L'attitude ancienne, où la mort est proche et familière, est maintenant si effacée de nos moeurs que nous avons peine à l'imaginer et à la comprendre. Quand Ariès appelle la mort ancienne «apprivoisée», il ne veut pas dire qu'elle était autrefois sauvage et qu'elle a été ensuite domestiquée. Il veut dire au contraire qu'elle est aujourd'hui devenue sauvage alors qu'elle ne l'était pas auparavant. «En usant d'une expression («la mort apprivoisée») pour qualifier un Moyen Âge qui pourrait servir de modèle, Ariès, bien entendu sans le vouloir, a pu conforter le discours qui suppose une mort acceptable, aménageable, ou contrôlable. Or, Ariès critiquait précisément cette affectation de tranquillité et de maîtrise qui pouvait conduire à réserver sa tombe comme, disait-il, "on réserve une table pour dîner dans un restaurant"» (P. Baudry*, «Paradoxes contemporains. Nouveaux rapports anthropologiques à la mort» dans F. Lenoir et J.-P. de Tonnac, La mort et l'immortalité. Encyclopédie des savoirs et des croyances, Paris, Bayard, 2004, p. 893)
L'image de la mort que nous prendrons comme point de départ de nos analyses est celle du premier Moyen Age, disons en gros la mort de Roland. Mais elle lui est antérieure: c'est la mort achronique des longues périodes de la plus ancienne histoire, peut-être de la préhistoire. Elle lui a aussi survécu et nous la retrouverons chez le bûcheron de La Fontaine, chez les paysans de Tolstoï * et encore chez une vieille dame anglaise en plein xx°siècle. Mais l'originalité du premier Moyen Age est que l'aristocratie chevaleresque a alors imposé l'imagerie des cultures populaires et orales à une société de clercs lettrés, héritiers et restaurateurs de l'antiquité savante. La mort de Roland est devenue la mort du saint, mais non pas la mort exceptionnelle du mystique, comme celle de Galaad ou du roi Méhaigné. Le saint médiéval a été emprunté par les clercs lettrés à la culture profane et chevaleresque, elle-même d'origine folklorique.
L'intérêt de cette littérature et de cette époque est donc de nous restituer clairement, dans des textes accessibles, une attitude devant la mort caractéristique d'une très vieille et très longue civilisation, qui remonte aux premiers âges et s'éteint sous nos yeux. C'est à cette attitude traditionnelle qu'il faudra toujours se référer tout au long de ce livre pour comprendre chacun des changements dont nous tentons ici l'histoire.
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Ils ne meurent pas n'importe comment: la mort est réglée par un rituel coutumier, décrit avec complaisance. La mort commune, normale, ne prend pas en traître, même si elle est accidentelle à la suite d'une blessure, même si elle est l'effet d'une trop grande émotion, comme cela arrivait. Son caractère essentiel est qu'elle laisse le temps de l'avertissement.
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Ils n'étaient pas pressés de mourir, mais quand ils voyaient l'heure venir, alors sans avance et sans retard, juste comme il fallait, ils mourraient chrétiens. Mais les non chrétiens mourraient aussi simplement.
Pour que la mort fût ainsi annoncée, il fallait qu'elle ne fût pas subite, mors repentina. Quand elle ne prévenait pas, elle cessait d'apparaître comme une nécessité redoutable, mais attendue et acceptée, bon gré malgré. Elle déchirait alors l'ordre du monde auquel chacun croyait, instrument absurde d'un hasard parfois déguisé en colère de Dieu. C'est pourquoi la mors repentina étaient considérée comme infamante et honteuse.
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Le mourant sentant sa fin prochaine prenait ses dispositions. (Gisant au lit), il commence par un rappel triste et discret des choses et des êtres qu'il a aimés, par un raccourci de sa vie, réduite aux images essentielles. [...] Sans doute le mourant s'attendrit-il sur sa vie, sur les biens possédés et les êtres aimés. Mais son regret ne dépasse jamais une intensité très faible par rapport au pathétique de cette époque. Le regret de la vie est donc associé à la simple acceptation de la mort prochaine. Il est lié à la familiarité avec la mort qui restera constant à travers les âges.
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Après son adieu au monde, le mourant recommande son âme à Dieu.
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Après la dernière prière, il ne reste qu'à attendre la mort, et celle-ci n'a désormais plus aucune raison de retarder. On pensait que la volonté humaine pouvait arriver à gagner sur elle quelques instants. [...] S'il arrive que la mort soit plus lente à venir, le moribond l'attend en silence, il ne communique plus désormais avec le monde.
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Aussi bien la distance entre la mort et la vie n'était-elle pas sentie selon le mot de Jankélévitch*, comme une «métabole radicale». Elle n'était pas non plus la transgression violente que Georges Bataille rapprochait de l'autre transgression qu'est l'acte sexuel. On n'avait pas l'idée d'une négative absolue, d'une rupture devant un abîme sans souvenir, On n'éprouvait pas non plus le vertige et l'angoisse existentielle, ou du moins ni l'un ni l'autre n'avaient de place dans les stéréotypes de la mort. En revanche, on ne croyait pas à une survie qui serait simple continuation de la vie d'en deçà.