilité et honte.
En conclusion, la honte me paraît être une qualité de la sensibilité éthique dont la société contemporaine a tant besoin. De ce point de vue, la pensée de Williams, que j'ai essayé de traduire et d'interpréter à ma manière, est inspirante:
«Le pouvoir de la raison n'est pas suffisant par lui-même pour distinguer le bien du mal. [...] et même si ce pouvoir était suffisant, il ne serait guère en mesure de se traduire clairement dans la pratique, il nous faut alors espérer qu'il y a un autrui intériorisé qui incarne une authentique pesanteur sociale. Sans cette présence interne, les certitudes d'un code personnel autonome peuvent devenir difficile à distinguer d'un égotisme moral porté à un degré insensé.» (op. cit., p. 137)
La souffrance éthique
La juste compréhension de la honte devient d'autant plus urgente que la souffrance éthique, liée à la honte, est très présente dans la vie professionnelle de beaucoup d'intervenants, ainsi que Michel Vézina l'observe:
«Il s’agit d’un ressenti douloureux qui survient lorsque le travailleur se trouve confronté à l’impossible arbitrage entre d’une part ce que sa conscience professionnelle lui dicte de faire en fonction des exigences de la situation et, d’autre part, ce que les ressources dont il dispose lui permettent de faire. La notion de ressources couvre ici non seulement les personnes sur qui il peut compter ou encore le matériel mis à sa disposition, mais également le temps qu’il faut pour faire un travail de qualité, c’est-à-dire un travail qui respecte les normes professionnelles ou les règles de métier en pareilles circonstances. Il en résulte un sentiment de honte de trahir ses principes et de s’exposer ainsi au mépris de la part de la clientèle ou même de ses collègues. De façon plus fondamentale, ce qui fait mal au plan de la santé mentale, c’est l’atteinte à l’identité, car faire un mauvais travail dégrade l’image personnelle, mine l’estime de soi, ce qui peut conduire à une réaction dépressive importante, la perte d’estime de soi étant l’antichambre de la dépression*.» («La santé mentale au travail du personnel soignant», Équilibre, vol. 3, n° 2, automne, 2008, p. 6)
Cette souffrance, on pourrait la qualifier d'éthique, si l'on se réfère aux exigences de la vie bonne que ces intervenants ne peuvent atteindre ou du juste qu'ils ne peuvent accomplir. Aujourd'hui, une souffrance éthique particulière se fait sentir chez des professionnels qui, à cause des conditions de travail insatisfaisantes, sont aux prises avec un sentiment d'inachèvement par rapport à leur travail* et par rapport à leur être. Ils éprouvent de la honte face au service médiocre et inefficace qu'ils accomplissent à l'égard de la société. Ils sentent sur eux la pesanteur du regard de leur patron, collègue ou client. Devenus dépendants, parfois d'une façon obsessive, de ce regard d'autrui, ils cherchent à fuir leur travail et leur entourage ou à s'isoler.
Le regard d'autrui
On reproche à la honte son penchant vers le narcissisme, car le sujet éthique, habité par ce sentiment, semble se regarder beaucoup lui-même et se référer constamment à son «moi» pour déterminer ses attitudes et ses actions. On a d'ailleurs la tendance à traiter le sujet, souffrant de honte, pour son hétéronomie ou sa dépendance à l'égard «de ce que les autres pensent de lui». On lui montre du doigt sa soumission à l'opinion publique, son conformisme à la mentalité courante ou aux idées préconçues de son entourage.
Il ne faudrait pourtant pas réduire le sentiment de la honte à la peur d'être vu par l'autre ou d'être découvert par l'autre dans toute sa nudité et toute sa vulnérabilité, à la peur d'être exposé au regard de l'autre et de perdre ainsi tout pouvoir. Nu devant l'autre, on est fragile et impuissant! Certes, le sentiment de honte implique, d'une façon ou d'une autre, l'impact du regard d'autrui sur nous. Mais ce regard, le sujet éthique peut se l'approprier ou l'intérioriser, le déduire ou l'abstraire de ses expériences passées et des réactions d'autrui. Il peut idéaliser, en quelque sorte, ce regard et le garder vivant au plus intime de son coeur. Dès lors, ce regard d'autrui posé sur lui deviendra le regard virtuel d'un témoin imaginaire. Il se pourra, dans certains cas, que ce regard d'autrui soit celui du groupe social auquel le sujet appartient, le regard de ses pères ou de ses pairs. Mais, cet autre n'aura pas besoin d'être un individu situé hors de moi, ni une communauté qui impose ses vues. En somme, ce regard d'autrui sur moi peut être construit par moi-même à partir de mon expérience, de mes rencontres, de mes émotions et de mes réactions antérieures.
On m'objecterait que ce regard n'est plus un regard d'autrui, qu'il est tout simplement mon regard. On me dirait: «ce témoin oculaire, qui loge dans ton coeur, n'est plus autrui, c'est toi!» Et pourtant, ce témoin idéalisé n'est pas moi. Cette sensation du regard d'autrui posée sur moi est la somme des attentes que les autres auraient mises en moi ou des promesses que ma personne aurait pu leur inspirer. Pourquoi n'existerait-il pas une entente tacite entre autrui et moi? Je crois que oui et je pense qu'il m'est possible d'éprouver une honte ou une souffrance éthique devant ce regard intime d'autrui en moi chaque fois que je ne serai pas fidèle à ses attentes ou aux promesses dont il me croira investies. Je ne puis m'empêcher de me souvenir de la parole de Walter Benjamin*: «Sur terre, nous sommes attendus». Le regard des générations précédentes, de nos pères et de nos mères, de nos aïeux, qui ont mis leur espoir en nous, continue de vivre en nous. Nous ne pouvons pas nous dérober à leur regard. Nous ne pouvons pas les décevoir sans souffrir d'un sentiment de honte.
Cependant, ce n'est pas seulement le regard des générations du passé qui, en nous, pourra choisir sa demeure. Il y aura aussi le regard, que les générations contemporaines et futures porteront sur nous et qui pourra nous remplir de la douleur de la honte, dès que nous décevrons leurs attentes manifestes, tacites ou anticipées. Leurs attentes façonnent, de nous et en nous, une image à laquelle il nous serait honteux de ne pas ressembler. «Cela nous regarde» ou «cela ne nous regarde pas», disons-nous souvent en voulant dire «cela ne nous concerne pas» Avons-nous pensé à sa signification première? Les êtres et les choses nous regardent, même s'ils ne parlent pas. Ils sont les témoins vigilants de nos gestes, parfois des témoins historiques. Si les arbres ou les murs pouvaient parler! Devant eux, nous sommes mis à nu. Ils nous regardent, ils s'inquiètent de nous et parfois ils pourraient nous confondre de honte. Ces murs ou ces arbres sont une métaphore du regard du monde, extérieur à nous, que nous pouvons intérioriser et à partir desquels il nous est possible de construire le regard d'autrui, figure morale intérieure. Au sujet de cette figure, Williams écrit:
«En donnant, par le biais des émotions, une idée de ce qu'on est et de ce qu'on souhaite être, elle établit un lien entre l'acte, la personne et le résultat, et aussi entre les exigences éthiques et le reste de la vie» (op. cit., p. 139). Si l'on n'agit pas selon cette image intériorisée, si l'on ne ressemble pas à cette image, si l'on n'est pas ce que l'on souhaite être, il est tout à fait convenable d'avoir honte. Le regard d'autrui posé sur moi n'en est pas un de complaisance. Autrui intériorisé pourra compatir avec moi, mais je ne pourrai pas ruser avec celui qui séjourne au fond de moi, car son oeil, aussi empathique qu'il soit, est indéfectible.
Dans le régime de la honte, le regard d'autrui construit en nous, cumul de toutes nos expériences et de toutes nos émotions, des regards posés sur nous, n'est pas un regard hostile comme dans le régime de la culpabilité. Il est le regard de celui qui nous veut du bien et dont, par conséquent, nous pouvons accepter et respecter les réactions à nos comportements ou à notre manière de gérer notre vie bonne. Dans toute sa complexité, cet autrui logé en nous est une figure morale avec qui nous pouvons entrer en dialogue constant: que devrais-je faire? qu'est ce que j'aurais pu ou dû faire? comment aurais-je pu faire autrement? que puis-je faire de la honte que je ressens au plus profond de moi et qui me fait souffrir?». Cet autrui est quelqu'un qui respecterait aussi mon regard sur lui et mes réactions face à sa conduite.
On m'objecterait: le dialogue «réel», interpersonnel ou en équipe, pourrait aisément jouer ce rôle au lieu de ce dialogue intérieur avec un témoin construit par ton imagination. Je n'exclus pas ce dialogue et le pratique, mais il ne me suffit pas dans mes décisions existentielles ou dans les grands enjeux sociaux contemporains. Au plein coeur de mes discussions avec autrui et en plein processus de décision en équipe, j'ai besoin de me référer à ce regard pénétrant, à la fois masculin et féminin, juste et tolérant, mais fragile et vulnérable lui aussi, car il n'a pas la prétention de tout savoir, de vouloir tout mener, il n' est ni dogmatique, ni partisan, ni militant, ni polémique, il n'est pas mon patron, encore moins un dieu.
Le regard de l'autre peut m'anéantir ou m'effondrer. Il faut se mettre en garde contre l'effet dévastateur ou pulvérisant du regard qui méprise ou dédaigne l'autre. La victime* de ce regard éhonté se sent poussière et n'a qu'un seul goût, celui de s'effacer ou de disparaître. La honte est un des facteurs qui peut mener au suicide. Le regard qui tue est un regard ennemi, extérieur à moi. À l'autre extrémité, il y a l'autre (extérieur à moi ou au-dedans de moi) qui me regarde. Je l'intéresse. Je suis «quelqu'un» à ses yeux. Ce regard, réel ou virtuel, me stimule, me fait agir et vivre, me fait être (au lieu de disparaître). C'est le regard de celui qui croit en moi, qui manifeste sa confiance en moi. Ce regard est important pour la suite de mon existence. Il peut arriver aussi que je lis dans ce regard la déception que je lui cause, déception légitime ou déception injustifiée, c'est à moi qu'il appartiendra de l'interpréter et de faire les distinctions qui s'imposent.
Honte et culpabilité
Le sentiment de la honte ne nous place pas dans le régime de l'agressivité, de la colère, de l'hostilité ou de la compétition qui caractérisent la culpabilité. Atteints par la honte, nous ne sommes pas régis par les figures de la réparation, du rachat, de la dette ou du sacrifice afin de payer pour nos fautes et afin de nous faire pardonner. Le regard d'autrui en nous, et la honte qui en résulte, sont une forme d'auto-protection. Nul besoin d'auto-punition, ni de réprobation sociale, qui réfère à une mentalité disgracieuse du pouvoir, politique ou religieux, qui n'est pas celui de l'éthique, ni celui de l'esthétique. La honte trouve son pareil dans la grâce, la libre gratuité. Nous pouvons être intérieurement blessés par ce regard du témoin virtuel. Il nous faut sans doute du temps et, à des moments plus critiques. de l'aide extérieure pour guérir nos plaies. Mais les attentes et les promesses, inscrites en nous par le regard de l'autre demeurent toujours disponibles.
La honte conviendrait-elle davantage au registre de la vie bonne, tandis que la culpabilité appartiendrait davantage au registre du juste à faire? Une autre étude s'impose ici. Cependant, comme nous le recommande Williams, il faut éviter de pousser trop loin la distinction entre culpabilité et honte.
En conclusion, la honte me paraît être une qualité de la sensibilité éthique dont la société contemporaine a tant besoin. De ce point de vue, la pensée de Williams, que j'ai essayé de traduire et d'interpréter à ma manière, est inspirante:
«Le pouvoir de la raison n'est pas suffisant par lui-même pour distinguer le bien du mal. [...] et même si ce pouvoir était suffisant, il ne serait guère en mesure de se traduire clairement dans la pratique, il nous faut alors espérer qu'il y a un autrui intériorisé qui incarne une authentique pesanteur sociale. Sans cette présence interne, les certitudes d'un code personnel autonome peuvent devenir difficile à distinguer d'un égotisme moral porté à un degré insensé.» (op. cit., p. 137)