Ce poème est un extrait d'un recueil qui rassemble toute l'oeuvre poétique de Primo Levi. Non sans une pointe d'ironie, l'auteur s'excuse auprès des lecteurs d'avoir cédé, par intervalles, «à une heure incertaine»: «Je suis un homme. Moi aussi, [...] j'ai cédé à cette impulsion: elle est inscrite, semble-t-il, dans notre patrimoine génétique. À certains moments, la poésie m'a paru mieux indiquée que la prose pour transmettre une idée ou une image. Je ne saurais dire pourquoi, et ne m'en suis jamais soucié...» (1984). Le poème commence par un vers en anglais de S.T. Coleridge, The Rime of the Ancient Mariner, v. 582 et cite Dante*, Enfer, XXXIII, 141.
à B. V.
Since then, at an uncertain hour,
Depuis lors, à une heure incertaine,
Cette souffrance lui revient,
Et si, pour l'écouter, il ne trouve personne,
Dans la poitrine, le cœur lui brûle.
Il revoit le visage de ses compagnons,
Livide au point du jour,
Gris de ciment,
Voilé par le brouillard,
Couleur de mort dans les sommeils inquiets;
La nuit, ils remuent des mâchoires
Sous la lourde injonction des songes,
Et mâchent un navet inexistant.
«Arrière, hors d'ici, peuple de l'ombre,
Allez-vous-en. Je n'ai supplanté personne,
Je n'ai usurpé le pain de personne,
Nul n'est mort à ma place. Personne.
Retournez à votre brouillard.
Ce n'est pas ma faute si je vis et respire,
Si je mange et je bois, je dors et suis vêtu.»
4 février 1984
Note:
Le verset 582, au complet, du poème de S. T. Coleridge se lit comme suit:
Since then, at an uncertain hour,
That agony returns:
And till my ghastly tale is told
This heart within me burns.
Ce verset est mis en exergue de l'ouvrage de Primo Levi, intitulé Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, «Arcades», 1989.