L'Encyclopédie sur la mort


Les justes vivront éternellement

Johannes Eckhart

Maître Eckhart (1260-1327), dominicain allemand, d'abord étudiant et puis professeur de théologie du Studium generale à Cologne. Consulter:
http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Maitre_Eckhart

Le texte ci-dessous est le Sermon 6 de Sermons de maître Eckhart, traduction de G. Jarczyk et P.-J. Labarrière
http://metataphysica.free.fr/Eckhart/Sermons%201-30.pdf

Après une définition claire et précise du juste (qui donne à chacun ce qui est sien), Eckhart décrit, avec subtilité, la relation joyeuse entre le saint et Dieu. La joie est également vraie de la part de Dieu que de la part des saints. Dans la vie éternelle, les rapports entre Dieu et les humains ne sont plus des rapports de maître à serviteur, mais des rapports d'amis, d'intime à intime. Non pas de rapports extérieurs d'inégalité, mais des rapports intérieurs de «semblance». En effet, justes, nous sommes des semblables de Dieu, intimement liés à lui, nous sommes un en lui.
« Les justes vivront éternellement, et leur récompense est près de Dieu (41). » Maintenant notez bien ce sens ; même s’il résonne de façon rudimentaire et commune, il est cependant très digne d’attention et très bon.

« Les justes vivront ». Qui sont les justes ? Un écrit dit : « Celui-là est juste qui donne à chacun ce qui est sien. » Ceux qui donnent à Dieu ce qui est sien, et aux saints et aux anges ce qui est leur, et au prochain ce qui est sien.

L’honneur appartient à Dieu. Qui sont ceux qui honorent Dieu ? Ceux qui sont pleinement sortis d’eux-mêmes et ne recherchent absolument rien de ce qui est leur en chose aucune, qu’elle soit grande ou petite, qui ne considère rien au-dessous de soi ni au-dessus de soi ni à côté de soi ni en soi, qui ne visent ni bien ni honneur ni agrément ni plaisir ni utilité ni intériorité ni sainteté ni récompense ni royaume céleste, et sont sortis de tout cela, de tout ce qui est leur, c’est de ces gens que Dieu reçoit honneur, et ceux-là honorent Dieu au sens propre et lui donnent ce qui est sien.

On doit donner joie aux anges et aux saints. Ah, merveille au-delà de toute merveille ! Un homme dans cette vie, peut-il donner joie à ceux qui sont la vie éternelle ? Oui, pour de vrai !

Chaque saint a si grand plaisir et joie si inexprimable de chaque œuvre bonne, d’une volonté bonne ou d’un désir ils ont si grande joie qu’aucune bouche ne peut l’exprimer, et qu’aucun cœur ne peut imaginer quelle grande joie ils ont de là ! Pourquoi en est-il ainsi ? Parce qu’ils aiment Dieu de façon tellement démesurée et l’aiment d’un amour si vrai que son honneur leur est plus cher que leur béatitude. Pas seulement les saints ni les anges, plus : Dieu lui- même a si grand plaisir de là, exactement comme si c’était sa béatitude, et son être tient à cela et sa satisfaction et son plaisir. Ah, notez-le maintenant ! Si nous ne voulons servir Dieu pour aucune autre raison que la grande joie qu’ont en cela ceux qui sont dans la vie éternelle, et Dieu lui-même, nous devrions le faire volontiers et avec tout [notre] zèle. Il faut aussi donner aide à ceux qui sont dans le purgatoire, et encouragement et [bon exemple] à ceux qui vivent encore.

Cet homme est juste selon un mode, et dans un autre sens ceux-là sont justes qui toutes choses reçoivent de façon égale de Dieu, quelles qu’elles soient, qu’elles soient grandes ou petites, agréables ou pénibles, et toutes choses également, ni moins ni plus, l’une comme l’autre. Si tu estimes une chose plus qu’une autre, ce n’est pas comme il faut. Tu dois sortir pleinement de ta volonté propre.

Je pensais récemment à propos d’une chose : Si Dieu ne voulait pas comme moi, moi pourtant je voudrais comme lui. Bien des gens veulent avoir leur volonté propre en toutes choses ; c’est mal, en cela tombe un défaut. Les autres sont un peu meilleurs, eux qui veulent bien ce que Dieu veut, ils ne veulent rien contre sa volonté ; seraient-ils malades, ils voudraient bien que ce soit volonté de Dieu qu’ils se portent bien. Ces gens voudraient donc bien que Dieu veuille selon leur volonté, plutôt que de vouloir selon sa volonté. Il faut passer là-dessus, mais ce n’est pas comme il faut. Les justes n’ont absolument aucune volonté ; ce que Dieu veut, cela leur est totalement égal, si grand soit le préjudice.

Pour les hommes justes, la justice est à ce point sérieuse que, s’il se trouvait que Dieu ne soit pas juste, ils ne prêteraient pas plus attention à Dieu qu’à une fève, et se tiennent si fermement dans la justice et sont si totalement sortis d’eux-mêmes qu’ils ne prêtent pas attention à la peine de l’enfer ni à la joie du ciel ni d’aucune chose. Oui, toute la peine qu’ont ceux qui sont en enfer, hommes ou démons, ou toute la peine qui fut jamais endurée sur terre ou doit jamais se trouver endurée, si elle était jointe à la justice, ils n’y prêteraient pas du tout attention ; si fermement ils se tiennent en Dieu et en la justice. Pour l’homme juste, rien n’est plus pénible ni difficile que ce qui est contraire à la justice, que de n’être pas égal en toutes choses.

Comment donc ? Une chose peut-elle les réjouir et une autre les troubler, ils ne sont pas comme il faut, plutôt : s’ils sont heureux en un temps, ils sont heureux en tous temps ; s’ils sont plus heureux en un temps et en un autre moins, ils ne sont pas comme il faut. Qui aime la justice, il s’y tient si fermement que ce qu’il aime c’est son être ; aucune chose ne peut l’en
détourner, et il ne prête attention à aucune autre chose. Saint Augustin dit : « Là où l’âme aime, là elle est plus propre que là où elle anime. » Cette parole résonne de façon rudimentaire et commune, et pourtant bien peu l’entendent telle qu’elle est, et elle est pourtant vraie. Qui entend l’enseignement à propos de la justice et à propos du juste, il entend tout ce que je dis.

« Les justes vivront ». Il n’est aucune chose si aimable ni si désirable parmi toutes les choses que la vie. Ainsi n’est-il aucune vie si mauvaise ni si difficile qu’un homme cependant ne veuille vivre. Un écrit dit : Plus une chose est proche de la mort, plus elle est pénible. Cependant, si mauvaise soit la vie, elle veut vivre. Pourquoi manges-tu ? Pourquoi dors-tu ? Pour que tu vives. Pourquoi désires-tu bien ou honneur ? Tu le sais rudement bien. Plus : Pourquoi vis-tu ? Pour vivre, et tu ne sais pourtant pas pourquoi tu vis. Si désirable est en elle-même la vie qu’on la désire pour elle-même. Ceux qui en enfer sont dans la peine éternelle ne voudrait pas perdre leur vie, ni démons ni âmes, car leur vie est si noble que sans aucun intermédiaire elle flue de Dieu dans l’âme. C’est parce qu’elle flue ainsi de Dieu sans intermédiaire qu’ils veulent vivre. Qu’est-ce que [la] vie ? L’être de Dieu est ma vie. Si ma vie est l’être de Dieu, il faut alors que l’être de Dieu soit mon être, et l’étantité (42) de Dieu mon étantité, ni moins ni plus.

Ils vivent éternellement « près de Dieu », de façon vraiment égale près de Dieu, ni en dessous ni au-dessus. Ils opèrent toutes leurs œuvres près de Dieu, et Dieu près d’eux. Saint Jean dit : « La Parole était près de Dieu. » Elle était pleinement égale et était auprès, ni en dessous ni au-dessus, mais égale. Lorsque Dieu fit l’homme, il fit la femme à partir du côté de l’homme pour qu’elle lui soit égale. Il ne la fit pas à partir de la tête ni à partir des pieds, en sorte qu’elle ne lui soit ni femme ni homme, mais en sorte qu’elle lui soit égale. Ainsi, l’âme juste doit-elle être égale près de Dieu et auprès de Dieu, vraiment égale, ni en dessous ni au-dessus.

Qui sont ceux qui sont ainsi égaux ? Ceux qui à rien ne sont égaux, ceux-là seuls sont égaux à Dieu. L’être de Dieu n’est égal à rien, en lui n’est ni image ni forme. Les âmes qui sont ainsi égales, à elles le Père donne de façon égale et ne leur retient rien de rien. Quoi que le Père puisse accomplir, il le donne à cette âme de façon égale, oui, si elle se tient pas plus égale à elle-même qu’à un autre, et elle doit ne pas être plus proche de soi que d’un autre. Son honneur propre, son utilité et quoi qu’elle ait, elle ne doit pas davantage le désirer ni y prêter attention qu’au [bien propre] d’un étranger. Ce qui est à quiconque, cela ne doit lui être ni étranger ni lointain, que ce soit mauvais ou bon. Tout l’amour de ce monde est bâti sur l’amour-propre. Si tu l’avais laissé, tu aurais laissé le monde entier.

Le Père engendre son Fils dans l’éternité, à lui-même égal. « La Parole était auprès de Dieu, et Dieu était la Parole » : elle était la même chose dans la même nature. Je dis plus encore : Il l’a engendré dans mon âme. Non seulement elle [= l’âme] est près de lui et lui près d’elle [comme] égale, mais il est dans elle, et le Père engendre son Fils dans l’âme selon le même mode selon lequel il l’engendre dans l’éternité, et pas autrement. Il lui faut le faire, que cela lui soit agréable ou pénible (43). Le Père engendre son Fils sans relâche, et je dis plus : Il m’engendre [comme] son Fils et le même Fils. Je dis plus : Il m’engendre non seulement [comme] son Fils, plutôt : il m’engendre [comme] soi, et soi [comme] moi, et moi [comme] son être et sa nature. Dans la source la plus intime, je sourds dans le Saint Esprit, là est une vie et un être et une œuvre. Tout ce que Dieu opère, cela est Un ; c’est pourquoi il m’engendre [comme] son Fils, sans aucune différence. Mon père selon la chair n’est pas mon père à proprement parler, mais [seulement] en une petite part de sa nature, et je suis séparé de lui ; il peut être mort et moi vivre. C’est pourquoi le Père céleste est pour de vrai mon père, car je suis son Fils, et j’ai de lui tout ce que j’ai, et je suis le même Fils et non un autre. Car le Père opère une [seule] œuvre, c’est pourquoi il m’opère [comme] son Fils unique, sans aucune différence.

« Nous serons pleinement transformés et changés en Dieu. » Note une comparaison. De la même manière que dans le sacrement du pain se trouve changé dans le corps de Notre Seigneur, si abondant soit le pain il devient pourtant un [seul] corps. De la même manière, tous les pains seraient-ils changés en mon doigt, il n’y aurait pourtant rien de plus qu’un [seul] doigt. Plus : mon doigt serait-il changé en pain, celui-ci serait de même nombre que celui-là. Ce qui se trouve changé dans l’autre, cela devient un avec lui. C’est ainsi que je me trouve changé dans lui, en ce qu’il m’opère [comme] son être,[comme] un non-égal ; par le Dieu vivant, c’est vrai, qu’il n’y a aucune différence.

Le Père engendre son Fils sans relâche. Lorsque le Fils est engendré, il ne prend rien du Père, car il a tout ; mais lorsqu’il se trouve engendré, il prend du Père. Dans cette perspective, nous ne devons non plus rien désirer de Dieu comme d’un étranger. Notre Seigneur dit à ses disciples : « Je ne vous ai pas appelés serviteurs mais amis. » Ce qui désire quelque chose de l’autre, c’est [le] serviteur, et ce qui récompense c’est [le] maître. Je pensais récemment si de Dieu je voulais prendre ou désirer quelque chose. J’y songerai très fort, car si de Dieu j’étais celui qui prend, je serais en dessous de Dieu, comme un serviteur, et lui comme un maître dans le fait de donner. Ce n’est pas ainsi que nous devons être dans la vie éternelle.

J’ai dit un jour ici même, et c’est vrai aussi : Ce que l’homme tire ou prend du dehors de lui[- même], ce n’est pas comme il faut. On ne doit pas prendre ni considérer Dieu [comme] en dehors de soi, mais comme mon propre et [le considérer comme] ce qui est en soi ; on ne doit pas non plus servir ni opérer pour aucun pourquoi, ni pour Dieu ni pour son honneur [propre] ni pour rien de rien de ce qui est en dehors de soi, mais seulement pour ce qui est son être propre et sa vie propre dans soi. Bien des gens simples s’imaginent qu’il doivent voir Dieu comme s’il se tenait là-bas et eux ici. Il n’en est pas ainsi. Dieu et moi nous sommes un. Par le connaître je prend Dieu en moi, par l’aimer j’entre en Dieu. Certains disent que la béatitude ne réside pas dans la connaissance, mais seulement dans la volonté. Ils ont tort ; car si cela résidait seulement dans la volonté, ce ne serait pas [un] un. L’opérer et le devenir sont un. Lorsque le charpentier n’opère pas, la maison ne se fait pas non plus. Là où se trouve la hache, là se trouve aussi le devenir. Dieu et moi nous sommes un dans cette opération ; il opère et je deviens. Le feu transforme en soi ce qu’on lui apporte, et cela devient sa nature. Ce n’est pas le bois qui change le feu dans soi, plutôt : c’est le feu qui change le bois dans soi. C’est ainsi que nous serons changé en Dieu, de sorte que nous le connaîtrons tel qu’il est. Saint Paul dit : C’est ainsi que nous devons connaître, moi lui exactement comme lui moi, ni moins ni plus, de façon nûment égale. « Les justes vivront éternellement, et leur récompense est près de Dieu », donc égale.

Pour que nous aimions la justice pour elle-même et Dieu sans pourquoi, qu’à cela Dieu nous aide. Amen.

Notes

41. Sagesse, V, 15.

42. isticheit. Mot forgé à partir du verbe « être » à la troisième personne du présent : qualité de ce qui est.

43. Ainsi Maître Eckhart souligne-t-il l’identité en Dieu entre l’agir et l’être.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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