Une première ruse avec la mort consiste à la passer sous silence. De la mort on ne peut rien dire ni rien savoir, car elle échappe à la raison. Elle ne touche pas au coeur de notre existence. Lorsqu'elle advient nous ne serons plus. Confucius dit: «J'ignore tout de la vie. Que saurais-je de la mort?» (cité par Yasunari Kawabata*, «Élégie», La Danseuse d'Izu (1973), Nouvelles traduites du Japonais par Sylvie Renaut-Gatier, S.Susuki et H. Suematsu, Paris, Albin Michel, «Le Livre de Poche Biblio»,1992, p. 46).
Épicure* écrit à Ménécée: «La mort n'est rien pour nous, puisque lorsque nous existons la mort n'est pas là et lorsque la mort est là nous n'existons pas. Donc la mort n'est rien pour ceux qui sont en vie, puisqu'elle n'a pas d'existence pour eux, et elle n'est rien pour les morts, puisqu'ils n'existent plus.» En d'autres mots, il ne peut jamais y avoir un moment de rencontre entre la mort et les humains. En effet, aussi longtemps que les humains sont en vie, la mort est pour eux absente. Et lorsque les vivants ne seront plus, ils seront privés de sensation et ne pourront plus connaître ni éprouver la mort. Dans cette optique, on ne peut rien dire de la mort, car elle échappe complètement à notre expérience. Elle ne nous concerne pas, elle ne touche pas au cœur de notre existence, elle n'est pas grave, car elle est non existentielle, elle est un «non-événement».
En bon épicurien, Jean-Paul Sartre considère lui aussi la mort comme une réalité en dehors de notre existence, une réalité qui échappe à notre liberté et avec laquelle nous ne pouvons établir aucun rapport. La mort ne peut pas donner de sens à notre vie. Bien au contraire, elle lui enlève toute signification. Le fait que nous sommes condamnés à mourir rend notre vie absurde. Si nous parvenons à donner un certain sens à la vie, c'est grâce à certaines zones de notre existence où nous exerçons notre liberté. Avec un peu d'imagination, je puis toujours me représenter mon cadavre, mais une fois mort, je ne verrai plus rien et je n'entendrai plus rien. Le monde continuera pour les autres, mais pas pour moi. Ce sont les autres qui connaîtront ma mort et feront le deuil. (25)
Fait assez surprenant: Hans-Georg Gadamer qui présente la culture et l'art comme une participation au jeu cosmique, semble partager l'agnosticisme d'Épicure et de Sartre à l'égard de la mort. La mort est bien «quelque chose», chacun sait «intuitivement » qu'il a «la mort à subir», mais on ne peut jamais acquérir au sujet de la mort un savoir à partir duquel elle deviendrait «concevable et supportable» (26). Selon ce théoricien de l'herméneutique, les humains sont sans doute capables de pressentir la mort, mais ils ne pourront jamais parvenir à la comprendre et à prononcer sur elle un discours rationnel. La mort est impensable. Cet agnosticisme, ou cette ignorance avouée de la mort , est partagé par des anciens comme Confucius* et Épictète*, par des modernes comme Kant*, par des contemporains comme Wittgenstein* et Jankélévich*. Claire Martin, l'écrivain québécoise se demande : «Qu'est-ce que la mort? Personne ne le saura jamais car elle détruit l'expérience qu'on en pourrait avoir en se produisant. Finalement, ce n'est rien.» (À tout propos, Québec, L'instant même, 2006, p. 140)
Il faut avoir trépassé pour savoir ce que c'est que de «lâcher son dernier souffle», de n'être plus. Les seuls témoins qui pourraient nous en parler ne reviennent plus. Les récits d'état ou de vie posthumes appartiennent à l'imaginaire du religieux ou de l'ésotérisme. Ils sont de l'ordre de la symbolique, de la foi et de l'espérance, mais non pas de la raison. Même dans la tradition chrétienne où l'eschatologie joue un rôle important, la vie après cette vie demeure «inconcevable» par la raison et le «Royaume de Dieu» y est décrit en des termes de paix et de justice ou dépeint en des images bucoliques empruntées à la vie paysanne si elles ne prennent pas des allures apocalyptiques de feu et de destruction.
Mais il s'agit là de la fin des temps ou de la vie de l'individu après la mort et non pas de I'expérience de l'instant final où le vivant rend son dernier soupir, ni de l'expérience de la mort au coeur de la vie. Dans les légendes populaires, la mort elle-même est présentée tantôt sous les aspects lugubres de l'homme à la faux ou d'une sorcière, tantôt sur les traits séducteurs d'un danseur élégant ou d'une jeune dame ravissante. Cet anthropomorphisme de l'imaginaire de la mort nous en apprend beaucoup sur les rapports que les diverses cultures entretiennent avec la mort et sur le sens qu'elles attribuent à la mort, sur la peur et l'attrait que celle-ci inspire. La mort devient alors loquace, le discours que l'on tient sur elle tient non pas de la raison, mais du mythe, de la littérature ou du folklore. Une parole transmise de génération en génération, une tradition orale qui fonde et donne sens à la vie collective.
Épicure, Sartre et Gadamer se prononcent sur la mort en tant que fin de la vie. Or, l'heure du trépas se distingue de l'acte de mourir ou du processus du mourir qui mène un individu vers l'achèvement de sa vie. La mort désigne la fin vers laquelle la vie achemine, mais elle signifie aussi la finitude inscrite dans la condition humaine. «Media vita, in morte sumus" (In the Midst of the Life we are Death) Au coeur même de la vie, nous sommes mortels. Sur ces paroles Nicolas Gombert, né vers 1500 probablement dans le sud des Flandres et élève de Josquin Desprez, a composé d'abord un motet et plus tard une messe. De l'expérience de cette finitude qui, comme êtres mortels, nous enveloppe tout au long de l'existence, peut naître une parole éclairante et libératrice.
La démarche intellectuelle d'Épicure consiste à dire «que toute pensée de la mort qui n'apaise point est par là à rejeter». (25, b.) La pensée de la mort, qui nous angoisse et, de ce fait, entrave notre liberté de penser et d'agir, devient morbide. Une pensée juste ou appropriée de la mort est celle qui nous donne le goût de vivre et d'agir avec plaisir et satisfaction, car dit Épicure à Ménécée : «il ne reste plus rien d'affreux dans la vie quand on a compris qu'il n'y a pas d'affres après la mort.» Pourtant, il n'est pas nécessaire de se taire sur la mort. On peut développer une pensée, dire une parole et élaborer un discours sur la mort sans tomber dans l'angoisse. Refuser toute allusion ou toute pensée au caractère mortel de la vie, c'est faire preuve d'une sensiblerie exagérée et nous priver du pouvoir créateur de la pensée de la mort. La conscience d''être mortels stimulera les humains d'aménager leur espace (leur écoumène) et leur habitat (leur acte d'habiter) en déployant leurs potentialités à l'intérieur des limites de leur destin d'être au monde.
Notes
(25) J.-P. Sartre, L'être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 616-636.
(25, b.) P. Pénisson, «Introduction» dans Épicure, Textes sur le plaisir, Paris, Hatier, 1984, p. 30-32.
En bon épicurien, Jean-Paul Sartre considère lui aussi la mort comme une réalité en dehors de notre existence, une réalité qui échappe à notre liberté et avec laquelle nous ne pouvons établir aucun rapport. La mort ne peut pas donner de sens à notre vie. Bien au contraire, elle lui enlève toute signification. Le fait que nous sommes condamnés à mourir rend notre vie absurde. Si nous parvenons à donner un certain sens à la vie, c'est grâce à certaines zones de notre existence où nous exerçons notre liberté. Avec un peu d'imagination, je puis toujours me représenter mon cadavre, mais une fois mort, je ne verrai plus rien et je n'entendrai plus rien. Le monde continuera pour les autres, mais pas pour moi. Ce sont les autres qui connaîtront ma mort et feront le deuil. (25)
Fait assez surprenant: Hans-Georg Gadamer qui présente la culture et l'art comme une participation au jeu cosmique, semble partager l'agnosticisme d'Épicure et de Sartre à l'égard de la mort. La mort est bien «quelque chose», chacun sait «intuitivement » qu'il a «la mort à subir», mais on ne peut jamais acquérir au sujet de la mort un savoir à partir duquel elle deviendrait «concevable et supportable» (26). Selon ce théoricien de l'herméneutique, les humains sont sans doute capables de pressentir la mort, mais ils ne pourront jamais parvenir à la comprendre et à prononcer sur elle un discours rationnel. La mort est impensable. Cet agnosticisme, ou cette ignorance avouée de la mort , est partagé par des anciens comme Confucius* et Épictète*, par des modernes comme Kant*, par des contemporains comme Wittgenstein* et Jankélévich*. Claire Martin, l'écrivain québécoise se demande : «Qu'est-ce que la mort? Personne ne le saura jamais car elle détruit l'expérience qu'on en pourrait avoir en se produisant. Finalement, ce n'est rien.» (À tout propos, Québec, L'instant même, 2006, p. 140)
Il faut avoir trépassé pour savoir ce que c'est que de «lâcher son dernier souffle», de n'être plus. Les seuls témoins qui pourraient nous en parler ne reviennent plus. Les récits d'état ou de vie posthumes appartiennent à l'imaginaire du religieux ou de l'ésotérisme. Ils sont de l'ordre de la symbolique, de la foi et de l'espérance, mais non pas de la raison. Même dans la tradition chrétienne où l'eschatologie joue un rôle important, la vie après cette vie demeure «inconcevable» par la raison et le «Royaume de Dieu» y est décrit en des termes de paix et de justice ou dépeint en des images bucoliques empruntées à la vie paysanne si elles ne prennent pas des allures apocalyptiques de feu et de destruction.
Mais il s'agit là de la fin des temps ou de la vie de l'individu après la mort et non pas de I'expérience de l'instant final où le vivant rend son dernier soupir, ni de l'expérience de la mort au coeur de la vie. Dans les légendes populaires, la mort elle-même est présentée tantôt sous les aspects lugubres de l'homme à la faux ou d'une sorcière, tantôt sur les traits séducteurs d'un danseur élégant ou d'une jeune dame ravissante. Cet anthropomorphisme de l'imaginaire de la mort nous en apprend beaucoup sur les rapports que les diverses cultures entretiennent avec la mort et sur le sens qu'elles attribuent à la mort, sur la peur et l'attrait que celle-ci inspire. La mort devient alors loquace, le discours que l'on tient sur elle tient non pas de la raison, mais du mythe, de la littérature ou du folklore. Une parole transmise de génération en génération, une tradition orale qui fonde et donne sens à la vie collective.
Épicure, Sartre et Gadamer se prononcent sur la mort en tant que fin de la vie. Or, l'heure du trépas se distingue de l'acte de mourir ou du processus du mourir qui mène un individu vers l'achèvement de sa vie. La mort désigne la fin vers laquelle la vie achemine, mais elle signifie aussi la finitude inscrite dans la condition humaine. «Media vita, in morte sumus" (In the Midst of the Life we are Death) Au coeur même de la vie, nous sommes mortels. Sur ces paroles Nicolas Gombert, né vers 1500 probablement dans le sud des Flandres et élève de Josquin Desprez, a composé d'abord un motet et plus tard une messe. De l'expérience de cette finitude qui, comme êtres mortels, nous enveloppe tout au long de l'existence, peut naître une parole éclairante et libératrice.
La démarche intellectuelle d'Épicure consiste à dire «que toute pensée de la mort qui n'apaise point est par là à rejeter». (25, b.) La pensée de la mort, qui nous angoisse et, de ce fait, entrave notre liberté de penser et d'agir, devient morbide. Une pensée juste ou appropriée de la mort est celle qui nous donne le goût de vivre et d'agir avec plaisir et satisfaction, car dit Épicure à Ménécée : «il ne reste plus rien d'affreux dans la vie quand on a compris qu'il n'y a pas d'affres après la mort.» Pourtant, il n'est pas nécessaire de se taire sur la mort. On peut développer une pensée, dire une parole et élaborer un discours sur la mort sans tomber dans l'angoisse. Refuser toute allusion ou toute pensée au caractère mortel de la vie, c'est faire preuve d'une sensiblerie exagérée et nous priver du pouvoir créateur de la pensée de la mort. La conscience d''être mortels stimulera les humains d'aménager leur espace (leur écoumène) et leur habitat (leur acte d'habiter) en déployant leurs potentialités à l'intérieur des limites de leur destin d'être au monde.
Notes
(25) J.-P. Sartre, L'être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 616-636.
(25, b.) P. Pénisson, «Introduction» dans Épicure, Textes sur le plaisir, Paris, Hatier, 1984, p. 30-32.