L'Encyclopédie sur la mort


La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse

Charles Baudelaire

«Pour comprendre ce poème, il faut savoir que l'une des hantises les plus angoissantes de Baudelaire a été celle d'une vie posthume qu'il imaginait, moins à la manière de la tradition catholique comme le lieu d'un possible salut, que comme celui d'une condamnation à vivre, de ce que Jean Starobinski a justement dénommé une «immortalité mélancolique», c'est-à-dire d'une perpétuation de l'existence.» (John E , Jackson, «Douleur, deuil et mémoire»dans Y. Bonnefoy, dir., la conscience de soi de la poésie, Le seuil, 2008, p.194-195)

La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs,
Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,
Son vent mélancolique à l'entour de leurs marbres,
Certes, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
A dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
Tandis que, dévorés de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
Ils sentent s'égoutter les neiges de l'hiver
Et le siècle couler, sans qu'amis ni famille
Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.

Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,
Calme, dans le fauteuil, je la voyais s'asseoir,
Si, par une nuit bleue et froide de décembre,
Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,
Grave, et venant du fond de son lit éternel
Couver l'enfant grandi de son oeil maternel,
Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse,
Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ?

(Recueil : Les fleurs du mal)

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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