Primo Levi avait appris qu'Améry*, dans une lettre à Hety S., une amie commune, l'avait défini «celui qui pardonne». Le texte, qui suit, réagit à cette définition donnée par un juif qui, comme lui, avait survécu à Auschwitz et qui depuis s'était suicidé. Or, on sait que Primo Levi, à son tour, s'est fait rattraper par son passé du Lager et s'est lancé dans le vide.
Je ne considère cela ni comme une injure ni comme une louange, mais bien comme une inexactitude. Je n'ai pas tendance à pardonner, je n'ai jamais pardonné à aucun de nos ennemis d'alors, pas plus que je me sens disposé à pardonner leurs imitateurs d'Algérie, du Viêt-nam, d'Union soviétique, du Chili, d'Argentine, du Cambodge, d'Afrique du Sud, parce que je ne connais pas d'actes humains qui puissent effacer une faute; je demande justice, mais je ne suis pas capable personnellement, de me battre à coup de poing ni de rendre les coups.
[...] je préfère dans les limites du possible, déléguer châtiments, vengeances et rétorsions aux lois de mon pays. C'est un choix forcé: je sais combien les mécanismes de la justice fonctionnent mal, mais je suis tel que m'a construit mon passé, et je n'ai plus la possibilité de me changer. Si, moi aussi, j'avais vu le monde s'écrouler sur moi, si j'avais été condamné à l'exil et à la perte de mon identité nationale, si j'avais été, moi aussi, torturé jusqu'à perdre conscience et plus, j'aurais peut-être appris à rendre les coups, et, comme Améry, je nourrirais ces «ressentiments» auxquels il a consacré un long essai d'angoisse.*
*Ce long essai est Jenseits von Schuld und Sühne (Au-delà la faute et de l'expiation), Sczesny, Munich, 1966
[...] je préfère dans les limites du possible, déléguer châtiments, vengeances et rétorsions aux lois de mon pays. C'est un choix forcé: je sais combien les mécanismes de la justice fonctionnent mal, mais je suis tel que m'a construit mon passé, et je n'ai plus la possibilité de me changer. Si, moi aussi, j'avais vu le monde s'écrouler sur moi, si j'avais été condamné à l'exil et à la perte de mon identité nationale, si j'avais été, moi aussi, torturé jusqu'à perdre conscience et plus, j'aurais peut-être appris à rendre les coups, et, comme Améry, je nourrirais ces «ressentiments» auxquels il a consacré un long essai d'angoisse.*
*Ce long essai est Jenseits von Schuld und Sühne (Au-delà la faute et de l'expiation), Sczesny, Munich, 1966