Aujourd’hui, la mélancolie* risque de disparaître du vocabulaire de la psychiatrie. Et pourtant, épreuve associée à la perte de l’objet aimé, elle est une disposition universelle de la condition humaine et donc un élément structurel de la psyché. Des liens étroits existent entre la souffrance et la culture, entre le malaise et la civilisation, entre la mélancolie et le génie, entre la dépression *et l’expérience créatrice.
Quand mes mains sont libres,
mon âme est libre, je suis libre.
Libérez mes mains, s’il vous plaît,
Que je m’envole ! (Noël Audet)
Sauras-tu jamais ce que mes doigts pensent (Louis Aragon)
La main « comme un regard second », expression évocatrice du jeu de la connaissance, de l’amour et de l’art ! (1) Jumelés l’un à l’autre dans le concert des sens, l’œil et la main ne font qu’un dans le geste créateur. Étrange, cette relation entre la vue et le toucher ! Ainsi, les doigts du potier sans même toucher la statuette « parviennent à sentir ce que les yeux voient. » (2) Étonnamment, Raymond Guillot, « l’aveugle aux doigts de lumière », touchant les trois claviers des orgues de la cathédrale Saint-Louis à Blois, voit les sons sortir de ses mains et répandre leur mélodie à travers la nef et dans la voûte. (3) Comme l’écrivain voit les caractères sortir de ses doigts et s’imprimer sur la page, il les voit former des mots et exprimer un langage. Avec ses doigts, non seulement il parle, mais il voit le sens ou le non-sens se révéler sur le papier, noir sur blanc. Il manifeste (manus – festum), il célèbre des mains. Les mains des poètes et des artistes font la fête, gaspillent du temps, dépensent des mots ou des couleurs, noircissent la page ou épaississent la toile. Elles construisent des phrases ou façonnent les traits d’un visage et d’un paysage. Joyeux ou tristes, les doigts de l’écrivain hantent la plume, part d’oiseau qui laisse sa trace, et se lancent dans une joute, sans merci et sans fin, avec la feuille docile ou rébarbative. Le jour, les mains des poètes déchirent des feuilles griffonnées la nuit et les livrent à la voracité des poubelles. La nuit, les mains des peintres effacent la toile barbouillée la veille, à l’instar de Pénélope qui, pendant vingt ans, aux heures nocturnes, défaisait la toile qu’elle avait tissée aux heures diurnes afin de repousser ses prétendants et d’attendre le retour d’Ulysse. La toile de Pénélope, prise et reprise sans fin, personnalise l’attente patiente et fidèle du momentum tant désiré, celui de l’avènement de la muse et de la catharsis.
L’artiste s’adonne au jeu des mains, manifestation, épiphanie, apparition et dévoilement ! Ses mains manifestent, font la fête sur la pierre, le bois, la toile et le parchemin. Elles lèvent le voile pour voir et faire voir ce qui est caché, pour exposer la part d’ombre qui habite le corps et l’esprit de leur maître ou pour lever discrètement une part du masque qui abrite les êtres et les choses, sans toutefois tout révéler par pudeur pour le mystère. Les yeux signalent au cerveau leur découverte et celui-ci parvient à entrevoir ou à concevoir vaguement ce que les yeux ont aperçu plus clairement. Mais à la grande surprise des yeux, les mains cueillent l’abondance des couleurs tombées et dispersées par terre, les transposent et les composent sur la toile en teintes, valeurs et nuances infinies. Les mains manipulent les couleurs ainsi ramassées et se salissent. Elles gardent la tache de l’huile, de la boue, des cendres et le relent de leurs odeurs dans les couches profondes de leur peau. Elles dévoilent la pluralité des couleurs et la diversité de leur exposition à la lumière et aux ombres. Étonnés, les yeux perçoivent cette opulence étalée. Les impressions rétiniennes, olfactives et tactiles sont transmises au cerveau, mais la langue demeure muette, incapable de les nommer. C’est aux doigts et aux mains qu’il appartient de dispenser et de prodiguer l’ineffable. « Ce n’est qu’avec ce savoir invisible des doigts que l’on pourra un jour peindre la toile infinie des rêves. » (4) Mains savantes et clairvoyantes, subtiles et habiles dont les lignes lisent l’avenir et la bonne aventure, reconnaissent et transposent des signes qui livrent le sens ou le non-sens du monde et de l’existence. L’absurde, c’est ce qui est discordant, c’est ce qui sonne faux à l’oreille sensible et à la raison chargée d’éthique, à l’esprit avide d’authenticité et à l’âme à la fois humble et lucide. L’absurde est la toute première vérité crue, dite sur la condition humaine et dénonçant la sourde stupidité des riches et des puissants qui pensent le bien et l’imposent. Cette vérité-là blesse et rappelle un chant mémorable, celui d’une jeune fille sémite qui magnifie les prouesses de son Dieu renversant les puissants de leur trône et renvoyant les riches les mains vides.
Des mains paysannes
Les doigts de Vincent Van Gogh, qui hantent le fusain ou le pinceau, prolongent le regard que le peintre jette sur une paire de vieux souliers, une chaise ou un lit, un champ de blé, un ciel étoilé, un café la nuit, une femme au tambourin, un tisserand devant son métier, un vieillard penché sur son livre ou une paysanne courbée sur sa pelle. Ses doigts se transforment en instruments de perception, de vision et de connaissance. Ses doigts voient ! Et, à leur tour, les objets, esquissés ou peints, regardent Vincent et lui renvoient sa propre image et sa propre intériorité. Ça le regarde ! Ça le découvre ! Ça le dévoile ! Les êtres et les choses, qui composent la toile et que la toile expose, lui livrent des bribes de son propre tourment, de son émoi et de son désarroi secrets. La toile est empathique et réceptive, car elle saisit la pensée et l’émotion du peintre et se fait miroir. Elle répercute et va jusqu’à visualiser l’état d’âme de Vincent qui s’y reconnaît, comme elle dispose aussi du pouvoir de capter et de refléter la subjectivité d’une personne autre que l’artiste, qui la contemple.
Monstres de tension et de contraction, de saisie et de capture, de contention et de crispation, ces mains de la paysannerie laborieuse du plat pays, dessinées par les doigts besogneux de Vincent durant la première période de sa carrière artistique ! Peindre la vie paysanne est une chose sérieuse et je me reprocherais de ne pas essayer de faire des toiles qui éveillent des pensées sérieuses chez celui qui réfléchit sérieusement sur l’art et sur la vie. (5) Les paysans sont un monde en soi que Vincent veut peindre s’estimant être l’un d’eux, un semblable parmi les semblables, solidaire bien que solitaire, qui pense et sent, laboure et creuse, bûche et gratte, peine et transpire autant qu’eux. Une toile de paysans ne doit pas être parfumée, confie-t-il à son frère. Si la cuisine sent le lard, la fumée, la vapeur des pommes de terre, si l’étable sent le fumier et si le champ répand l’odeur du blé mûr, c’est un signe que la toile déborde de vie et de santé. Les couleurs que les mains de Vincent ont cueillies sentent la terre. La toile sent les mains sales de Vincent et celles de ses personnages. Elle sent et fait sentir les êtres et les choses de la vie rurale. Ses mains rendent visibles et palpables les couleurs et les odeurs des mains paysannes. Ses mains éclaboussent la peinture sur la toile. Ses coups de pinceau l’épaississent de couches de terre glaise et boueuse, argileuse et limoneuse, jaune et ocreuse. Elles noircissent les cernes des paysans pour rendre à leur regard sa profondeur, pour creuser jusqu’à la racine de leur être ou pour atteindre la crypte de leur âme close sur ses secrets. Les rides tracées sur leur visage et les nœuds gravés dans leurs mains trahissent les plaies de leur cœur blessé au vif et à peine cicatrisé. Assise droite sur une chaise brun foncé dans une pièce sombre, la raccommodeuse (1880) lève tout droit devant elle, dans sa main droite, un fil blanc. Un chemisier blanc repose sur sa robe grise. Son visage, légèrement penché sur l’ouvrage, est toute concentration et semble vouloir s’approcher de sa main avec qui il forme une unité particulière dans l’ensemble du tableau. Cette main et ce visage, éclairés timidement par une fenêtre, ont le teint pâle, pareil au ciel gris et brumeux du dehors. Ce visage de la raccommodeuse a des ressemblances avec le visage blême du vieil homme lisant au coin du feu (1881). Le même nez, le même menton et les mêmes lèvres arborant une tension et une application identiques. Les deux mains de l’homme, appuyées sur ses genoux, tiennent fermement un livre ouvert. Leur peau est d’une pâleur identique à celle de son visage qui contraste avec les tons foncés de la pièce, mais qui ressemble au teint grisâtre de la fumée qui monte dans la cheminée. Les visages et les mains de la raccommodeuse et du lecteur sont l’extériorisation picturale d’un paisible recueillement, que Vincent a su capter chez ses modèles et qui l’habitait personnellement dans des moments de grâce entre ses crises d’agressivité, de frustration ou de dépression. Ils manifestent le même état affectif et le même caractère qui se dégage de la femme au de moulin de café (1881). Assise droit devant le spectateur, une petite vieille tient le moulin à café entre ses genoux, dans les plis de sa robe bleue. Sa main gauche repose tranquillement sur le bois du moulin, tandis que sa main droite actionne la roue minuscule à peine visible. Sa bouche n’est pas un moulin à paroles. Résolument fermée, elle exprime une certaine austérité. Si les yeux clos de la vieille semblent prier, c’est dans son cœur que tout se passe. Au rythme de la roue du moulin à café, elle paraît tourner et retourner dans sa tête les souvenirs de son passé ou les inquiétudes du présent : de quoi sa journée sera faite ou celle du lendemain ? Monotonie des jours qui se ressemblent, des mains qui chassent l’ennui ou le creusent !
À l’instar du poète Thys Maris, son contemporain, Vincent cherche à découvrir le sublime dans les choses les plus ordinaires de la vie quotidienne. (6) Une paysanne courbée, aux hanches massives, est en train de lier une gerbe (1885). Au bout d’un bras puissant, sa main droite ferme ses doigts immenses sur quelques pailles rassemblées. Aussi robuste que le tronc d’arbre qui gît à ses pieds, prêt à être taillé, un bûcheron serre ses doigts noueux autour de la hache qu’il tient au-dessus de sa tête, dans un immense geste d’élan, avant de l’enfoncer dans le bois (1885). Vincent s’amuse à gribouiller au travers du texte de ses lettres à Théo des pochades de ses dessins, peintures ou aquarelles. Ainsi, dans une de ses missives, il ébauche un éboueur en repos. Le bras droit du journalier, assis sur un petit mur en ciment, repose mollement sur son genou droit, tandis que sa main droite se dégage de la large manche de sa chemise et sert timidement d’appui à sa pipe. Sa main gauche, les doigts largement ouverts et détachés les uns des autres, empoigne son genou gauche. La position du buste légèrement penché vers l’avant est celle d’un être qui tente de se libérer d’une crispation intérieure. Son visage porte l’empreinte de la mélancolie dont le peintre se sent lui-même accablé. La vie a alors la couleur d’eau sale, ça devient comme un tas de cendres. En ces moments, on voudrait avoir auprès de soi un ami. Parfois la brume épaisse s’éclaircit. Vincent se dit plus ou moins satisfait de son travail et somatise ses angoisses. Ses mains semblent gourdes et improductives, son être est engourdi et craint le vide : J’ai pris sans doute du froid, mais je dois absolument faire quelque chose pour sortir de ma léthargie. (7)
Une autre lettre a pour contexte l’esquisse d’une bêcheuse dont la pointe du pied droit touche légèrement la pelle (8). Sa main droite enferme le manche de la pelle dont l’extrémité repose dans sa main gauche. La jeune femme, alerte et élégante, semble exécuter son travail comme un pas de danse. Vincent fait dans cette ébauche une étude de la lumière. Il dispose la figure de telle manière que seuls les mains et le visage sont illuminés et tranchent avec les traits sombres des vêtements, des sabots et de la terre. Le manche de la pelle, les avant-bras de la femme et l’extrémité droite de sa robe participent timidement au reflet de la lumière. Étrange, cette ressemblance du visage et des mains qui traduisent si bien la détermination tenace de cette femme. Le croquis, qui sert d’illustration à une autre lettre, représente la figure du jardinier d’un orphelinat de La Haye, que Vincent a dessiné du haut de sa fenêtre (8). Courbé sous un vieil arbre tortueux, le petit homme tient un râteau au bout de son bras droit qui a des allures de moignon. Son visage est aussi bien caché que sa main droite. Seuls ses genoux pliés et sa main gauche, qui touche le sol et ramasse du bois mort, semblent vivants dans ce paysage hivernal où la froide blancheur de la terre s’oppose à la noirceur sèche des branches. Et pourtant, tout absorbé par son ouvrage, le jardinier ne semble pas entendre les cris des orphelins qui monte de l’édifice blanc au toit noir dont on devine au loin les contours.
Une autre lettre s’accompagne d’un gribouillage qui trace la figure d’un fileur dont le visage et les mains, surtout la droite qui fait tourner la roue, sont éclairés par la lumière tamisée qui entre discrètement par la fenêtre (10). Le bras gauche repose sur la cuisse et touche le panier. Les yeux aux paupières baissées, les mains et la posture du fileur, tout entière rivée sur son ouvrage, forment une unité d’atmosphère qui respire la modestie silencieuse de l’œuvre bien faite, œuvre de moine ou de béguine, dévotion ou prière, don de soi et abandon, oubli du monde extérieur et sortie hors de soi vers l’autre. Cet autre, en l’occurrence, est l’objet à manipuler, à manœuvrer, à travailler des mains. Vincent, l’éternel apprenti, écrit en marge de son griffonnage : j’espère ou plutôt j’essaierai de faire mieux dans l’avenir. Il estime pourtant que, dans ce chaud clair-obscur, il a été un peu plus soi-même. Les mains du fileur parlent pour Vincent et portent la marque d’une parfaite maîtrise de son art.
Les mains, les yeux et la roue du fileur de ce pays-là nous rappellent l’air et les paroles d’une chanson de ce pays-ci :
Avec nos yeux, avec nos mains
Dont nous auront été humains
Nous nous serons à peine vus
Nous serons nous touchés … à peine
Nous aurons mis tout notre enjeu
À ne pas être malheureux
La roue ne cesse de tourner
Emportant gestes et regards
Dans un tourbillon d’infortune
Sans nous offrir un lendemain. (11)
Une étude de 1885 montre trois mains dont deux tiennent une fourchette tandis que la troisième plus potelée ferme ses doigts à demi en forme de poing. Faites de l’argile de son pays, ces mains tracent la puissance mythique d’un ethos de labeur d’un peuple laborieux et pauvre, lié avec toutes les fibres de son âme à sa rustre terre. Vincent éternisera cette mystique paysanne dans un chef d’œuvre qui clôt sa première période et couronne l’assiduité tenace de ses jeunes années tardives consacrées au métier de peintre. Ce tableau porte le titre de Mangeurs de pommes de terre, un manifeste, une fête des mains autant du peintre que de ses personnages. Sur la toile, dans le clair-obscur d’une pièce, une lampe à huile descend du plafond et répand sa faible lueur sur la table et les visages. Les mains de Vincent jouent avec des couleurs de terre afin de cueillir sur les lèvres et dans les yeux des personnages un instant de tendresse et sur leurs mains noueuses, la durée d’une peine, d’une douleur, d’une malédiction, d’une soumission ou peut-être d’une colère introvertie et pourquoi pas d’une révolte contre un propriétaire terrien aux mains propres.
La main droite, argileuse, du paysan tend une tasse blanche vers sa femme qui, les yeux rivés sur sa cafetière, verse un liquide foncé dans des tasses disposées devant elle. La mouvance désireuse des yeux et des lèvres du paysan, va de la tasse vers le visage pensif de la femme, séparée de lui par un large pilier en bois. Fermée dans son monde intérieur, celle-ci devine le regard et le geste de son mari. Tendre mélancolie de deux êtres solitaires unis dans un même destin de dur labeur et d’intimité secrète. Les yeux, vifs et pénétrants, de la jeune paysanne s’élèvent vers le visage rêveur et soucieux du jeune paysan. Enfonçant leur fourchette dans le plat de pommes de terre bouillies comme dans un seul geste, les mains droites des deux jeunes gens se rapprochent. La petite fille dont on ne peut que deviner le visage et les mains, ne forme qu’une tache d’ombre sur la toile, mais, assise à la même table et tout orientée vers le grand plat, elle s’intègre dans le tableau familial. L’art de la composition est de mettre ensemble, ici en l’occurrence, des paysans, des visages et des mains, une table, un plat de pommes de terre, une cafetière, des fourchettes, une lampe, une cheminée, un cadre. Ces êtres, rassemblés autour de la table, lieu du partage, portent silencieusement le poids d’une communauté de pensée, de travail et de souffrance. Ils se regardent et se meuvent presque imperceptiblement parmi les choses sans se heurter. Leurs mains se frôlent sans se toucher. Ils communient ensemble à l’ethos du manger, du souffrir et du vivre ensemble. Pudeur et respect donnent une profondeur mystique à cette cohabitation muette ou à cette convivialité d’âmes, plus consentantes que résignées, plus ordonnées que soumises, plus tenaces que dociles. Le temps est comme suspendu dans cette sombre pièce, un temps mort plein de vie intérieure, un temps figé que Vincent a su fixer sur sa toile comme un instant d’éternité. Une coena Domini, une cène paysanne moins exubérante et festive que la dernière cène de da Vinci où les mains de Jésus et de ses disciples sont levées d’étonnement et d’extase anticipant un Seigneur de gloire et de victoire. Chez Vincent, Dieu est présent sous les traits de son absence. Deus absconditus, un dieu effacé ou resté caché, un dieu sans gloire ni majuscule, un dieu qui se dépouille de sa divinité pour devenir semblable aux hommes et qui descend jusqu’aux enfers de la souffrance. Le clair-obscur dans lequel baignent les figures paysannes de Vincent participe au mystère de la kénose d’un dieu sans beauté ni éclat, ni aimable apparence, d’un dieu aux mains transpercées et au visage défiguré. (12) Un dieu que Vincent abandonnera bientôt, mais retrouvera au creux de sa détresse au cloître de Saint-Rémy où il s’inspire de Rembrandt pour réaliser Le bon Samaritain (1890). Dans un environnement sauvage, au pied d’une immense crevasse, un Arabe s’efforce de monter sur son cheval un jeune Juif blessé. Tout le tableau respire mouvement et tumulte. Les moniales lui procurent papier et fusain, peinture et toile afin que l’étrange peintre soit actif et apaisé. Pareilles à leurs contemporains, elles ne saisissent sans doute pas son génie, mais elles le trouvent « poli et docile ».
Lorsque Vincent applique sur sa toile ses tons grisâtres et sombres, il ne peut s’empêcher de penser aux paysans de Millet : « Ses paysans semblent peints avec la terre qu’ils ensemencent. » (13) Leurs mains sentent la terre et leurs bouches ont un goût de terre. Les êtres qu’il peint ainsi dans leur pauvre demeure ressemblent aux êtres qu’il a côtoyés avec tant de compassion durant sa mission d’évangélisateur dans le Borinage en Belgique. L’homme du fond de l’abîme, “de profundis“, c’est le charbonnier. Voilà à peu près deux ans qu’il vit avec les charbonniers et qu’il a pu apprendre à connaître quelque peu leur caractère original. Et de plus en plus il trouve quelque chose de touchant, et de navrant même, dans ces pauvres et obscurs ouvriers, les derniers de tous pour ainsi dire, et les plus méprisés. (14) Vincent se reconnaît aisément dans ce type d’exclus, car il est lui-même un mal-aimé. Fils du « beau » pasteur austère qui ne comprend ni ne tolère le comportement étrange de son aîné. Fils prodigue qui s’impute volontiers la responsabilité du malaise et de l’exaspération qui ronge la paix et l’unité familiale. Aux yeux de ses supérieurs évangélistes, il est un excentrique, qui « néglige sa toilette », se trouve « plus ou moins sans place, errant çà et là ». « Ses affaires pécuniaires sont dans un triste état » et « son avenir est pas mal sombre ». Vincent se sent considéré et traité comme un marginal : pourquoi, pendant ces années, j’ai été hors de place, cela est tout bonnement parce que j’ai d’autres idées que ces messieurs qui donnent les places aux sujets qui pensent comme eux. (15) Il désire tant que son frère Théo reconnaisse en lui autre chose qu’une espèce de fainéant. Fainéant malgré lui ! Rongé intérieurement par un grand désir d’action, il ne fait rien, parce qu’il est dans l’impossibilité de faire quelque chose, parce qu’il est comme en prison. Et pourtant il se dit : je suis bon à quelque chose, je me sens une raison d’être ! je sais que je pourrais être un tout autre homme ! À quoi donc pourrais-je être utile, à quoi pourrais-je servir ! il a quelque chose au-dedans de moi, qu’est ce que c’est donc ? (16) Il habite hors des normes familiales et sociales de son patelin et de sa région, mais, au-dedans de lui, au creux de ses mains, réside une force intense et mystérieuse prête à exploser à tout moment.
Les mains brûlantes
Une puissance insoupçonnée est enclose dans les mains de Vincent ! S’il a perdu sa main pour aider les pauvres charbonniers en Wallonie, il la retrouvera à Paris pour enrichir de couleurs plus vives sa palette et, sous le soleil du Midi, il la déploiera avec encore plus de largesse à densifier les couches de peinture sur ses toiles. Mais sa main sera toujours une main qui peine, commence et recommence, une main d’éternel apprenti. À Arles, Vincent traverse une période alternée de crises dépressives et de créativité intense. Il peint pendant tout l’été brûlant d’Arles, le jour en pleine nature dans la chaleur de midi, mais aussi la nuit, dehors (Café, le soir) et à l’intérieur (Café de nuit). Sa puissance créatrice se nourrit à sa mélancolie et celle-ci est le fruit de sa fébrilité artistique. Les petites émotions sont les grands capitaines de la vie s’exclame-t-il (17). Seul dans son art et seul dans son ébranlement émotif, il va son chemin et suit son destin, mais s’écrase graduellement sous le poids de sa solitude. Sujet à la dépression, ses mains empoignent la bouteille se versent du pastis, un liquide jaune qui ressemble à celui de ses toiles. Elles ont faim de drogue pour apaiser les remous de son cœur et s’évader de son mal de vivre. Se faire plaisir en se faisant mal pour oublier sa douleur et compenser à son isolement et à sa désolation.
D’abord hospitalisé à Arles et puis interné dans l’asile de Saint-Rémy, il va de chute en rechute, mais il connaît aussi des heures de relèvement et de parfaite maîtrise technique de son art. Dans ces intervalles de grâce, l’horreur de la vie est moins prononcée et la mélancolie moins aiguë. (18) Le pouvoir créateur est alors à son comble. Mais bientôt son état physique et mental ne lui permettra plus de retourner à Arles où une partie de la population l’a pris en aversion, lui, l’étranger aux mains insolites et insolentes. Sur l’entre-faite, le peintre Pissarro, avec qui Vincent se sent en pleine confiance, lui suggère de quitter la chaleur du Sud et de s’approcher un peu plus du Nord, où demeurent Théo et Jo ainsi que de son Brabant natal, où vit encore sa mère et sa soeur. À Auvers, au cœur du Val-d’Oise, demeure un homme sympathique, grand ami des peintres, le Dr Paul Gachet qui est disposé à prendre soin de lui. Après avoir demandé l’avis de son frère Théo, Vincent est heureux d’accepter cette offre alléchante qui lui donne l’espoir de poursuivre son œuvre picturale. Effectivement, ses mains besogneuses se remettent bientôt au boulot sous le dictat de l’ethos du travail, héritage culturel et religieux de son père et de sa patrie, et sous la pulsion de son instinct créateur. Hélas, elles se fatigueront trop tôt et, dans un coup d’infortune mais fatale, elles se dresseront contre lui. En tout, trois années d’infatigable labeur des mains qui auront servi les siècles à venir !
C’est à la Ville-lumière qu’il appartient d’avoir su métamorphoser le chien fou, comme Vincent s’appelle lui-même, en « oiseau chantant », comme l’a surnommé un critique français. Paris a su insuffler à sa lourdeur de paysan brabançon et à sa rigidité de prédicateur évangéliste un air et une luminosité qui inondent désormais son œuvre. Il peint de paisibles intérieurs de café et des paysages balayés par la brise. Les sombres figures de travailleurs faisaient place aux portraits vivants d’amis et de lui-même au repos. (19) Sur un fond composé d’œuvres japonaises, il fait le portrait du Père Tanguy (1887), marchand de fournitures d’art et promoteur d’artistes méconnus. Le volcan au-dessus du petit père s’avère une allusion au caractère bouillonnant de Madame Tanguy, qui n’appréciait guère que les artistes criblaient de dettes la bourse de son mari. Le visage barbu, illuminé par la clarté du regard, et les mains jointes sur le gilet bleu du marchand sont de couleurs orange, brun et jaune. Ce visage et ces mains se ressemblent et respirent la détermination tranquille d’un homme qui, en posant devant le peintre extravagant, ne se laisse pas troubler. C’est comme s’il voulait lui signifier : « Je ne sais pas trop où tu veux me mener, mais je ne crains pas même si je reste sur mes gardes. » La femme des tambourins (1887-1888), seule assise à un tambourin, semble occuper toute la place du café, en pleine conscience de son statut de patronne. Ses yeux et ses lèvres apportent de la profondeur à son visage songeur qui semble s’allonger indéfiniment vers le haut par le truchement d’un chapeau étroit de couleur rouge. Ses bras et mains s’appuient sur la table dans toute leur longueur en signe de prise de possession. Ses mains couleur vert pâle, dont la gauche tient une cigarette entre les doigts, sont très longues. Les coups de pinceau brefs et mordants de Vincent donnent à tout le personnage un caractère de vigilance et de l’ensemble émane une sensation d’un tableau nature pris sur le vif.
À Arles, Vincent, après de nombreuses études, peint Les Tournesols (1888), une toile chargée d’une chaleur vive qui se dégage des couleurs comme des fruits mûris sous un soleil ardent. Il y réalise aussi Le semeur (1888) dont les habits se confondent avec le violet et le vert turquoise du champ fraîchement labouré. Par contraste, le visage et les mains du semeur adoptent la couleur jaune foncée du blé qui, situé à la hauteur de sa figure, se perd à l’horizon où domine un soleil d’un jaune clair torride. Malgré l’étrangeté des comportements de Vincent, certaines personnes, surtout des voisins moins méfiants que leurs concitoyens, se lient d’amitié avec lui et demeureront, toute leur vie durant, des gardiens fidèles de sa mémoire. Parmi eux se trouvent le Facteur Roulin (1888), la femme de celui-ci, la berceuse et leur petit garçon Camille, le Lieutenant P. Milliet (1888), Joseph-Michel Ginoux, propriétaire du Café de la Gare à Arles, et son épouse, l’Arlésienne (1889), qui posent volontiers devant le peintre. Dans sa période arlésienne, Vincent mentionne souvent le nom de Joseph Roulin dans sa correspondance avec Théo. Les lettres, qu’il adresse lui-même au facteur, montrent l’assurance avec laquelle il se fie à cet homme d’allure imposante mais d’un commerce agréable. Gigantesques, la barbe brune bien fournie et ses mains dont la gauche s’appuie sur une table et dont la droite frôle la chaise dans laquelle il est assis ! Les doigts touchent la poche de son veston. Au tout premier coup d’œil, le spectateur est saisi par le bleuté cobalt de l’uniforme, couleur dominante du tableau. Tout est uniforme, l’habit et le métier, l’existence et le travail, l’amour et la vie ! Et pourtant, ses yeux large ouverts donnent au postier un air amusé. En effet, celui-ci semble prendre du plaisir à se soumettre au rituel de la pose devant le regard et le mouvement du pinceau de Vincent. Tout est uniforme sauf les yeux qui scintillent. Tout est bleu, sauf la coloration claire du visage et des mains qui rompt la monotonie des formes.
De Madame Ginoux, Vincent fit un premier portrait à Arles et quatre autres à Saint-Rémy. Pour l’un d’eux, il s’est servi d’un croquis que Paul Gaugin avait fait du même personnage. Une ambiance de noblesse féminine se dégage de cette toile. Une robe, aussi noire que les cheveux et les yeux, qui contraste avec la blancheur de la dentelle. Un coude appuyé sur la nappe verte de la table où deux livres sont déposés dont on ne peut distinguer les titres. Un regard franc, un visage légèrement souriant dont une joue repose sur la main gauche aux doigts repliés. Une figure dont la maîtrise de soi inspire le respect et invite à la confiance. De Saint-Rémy, Vincent a écrit quelques lettres à ses chers amis Monsieur et Madame Ginoux. Il s’inquiète de la santé de Madame Ginoux et il trouve étrange qu’elle a été malade en même temps que lui. Avec beaucoup de reconnaissance, il se souvient des propos de Madame Ginoux : « quand on est amis, on l’est pour longtemps ». Et il se plaît à les répéter dans sa correspondance avec le couple. Il apprécie beaucoup leur bonté. Si les gens n’avaient pas été pour moi aussi bons qu’ils l’ont été, je crois que j’aurais craqué ou que j’aurais perdu complètement la raison. Et comme pour encourager la dame, il lui confie : Pour moi la maladie a fait du bien. Il projette d’aller rendre bientôt visite au couple, mais en fin de compte, il sera contraint de s’excuser auprès d’eux à cause de ses indispositions. (20) La porte du Midi se ferme sur lui afin que s’ouvre devant lui la porte d’un répit à sa douleur et à son désarroi, d’un sursis à la menace qui l’accable.
C’est en amoureux du Midi que Vincent décrit La Route aux cyprès (mai 1890) dans une lettre à Gauguin, restée inachevée, jamais envoyée et retrouvée dans ses papiers. Un empâtement épais de larges coups de pinceau façonne le tourbillonnement d’un ciel de nuit, d’un croissant de lune, d’une route grise bordée de hautes cannes, d’une vieille auberge aux fenêtres orangées et de son toit vert foncé, d’un cheval et d’une voiture. Au centre de la toile, un cyprès très haut et tout droit, comme un obélisque égyptien et tout sombre, comme une éclaboussure de noir dans un paysage ensoleillé. Nul autre n’a su aimer et peindre les cyprès comme Vincent l’a fait. Il les voit comme des flammes noires tordues, jaillissant brusquement de la terre bouleversée.(21) Leurs formes tourmentées sont une figuration du bouillonnement intérieur de Vincent, exilé à l’asile Saint-Rémy. Bouillonnement des mains qui sans repos cueillent les couleurs du terroir. Bouillonnement d’un esprit dont les mains font revivre sur la toile sa chère Provence, à laquelle, contraint de l’abandonner, il reste profondément attaché comme à une femme bien-aimée. Sur la route une voiture jaune attelée d’un cheval blanc et deux promeneurs attardés. Très romantique […] souvenirs de Provence. Je graverai à l’eau forte, celle-là et d’autres paysages et motifs, je cherche à faire des études de blé, rien que des épis bleu vert, feuilles longues comme des rubans vert et rose par le reflet, épis jaunissant légèrement, bordés de rose pâle par la floraison poussiéreuse, un liseron rose dans le bas entouré d’une tige. Bouillonnement d’un cœur inquiet qui cherche à rejoindre un ami dont il a été séparé de force sans qu’il en saisisse exactement la raison : alors, je me ferai une fête de vous en donner un. Très content d’apprendre par votre lettre que vous retournez en Bretagne avec De Haan. Il est fort probable que – si vous le permettez – je viendrai pour un mois vous y rejoindre. Si vous le permettez ! Inconscience de Vincent, le timide et le rustre, le colérique aux mains pures et au cœur innocent qui, haut en couleurs, réitère son amitié et ne se rend pas compte jusqu’à quel point son tempérament intempestif est responsable de sa relation conflictuelle avec Gauguin. Après tout, ce n’est pas l’oreille de son compagnon de fortune, mais la sienne qu’il a coupée de sa propre main et qu’il est venu offrir à une fille de bordel ! Vincent est un affectueux, certes blessé, mais captif de sa blessure. La Provence, c’est la Chose, son délice et sa croix, comme le sont les amours d’Alfredo et de Violeta dans La Traviata de Verdi. La Chose, le pôle délicieux de son amour et de sa haine, ce qui à la fois l’attire et le repousse, le jardin dont il a été rejeté par les mains de l’Ange du paradis, mais avec lequel dans la tristesse, il se confond. (22)
Les mains tremblantes
À Saint-Rémy, Vincent se débat avec une de ses rares toiles qui suggère la mort. Une étude toute jaune, terriblement empâtée d’un faucheur, vague figure qui lutte comme un diable en pleine chaleur pour venir à bout de sa besogne. Vincent y voit l’image de la mort, l’humanité étant le blé qu’on fauche. Mais il n’y a rien de triste dans cette mort, car cela se passe en plein jour avec un soleil qui inonde tout d’une lumière d’or fin. (23) La douleur occupe parfois tellement l’horizon qu’elle prend les proportions de déluge désespérant. Mieux vaut alors regarder un champ de blé, même à l’état de tableau. (24) Les champs de blé de Vincent sont des états d’âme. Ce sont des paysages extérieurs vus avec les yeux de son âme tourmentée et assoiffée de réciprocité. Arrivé à Auvers, il se remet au travail, mais hélas son pinceau lui tombe des mains. Avec détermination, il le ramasse afin de l’atteler à la composition de trois grandes toiles. Ce sont des immenses étendues de blé sous de ciels troublés et je ne me suis pas gêné pour exprimer de la tristesse, de la solitude extrême. Dans ces heures de peine, il ne peut s’empêcher de penser à son petit-neveu, fils de Théo et de Jo, qui vient de naître. Sans doute, il aurait mieux fallu élever des enfants que consacrer toute sa force nerveuse à faire des tableaux. L’envie d’avoir des enfants lui a passé, quoique la douleur morale en est restée. (24) La douleur morale ou les traces de quelques blessures d’amours sans retour ou interdits par les règles de la convenance familiale. Une relation stable correspond si peu à la passion que Vincent met dans sa quête amoureuse. Grand émotif renfermé sur lui-même, colérique et menaçant, Vincent éprouve une soif sans borne ni mesure de sociabilité, d’amour et d’amitié, comme le démontre éloquemment La chambre de Van Gogh à Arles (1888). La vue de cette toile est destinée à détendre l’esprit, ou plutôt l’imagination. Les verts et jaunes de cet intérieur se veulent accueillants et célèbrent l’attente fébrile d’autrui, d’un double ou d’une âme sœur. Deux oreillers, deux chaises, deux flacons, deux carafes, deux volets de fenêtre, des cadres cloués au mur deux par deux. Ce jumelage répétitif qui sert de leitmotiv est une requête de contact intime ou de coudoiement qui va de la proximité à la réciprocité. Une invitation au partage d’un espace étroit où deux êtres cohabitent et s’épaulent, s’endurent et portent le poids des jours et des nuits !
L’une des trois toiles, que Vincent dépeint pour Théo, est le Champ de blé aux corbeaux (1890). Un ciel d’un bleu profond, entaché de noir et de bleu plus clair, qui annonce l’orage. Un champ jaune foncé dont le blé se meut comme les vagues d’une mer houleuse. Des sentiers courbes brun foncé, bordés d’une verdure sombre et tumultueuse, traversent le tableau de tous les côtés et s’éloignent pour aller nulle part. Des corbeaux noirs jaillissent de l’horizon lointain et traversent le tableau pour le franchir et foncer sur nous, les spectateurs muets, comme une menace implacable et inéluctable. Dans cette même période de travail acharné, Vincent peint l’église d’Auvers (1890). Une vieille église gothique, bancale et fragile, semble bouger et trembler sous la pesanteur d’un ciel bleu cobalt. Des lignes tortueuses, des fenêtres comme des dentelles aux trous noirs, les toits dans des tons qui vont du gris vers l’orange. Le clocher semble doté d’yeux clairs et affiche des traits d’un visage humain au sourire égrillard. Elle est vivante, cette église, telle une vieille dame qui, éclairée par la lumière du soleil, bouge et danse dans l’herbe vert foncé. Le seul personnage sur la toile est une femme qui s’en va d’un pas alerte, coiffe blanche sur la tête et tenant de ses deux mains la robe qui gonfle dans le vent. Malgré l’aspect grimaçant de cette église, une lueur d’espoir naît de cette toile, un brin d’humour l’enveloppe qui repousse les humeurs acides d’un mal de vivre porté au paroxysme.
Mélancolie est le mot qui rend le mieux l’air que respire le portrait du docteur Gachet (1890). La tête avec une casquette blanche, très blonde, très claire, les mains aussi à carnation claire, un frac bleu et un fond bleu cobalt, appuyé sur une table rouge, sur laquelle un livre jaune et une plante de digitale à fleurs pourpres. Voilà la description que Vincent en fait à Théo, lorsqu’il lui annonce qu’il travaille à ce portrait : c’est dans le même sentiment que le portrait de moi, que j’ai pris lorsque je suis parti pour ici. (26) J’ai fait le portrait de M. Gachet avec une expression de mélancolie, écrit-il à sa sœur Wil, triste et doux, mais clair et intelligent. (27)
La toute dernière missive, que Vincent portait sur lui le jour de son décès, se termine par une prière adressée à Théo. Il est convaincu que son frère a une part importante dans la production de ses toiles, qui, même dans la débâcle, gardent leur calme. Et il insiste auprès de lui pour qu’il prenne parti et agisse avec humanité dans le conflit qui oppose les marchands de tableaux d’artistes morts et les artistes vivants. Voilà une preuve de la solidarité ultime de Vincent avec les autres peintres qui instinctivement se tiennent à distance des discussions sur le commerce actuel. Effectivement, nous ne pouvons faire parler que nos tableaux, œuvres de nos mains ! Des mains qui sentent et touchent ce que les yeux ont vu, ce que l’esprit a capté et ce qu’une sensibilité à fleur de peau a éprouvé. Eh bien, mon travail à moi, j’y risque ma vie et ma raison y a fondu à moitié. Effondré, Vincent ne se lèvera plus.
Le mélancolique aux mains créatrices
Ses mains ont beaucoup travaillé sans récolter un sou. Aujourd’hui, c’est un cliché de dire que ses tableaux se vendent pour des millions de dollars. Ses toiles « jaunes » valent maintenant de l’or. Or, nous sommes à la fin du dix-neuvième siècle. Vincent n’a personne à qui vendre le fruit de son labeur. Cette douloureuse épreuve ne constitue pas seulement une perte financière, mais signifie un rejet non pas uniquement de l’œuvre, mais aussi de son créateur lui-même. Vincent y fait l’expérience du deuil de la reconnaissance sociale et de la perte de son identité. Il n’est plus rien, il n’existe plus. Ses nombreux autoportraits sont une preuve évidente de l’honnêteté du regard que Vincent porte sur lui-même. Échantillon parfait du Hollandais à la pipe à Anvers (1885-1886), d’abord dandy au chapeau blanc et puis, homme réfléchi et artiste studieux devant son chevalet à Paris (1887), en moine bouddhiste et à l’oreille coupée à Arles (1888), déboussolé et anéanti à Saint-Rémy et visage tourmenté mais immobile sur un fond gris spiralé et tortueux à Arles (1889-1890). Des mains impitoyables dans leur lucidité sans failles tracent, à traits sévères et précis, sans concession ni complaisance, un visage, des yeux, des lèvres qui sont le miroir dans lequel une âme complexe et un esprit nébuleux se révèlent à l’état pur du moment. Des instantanés qui ne mentent pas. Des instants de vérité.
Or, il y a d’autres mondes, celui-ci est mort pour lui. (28) Vincent est vivant plus que jamais. Son génie créateur parle par ses tableaux. Il se manifeste dans ses paysages et ses portraits, ses champs de blé et ses nuits étoilées, ses paysannes et ses Arlésiennes. Il possède une main verte pour les herbages et les feuillages, une main jaune pour ses soleils et ses cafés, une main bleue pour ses ciels et ses uniformes, une main sereine pour sa terre natale et ses paysans. Il possède une main tourmentée pour ses cyprès et ses arbres en fleurs, une main terreuse pour ses paysannes et ses intérieurs brabançons, une main brûlante pour ses marches de jardin en pierre et ses tournesols, une main triste et mélancolique pour ses Dr Gachet. La fête de ses mains ne prendra pas fin d’aussitôt. Vincent est un être amoureux des couleurs dont regorge la nature. S’il n’est de peinture qui ne soit amoureuse, « il n’est d’imagination qui ne soit ouvertement ou secrètement, mélancolique. » (29) Or, aujourd’hui, la mélancolie risque de disparaître du vocabulaire de la psychiatrie. Et pourtant, épreuve associée à la perte de l’objet aimé, elle est une disposition universelle de la condition humaine et donc un élément structurel de la psyché. Des liens étroits existent entre la souffrance et la culture, entre le malaise et la civilisation, entre la mélancolie et le génie, entre la dépression et l’expérience créatrice. (30) De l’immense réservoir qui contient toutes les larmes du monde, les mains de Vincent parviennent à capter quelques gouttes amères. Noircies, il les laisse couler de son fusain sur sa planche à dessin ou, changées en couleurs de terre et d’eau, de feu et de sang, son pinceau les applique sur ses toiles. De ses mains de magicien ou de démiurge naissent des croquis et des tableaux qui donnent à ces effluves salines un goût relevé et ravigotant.
Notes
(1) S. Germain, Tobie des marais, Paris, Gallimard, 1998, p. 25.
(2) J. Saramago, La caverne, Paris, Seuil, 2002, p, 27.
(3) J,-P. Cabarat, « Raymond Guillot, musicien Blésois (1914-2001) » dans Musica et Memoria, www.musimem.com
(4) J. Saramago, op. cit., p. 84. La fin de ce paragraphe est entièrement inspiré par la pensée de l’auteur.
(5) V. B., II., Lettre 404, partiellement traduite par Robert Wallace, Van Gogh et son temps, 1853-1890, Time-Life International (Pays-Bas) B. V., 1976, p. 22.
(6) V.Van Gogh, Verzamelde brieven, II, Amsterdam-Anvers, Wereld-Bibliotheek, 1974, volume I, Partie 2, p, 107. Les références à ce recueil de la correspondance de Vincent à Théo, et quelques fois à sa mère, son père, sa soeur ou à des artistes et des amis, sont désormais indiquées par les initiales V. B. I ou II. Ces deux volumes sont à leur tour divisés en parties qui ont leur pagination indépendante à l’intérieur d’eux. Sauf exception signalée, le néerlandais qui paraît dans la correspondance est traduit par nous. Les textes de Vincent, cités dans cet article, le sont en italiques.
(7) V.B., I, Partie 2, Lettre 263, p. 110.
(8) V.B., I, Partie 2, Lettre 275, p. 144.
(9) V. B., I, Partie 2, Lettre 300, p. 211.
(10) V. B., I, Partie 2, Lettre 371, p. 414.
(11) Paroles : Gilles Vigneault, musique : Claude Léveillée, interprétation : Richard Desjardins.
(12) K. Kitamori, Theology of the Pain of God, Richmond, John Knox, 1965 ; D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, Lettres et notes de captivité, Genève, Labor et Fides, 1973 ; J. Gutierrez, Théologie de la libération, Bruxelles, Lumen vitae, 1974 ; E, Volant, « Le Dieu pathétique de la théologie » dans Dieu. Parole et silence, Montréal, Fides, « Essais et recherches », 1978, p. 225-250.
(13) V.B., II, Partie 3, Lettre 405, p. 25.
(14) V.B., I, Partie 1, Lettre 136, p. 207.
(15) V.B., I, Partie 1, Lettre 133, p. 196.
(16) V.B,, I, Partie 1, Lettre 133, p. 199.
(17) V.B., II, Partie 3, Lettre 603, p. 448.
(18) V.B., II, Partie 3, Lettre 592, p. 425.
(19) R. Wallace, op.cit., p. 40.
(20) V.B., II, Partie 3, Lettres 622 a, p. 489-490, Lettre 626 b, p. 502, Lettre 634 a, p. 524.
(21) V. B., II, Partie 3, Lettre 643, p. 527-529.
(22) J. Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1987, p. 24-25.
(23) V.B. II, Partie 3, Lettre 604, p. 450.
(24) V.B., II, Partie 3, Lettre 597, p. 438.
(25) V.B., II, Partie 3, Lettre 649, p. 536.
(26) V.B., II. Partie 3, Lettre 638, p. 519.
(27) V.B., II, Partie 4, Lettre W 23, p. 184.
(28) Paraphrase d’une parole de Merlin au roi Arthur dans le film Excalibur.
(29) J. Kristeva, op. cit., p. 15 où il y a question de l’écriture et non pas de la peinture.
(30) A. Juranville, La mélancolie et ses destins : mélancolie et dépression, Paris, In Press, « Psycho.Pocket », 2005 et La femme et la mélancolie, Paris, PUF, 1993 ; R. Klibanski, E. Panofsky et F. Saxl, Saturne et la mélancolie, Paris, Gallimard, 1989.