Nous disons aujourd’hui: 2000 ans après Jésus-Christ. En l’an 4000, on dira peut-être: deux mille ans depuis le cyborg. Un jour devait venir où l’homme, greffé à ses propres inventions, constituerait à ses propres yeux une nouvelle espèce, supérieure à l’animal doué de raison qu’il avait été jusque là. Cette nouvelle espèce a un nom: cyborg, diminutif de cyber organisme. On lui a déjà consacré des thèses et des manuels scolaires et de nombreux savants contemporains, parmi les plus influents, ont dit l’enthousiasme et l’espoir que ce nouvel homme leur inspirait.
Dans son édition du 25 mai 1998, le Time Magazine présentait diverses photos de cyborgs sous le titre général de techno sapiens. L’une des photos montre une étudiante du MIT Medialab faisant l’essai de divers senseurs (sensors) destinés à la renseigner sur ses émotions. Serait-elle, sans le savoir ou plutôt sans le sentir, en proie à un stress excessif, à la colère, à la peur, ou au contraire éprouverait-elle une joie dont elle ne jouirait pas pleinement, faute d’en avoir suffisamment conscience? Son portable le lui dira une fois qu’il aura interprété les données provenant des senseurs.
La substitution des senseurs aux sens et de l’ordinateur à la pensée autonome est l’un des signes auxquels on reconnaît le cyborg. Il convient de ranger les cosmonautes dans cette espèce. Les premiers cosmonautes américains étaient de simples figurants à l’intérieur de la capsule spatiale; au lieu d’être aux commandes de la machine qu’ils habitaient, ils étaient eux-mêmes télécommandés dans leurs fonctions les plus vitales et les plus personnelles.
On aimerait penser que ceux qui parlent du cyborg comme d’une nouvelle espèce sont des auteurs cyniques qui poussent à sa limite, pour mieux nous en détourner, la caricature du progrès technique. Eh bien! non, ils sont sérieux. Une longue démonstration de ce sérieux s’impose, ne serait-ce que pour mettre en relief des sujets de réflexion que notre vie quotidienne devrait nous suggérer depuis longtemps, mais auxquels nous refusons de faire face, par crainte sans doute des révisions déchirantes et des engagements auxquels nous pourrions être ainsi conduits.
C’est un spécialiste des vols spatiaux, Manfred Clynes, qui forgea le mot cyborg en 1960, dans un article sur l’usage des systèmes homme-machine dans l’exploration de l’espace. Le mot cyborg désignait, et désigne toujours, l’intégration physique des systèmes mécaniques et des organismes. Ce n’est donc pas le cosmonaute en tant que tel qui est un cyborg, mais le nouvel être résultant de l’union d’un cosmonaute en chair et en os avec un système mécanique et informatique qui s’étend du centre de contrôle à la capsule spatiale.
L’hybride PCO/senseurs (PCO: personne en chair et en os), tout comme le cosmonaute/système de contrôle sont des cyborgs individuels, au même titre que le citoyen ordinaire lorsque, branché sur une multitude d’instruments d’analyse, il subit son examen médical de routine.
Mais le cyborg collectif est déjà en vue. Le réseau Internet en est l’incubateur. C'est ce qu'affirme en substance Joël de Rosnay dans L'homme symbiotique. D'après lui, «une relation de symbiose, c'est-à-dire de dépendance réciproque, à toutes fins utiles de fusion, est en train d'émerger entre l'humanité et le gigantesque réseau d'ordinateurs qui se constitue actuellement» . À long terme, l'humanité devrait céder la place à un super-organisme planétaire, à la fois biologique et machinique, qu'il appelle le symbionte. Grégory Stock préfère l'appeler le «Méta-homme», sorte «d'essaim acéphale», comme le décrit Slouka, doté d'une vague conscience collective. Il est rejoint par John Perry Barlow, qui voit le Réseau mondial du futur comme «un système nerveux global, une extension presque continue de la matière grise et humide qui habite les humains branchés à ses extrémités réceptrices». D'après lui, le Cyborg planétaire «est la fin vers laquelle – caricaturant Teilhard de Chardin – le grand voyage de l'évolution a tendu durant tous ces éons...»
Barlow n’est pas le seul à considérer le cyborg comme une nouvelle étape de l’évolution. Selon Danny Hillis, concepteur de la Connection Machine et président de Thinking machine inc., les Mind Machines constituent une nouvelle espèce: la machina sapiens qui devrait rivaliser quelque temps avec l’homo sapiens pour ensuite le dépasser. Hillis pressent le mépris qu’il inspirera à ses descendants robotiques. «Je veux, dit-il, faire une machine qui sera fière de moi». Edward Fredkin déclare de son côté que «l’intelligence artificielle est la prochaine étape de l’évolution. Le premier grand événement, poursuit-il, a été la création de l’univers lui-même, le second la création de la vie et le troisième la création de l’intelligence artificielle.»
On aura deviné que le cyborg est déjà une figure du passé, qu’il mérite tout au plus le nom d’espèce transitoire. Selon Marvin Minsky, la PCO (personne en chair et en os), qui demeure hélas! l’un des éléments constitutifs du cyborg, n’est qu’un «bloody mess of organic matter». L’avenir, l’immortalité ne sont sûrement pas de ce côté. La sociologue Sherry Turkle note que les adeptes les plus enthousiastes de l’IA (intelligence artificielle) sont persuadés qu’une fois capables de penser par elles-mêmes et dotées d’une superintelligence, les machines vont se libérer de leurs liens avec l’organisme humain et par là accéder à l’immortalité.
La liste des grands prophètes de cette immortalité post biologique et numérisée est déjà longue. J. Doyne Farmer, l’un des fondateurs du mouvement VA (vie artificielle) intégré depuis au mouvement IA (intelligence artificielle), ne manque pas d’audace dans ses prédictions: «D’ici cinquante à cent ans, un nouveau type d’êtres vivants aura vraisemblablement émergé. Ces organismes seront artificiels en ce sens qu’ils auront à l’origine été conçus par des êtres humains; ils pourront cependant se reproduire et évoluer vers des formes de vie différentes de ce qu’ils étaient à l’origine. Selon toute définition raisonnable de la vie, ils seront des êtres vivants. Ils évolueront toutefois d’une façon particulière. Le processus évolutif étant devenu conscient, il sera beaucoup plus rapide que par le passé.»
Earl Cox, gourou de l’IA, explique dans Beyond Humanity: Cyber revolution and Future Mind que nous vivons le déclin de la civilisation et l’aube de la supercivilisation robotique. Nous allons transférer le contenu de nos esprits dans ces vaisseaux créés par nos enfants mécaniques… Libérées de notre fragile forme humaine, ces intelligences humaines artificielles vont transcender les timides concepts de déité et de divinité tenus aujourd’hui pour vrais par les théologiens.
Daniel Crevier, autre spécialiste réputé de l’IA, soutient quant à lui, en s’appuyant sur l’Ancien et le Nouveau Testament, que l’immortalité numérique n’est pas incompatible avec le dogme chrétien de la résurrection des corps. «Il est certain, écrit-il, que l’information et l’organisation constituant notre esprit auront besoin d’un quelconque support. Le Christ est ressuscité dans un nouveau corps; pourquoi ce nouveau corps ne serait-il pas une machine?»
Voilà peut-être le fin mot de la cyberthéologie. Dans The Age of Mind, Transcending the Human Condition through Robots, Hans Moravec, de l’Université Carnegie-Mellon, décrit avec précision les mécanismes de la nouvelle apothéose: «Il est facile d’imaginer comment la pensée humaine pourrait se libérer de ses liens avec un corps mortel. De même, explique-t-il, que l’on peut transférer un processus de traitement de données d’un ordinateur à un autre, de même on pourrait transférer l’activité intellectuelle d’un esprit humain à un ordinateur». Moravec va même jusqu’à décrire l’intervention chirurgicale consistant à greffer le cerveau humain sur un ordinateur. Au fur et à mesure que le cerveau s’affaiblirait avec l’âge, l’ordinateur prendrait le relais pour remplir ses principales fonctions. Et ainsi, à condition que l’on fasse suffisamment de copies de ce logiciel personnalisé, son propriétaire d’origine serait pratiquement assuré de l’immortalité.
Les religions, écrit de son côté Michael Benedikt, président de Mental Tech inc., sont nourries par le ressentiment que nous éprouvons à l’égard de nos corps boueux, limités, et ultime tricherie, mortels. La réalité c’est la mort. Si seulement nous le pouvions, nous pourrions aller de par la terre, sans jamais quitter nos maisons, vaincre sans périls, goûter aux fruits de l’Arbre sans être punis, convoler chaque jours avec des anges nouveaux, entrer au paradis, échapper à la mort.»
Y a-t-il beaucoup de savants contemporains plus sérieux et plus généralement respectés que John von Neuman, le père de l’ordinateur? Il faut savoir qu’au moment où il s’est consacré à la cause de la guerre nucléaire préventive, il a commencé à soupeser les similitudes logiques entre la vie et la machine, et à développer une théorie des automates cellulaires capables de se reproduire. Cette théorie constitue la base des recherches actuelles en VA.
Au-dessus de Von Neuman, parmi ceux que l’on considère comme les prophètes du nouveau super-monde, il y a un homme qui fut aussi célèbre comme théologien que comme savant: Teilhard de Chardin. Au milieu du présent siècle, le théologien Teilhard de Chardin a créé le mot noosphère pour désigner l’univers d’information en train de se constituer, avec l’aide des moyens techniques, au-dessus de ce qu’on appelait déjà la biosphère. Pour beaucoup de gens, la noosphère et le virtuel constituent une même nébuleuse parée de tous les prestiges: ceux du réel aussi bien que ceux du spirituel de jadis. Le cyborg est la symbiose entre cette nébuleuse et le corps humain.
Teilhard compte des disciples nombreux et enthousiastes parmi les pionniers d’Internet. Le plus influent d’entre eux est le cyber-cowboy John Perry Barlow. Ce que Teilhard a dit, estime Barlow, peut se résumer en une phrase simple. «Le but de toute évolution ayant eu lieu jusqu’à ce jour est la création d’un organisme collectif de l’esprit». Pour Barlow, Teilhard est le grand prophète du Cyberspace. Et il commente: «L’idée que le cerveau de chacun puisse s’intégrer à un réseau formé de tous les autres cerveaux, ne pouvait qu’avoir des implications théologiques pour le mystique hippie que je fus.»
«A globe, clothing itself with a brain». Cette traduction anglaise d’une pensée de Teilhard est l’équivalent d’un mantra pour de nombreux internautes californiens.
L’évolution, selon Teilhard, n’est pas un phénomène purement biologique qui s’expliquerait par le hasard et la nécessité. Les phénomènes ont leur dehors et leur dedans. Le dedans de l’évolution c’est l’esprit, un esprit qui oriente les transformations des êtres vivants vers un degré de perfection sans cesse plus élevé. Au degré le plus élevé, Teilhard associe des mots tels que point oméga, plérôme, milieu divin. Alors que les évolutionnistes les plus audacieux avaient à peine osé imaginer un animal encore plus raisonnable, plus évolué que l’homme, Teilhard prédit un nouveau type d’évolution, une évolution de la conscience dans un nouveau milieu, la noosphère, lui-même plus évolué que la biosphère dont il est issu. L’ensemble des cerveaux humains réunis par des moyens de communication assurant la simultanéité des échanges constitue la noosphère.
Dans les pages WWW en langue française qu’elle consacre à Teilhard, la brésilienne Maria Luiza Glycerio, se dit convaincue que le Milieu Divin, rêvé par Teilhard de Chardin, correspond exactement au XXe siècle, et elle conclut que «notre objectif doit être de viser une communion spirituelle, dans un chemin de Paix et d'Espoir d'un futur meilleur, comme des précurseurs préparant la consommation du Plérôme promis.»
Le cyborg dans la vie quotidienne
Certes, les spéculations que nous venons d’évoquer sont le fait de quelques individus qui font tous partie du collège des grands prêtres de la science et de la technologie; certes, il ne faut pas s’attendre à ce que soit créée demain une commission internationale des droits des cyborgs; certes, les êtres humains estiment encore, en majorité, appartenir à la vieille espèce humaine; certes, ils ne sont pas prêts à troquer leur statut d’animal raisonnable contre celui d’esprit réincarné sur un support mécanique! Mais si nous les suivons pas à pas dans leur vie quotidienne, que découvrons-nous? – du moins dans les pays conquis par la technique –: une série de gestes et de choix qui semblent plus inspirés par le modèle du cyborg que par tout autre type d’humanité!
«Le corps humain est en train de devenir un site pour pirates informatiques, un nœud où l'humanité et sa technologie convergent en une relation inédite et puissante», écrivait Gareth Branwyn dans Wired, il y a quelques années. «Nous sommes associés si étroitement à nos machines, nos médias, nos drogues, que la frontière entre le corps et ses prolongements devient poreuse. À en croire certains auteurs, nous sommes déjà tous des cyborgs. Nous vivons en symbiose avec une foule de gadgets électroniques que nous portons sur notre corps ou à côté, du baladeur au téléphone cellulaire, en passant par l'assistant numérique et la pagette.[…] La biotechnologie a transformé les microbes en microcyborgs fabriquant docilement les protéines dont nous avons besoin. Pour Alexander Chislenko, le corps humain est semblable à un système informatique obsolète dont on a égaré le mode d’emploi. Nous sommes entrés dans l'ère de la "réingénierie" du corps.»
L’image substituée à la réalité
Le pilote d’avion du début du siècle, tel que Saint-Exupéry nous le présente, était maître et souverain de sa machine. Elle n’était pour lui qu’un moyen en vue d’une fin, le rapprochement des êtres humains, cette fin appartenant elle-même à une sphère supérieure à celle de la technique. Il en était ainsi des connaissances que le pilote devait mobiliser pour diriger son appareil; elles aussi appartenaient à la sphère des moyens.
On ne peut en dire autant ni du cosmonaute, ni des connaissances nécessaires au déplacement des fusées dans l’espace. Le cosmonaute est totalement intégré à la machine qu’il habite et au système qui la contrôle. Peut-être l’ensemble du système de lancement n’est-il qu’un moyen pour le chef des opérations du centre de contrôle. Du point de vue du cosmonaute, les choses sont bien différentes: il est complètement intégré au moyen. Son identité en tant qu’être de chair et de sang est sacrifiée à un esprit abstrait sur support mécanique.
Ainsi donc, de l’homme intégral on passe à l’homme intégré, et de l’homme fin à l’homme moyen…C’est ce passage que Von Neuman et ses disciples présentent comme une apothéose, ou tout au moins comme une nouvelle étape dans l’évolution. Pour l’araignée humaine, devenir prisonnière du réseau qu’elle a créé devient une promotion.
La même évolution a pour effet de substituer les moyens à la réalité. Par moyens, il faut entendre ici le vaste ensemble constitué des médias, des diverses formes de transport et des outils en général. Avec l’avènement du cyborg, le réel passe dans l’orbite du virtuel. Il est de plus en plus difficile d’apercevoir la différence entre la terre, telle que le cosmonaute la voit depuis le simulateur de vol, et telle qu’il la verra depuis un habitacle en orbite. De même, le paysage que le touriste aperçoit depuis sa voiture roulant à 100 km à l’heure n’est guère différent du même paysage projeté sur un écran. Depuis plus d’un siècle, tout conspire à faire apparaître le réel comme une chose abstraite qui s’amenuise à l’horizon. Les techniques nouvelles de visualisation en trois dimensions ont fait perdre à cette chose abstraite le dernier attrait qu’elle pouvait encore présenter. Le réel est vaincu.
La substitution des senseurs aux sens et de l’ordinateur à la pensée autonome est l’un des signes auxquels on reconnaît le cyborg. Il convient de ranger les cosmonautes dans cette espèce. Les premiers cosmonautes américains étaient de simples figurants à l’intérieur de la capsule spatiale; au lieu d’être aux commandes de la machine qu’ils habitaient, ils étaient eux-mêmes télécommandés dans leurs fonctions les plus vitales et les plus personnelles.
On aimerait penser que ceux qui parlent du cyborg comme d’une nouvelle espèce sont des auteurs cyniques qui poussent à sa limite, pour mieux nous en détourner, la caricature du progrès technique. Eh bien! non, ils sont sérieux. Une longue démonstration de ce sérieux s’impose, ne serait-ce que pour mettre en relief des sujets de réflexion que notre vie quotidienne devrait nous suggérer depuis longtemps, mais auxquels nous refusons de faire face, par crainte sans doute des révisions déchirantes et des engagements auxquels nous pourrions être ainsi conduits.
C’est un spécialiste des vols spatiaux, Manfred Clynes, qui forgea le mot cyborg en 1960, dans un article sur l’usage des systèmes homme-machine dans l’exploration de l’espace. Le mot cyborg désignait, et désigne toujours, l’intégration physique des systèmes mécaniques et des organismes. Ce n’est donc pas le cosmonaute en tant que tel qui est un cyborg, mais le nouvel être résultant de l’union d’un cosmonaute en chair et en os avec un système mécanique et informatique qui s’étend du centre de contrôle à la capsule spatiale.
L’hybride PCO/senseurs (PCO: personne en chair et en os), tout comme le cosmonaute/système de contrôle sont des cyborgs individuels, au même titre que le citoyen ordinaire lorsque, branché sur une multitude d’instruments d’analyse, il subit son examen médical de routine.
Mais le cyborg collectif est déjà en vue. Le réseau Internet en est l’incubateur. C'est ce qu'affirme en substance Joël de Rosnay dans L'homme symbiotique. D'après lui, «une relation de symbiose, c'est-à-dire de dépendance réciproque, à toutes fins utiles de fusion, est en train d'émerger entre l'humanité et le gigantesque réseau d'ordinateurs qui se constitue actuellement» . À long terme, l'humanité devrait céder la place à un super-organisme planétaire, à la fois biologique et machinique, qu'il appelle le symbionte. Grégory Stock préfère l'appeler le «Méta-homme», sorte «d'essaim acéphale», comme le décrit Slouka, doté d'une vague conscience collective. Il est rejoint par John Perry Barlow, qui voit le Réseau mondial du futur comme «un système nerveux global, une extension presque continue de la matière grise et humide qui habite les humains branchés à ses extrémités réceptrices». D'après lui, le Cyborg planétaire «est la fin vers laquelle – caricaturant Teilhard de Chardin – le grand voyage de l'évolution a tendu durant tous ces éons...»
Barlow n’est pas le seul à considérer le cyborg comme une nouvelle étape de l’évolution. Selon Danny Hillis, concepteur de la Connection Machine et président de Thinking machine inc., les Mind Machines constituent une nouvelle espèce: la machina sapiens qui devrait rivaliser quelque temps avec l’homo sapiens pour ensuite le dépasser. Hillis pressent le mépris qu’il inspirera à ses descendants robotiques. «Je veux, dit-il, faire une machine qui sera fière de moi». Edward Fredkin déclare de son côté que «l’intelligence artificielle est la prochaine étape de l’évolution. Le premier grand événement, poursuit-il, a été la création de l’univers lui-même, le second la création de la vie et le troisième la création de l’intelligence artificielle.»
On aura deviné que le cyborg est déjà une figure du passé, qu’il mérite tout au plus le nom d’espèce transitoire. Selon Marvin Minsky, la PCO (personne en chair et en os), qui demeure hélas! l’un des éléments constitutifs du cyborg, n’est qu’un «bloody mess of organic matter». L’avenir, l’immortalité ne sont sûrement pas de ce côté. La sociologue Sherry Turkle note que les adeptes les plus enthousiastes de l’IA (intelligence artificielle) sont persuadés qu’une fois capables de penser par elles-mêmes et dotées d’une superintelligence, les machines vont se libérer de leurs liens avec l’organisme humain et par là accéder à l’immortalité.
La liste des grands prophètes de cette immortalité post biologique et numérisée est déjà longue. J. Doyne Farmer, l’un des fondateurs du mouvement VA (vie artificielle) intégré depuis au mouvement IA (intelligence artificielle), ne manque pas d’audace dans ses prédictions: «D’ici cinquante à cent ans, un nouveau type d’êtres vivants aura vraisemblablement émergé. Ces organismes seront artificiels en ce sens qu’ils auront à l’origine été conçus par des êtres humains; ils pourront cependant se reproduire et évoluer vers des formes de vie différentes de ce qu’ils étaient à l’origine. Selon toute définition raisonnable de la vie, ils seront des êtres vivants. Ils évolueront toutefois d’une façon particulière. Le processus évolutif étant devenu conscient, il sera beaucoup plus rapide que par le passé.»
Earl Cox, gourou de l’IA, explique dans Beyond Humanity: Cyber revolution and Future Mind que nous vivons le déclin de la civilisation et l’aube de la supercivilisation robotique. Nous allons transférer le contenu de nos esprits dans ces vaisseaux créés par nos enfants mécaniques… Libérées de notre fragile forme humaine, ces intelligences humaines artificielles vont transcender les timides concepts de déité et de divinité tenus aujourd’hui pour vrais par les théologiens.
Daniel Crevier, autre spécialiste réputé de l’IA, soutient quant à lui, en s’appuyant sur l’Ancien et le Nouveau Testament, que l’immortalité numérique n’est pas incompatible avec le dogme chrétien de la résurrection des corps. «Il est certain, écrit-il, que l’information et l’organisation constituant notre esprit auront besoin d’un quelconque support. Le Christ est ressuscité dans un nouveau corps; pourquoi ce nouveau corps ne serait-il pas une machine?»
Voilà peut-être le fin mot de la cyberthéologie. Dans The Age of Mind, Transcending the Human Condition through Robots, Hans Moravec, de l’Université Carnegie-Mellon, décrit avec précision les mécanismes de la nouvelle apothéose: «Il est facile d’imaginer comment la pensée humaine pourrait se libérer de ses liens avec un corps mortel. De même, explique-t-il, que l’on peut transférer un processus de traitement de données d’un ordinateur à un autre, de même on pourrait transférer l’activité intellectuelle d’un esprit humain à un ordinateur». Moravec va même jusqu’à décrire l’intervention chirurgicale consistant à greffer le cerveau humain sur un ordinateur. Au fur et à mesure que le cerveau s’affaiblirait avec l’âge, l’ordinateur prendrait le relais pour remplir ses principales fonctions. Et ainsi, à condition que l’on fasse suffisamment de copies de ce logiciel personnalisé, son propriétaire d’origine serait pratiquement assuré de l’immortalité.
Les religions, écrit de son côté Michael Benedikt, président de Mental Tech inc., sont nourries par le ressentiment que nous éprouvons à l’égard de nos corps boueux, limités, et ultime tricherie, mortels. La réalité c’est la mort. Si seulement nous le pouvions, nous pourrions aller de par la terre, sans jamais quitter nos maisons, vaincre sans périls, goûter aux fruits de l’Arbre sans être punis, convoler chaque jours avec des anges nouveaux, entrer au paradis, échapper à la mort.»
Y a-t-il beaucoup de savants contemporains plus sérieux et plus généralement respectés que John von Neuman, le père de l’ordinateur? Il faut savoir qu’au moment où il s’est consacré à la cause de la guerre nucléaire préventive, il a commencé à soupeser les similitudes logiques entre la vie et la machine, et à développer une théorie des automates cellulaires capables de se reproduire. Cette théorie constitue la base des recherches actuelles en VA.
Au-dessus de Von Neuman, parmi ceux que l’on considère comme les prophètes du nouveau super-monde, il y a un homme qui fut aussi célèbre comme théologien que comme savant: Teilhard de Chardin. Au milieu du présent siècle, le théologien Teilhard de Chardin a créé le mot noosphère pour désigner l’univers d’information en train de se constituer, avec l’aide des moyens techniques, au-dessus de ce qu’on appelait déjà la biosphère. Pour beaucoup de gens, la noosphère et le virtuel constituent une même nébuleuse parée de tous les prestiges: ceux du réel aussi bien que ceux du spirituel de jadis. Le cyborg est la symbiose entre cette nébuleuse et le corps humain.
Teilhard compte des disciples nombreux et enthousiastes parmi les pionniers d’Internet. Le plus influent d’entre eux est le cyber-cowboy John Perry Barlow. Ce que Teilhard a dit, estime Barlow, peut se résumer en une phrase simple. «Le but de toute évolution ayant eu lieu jusqu’à ce jour est la création d’un organisme collectif de l’esprit». Pour Barlow, Teilhard est le grand prophète du Cyberspace. Et il commente: «L’idée que le cerveau de chacun puisse s’intégrer à un réseau formé de tous les autres cerveaux, ne pouvait qu’avoir des implications théologiques pour le mystique hippie que je fus.»
«A globe, clothing itself with a brain». Cette traduction anglaise d’une pensée de Teilhard est l’équivalent d’un mantra pour de nombreux internautes californiens.
L’évolution, selon Teilhard, n’est pas un phénomène purement biologique qui s’expliquerait par le hasard et la nécessité. Les phénomènes ont leur dehors et leur dedans. Le dedans de l’évolution c’est l’esprit, un esprit qui oriente les transformations des êtres vivants vers un degré de perfection sans cesse plus élevé. Au degré le plus élevé, Teilhard associe des mots tels que point oméga, plérôme, milieu divin. Alors que les évolutionnistes les plus audacieux avaient à peine osé imaginer un animal encore plus raisonnable, plus évolué que l’homme, Teilhard prédit un nouveau type d’évolution, une évolution de la conscience dans un nouveau milieu, la noosphère, lui-même plus évolué que la biosphère dont il est issu. L’ensemble des cerveaux humains réunis par des moyens de communication assurant la simultanéité des échanges constitue la noosphère.
Dans les pages WWW en langue française qu’elle consacre à Teilhard, la brésilienne Maria Luiza Glycerio, se dit convaincue que le Milieu Divin, rêvé par Teilhard de Chardin, correspond exactement au XXe siècle, et elle conclut que «notre objectif doit être de viser une communion spirituelle, dans un chemin de Paix et d'Espoir d'un futur meilleur, comme des précurseurs préparant la consommation du Plérôme promis.»
Le cyborg dans la vie quotidienne
Certes, les spéculations que nous venons d’évoquer sont le fait de quelques individus qui font tous partie du collège des grands prêtres de la science et de la technologie; certes, il ne faut pas s’attendre à ce que soit créée demain une commission internationale des droits des cyborgs; certes, les êtres humains estiment encore, en majorité, appartenir à la vieille espèce humaine; certes, ils ne sont pas prêts à troquer leur statut d’animal raisonnable contre celui d’esprit réincarné sur un support mécanique! Mais si nous les suivons pas à pas dans leur vie quotidienne, que découvrons-nous? – du moins dans les pays conquis par la technique –: une série de gestes et de choix qui semblent plus inspirés par le modèle du cyborg que par tout autre type d’humanité!
«Le corps humain est en train de devenir un site pour pirates informatiques, un nœud où l'humanité et sa technologie convergent en une relation inédite et puissante», écrivait Gareth Branwyn dans Wired, il y a quelques années. «Nous sommes associés si étroitement à nos machines, nos médias, nos drogues, que la frontière entre le corps et ses prolongements devient poreuse. À en croire certains auteurs, nous sommes déjà tous des cyborgs. Nous vivons en symbiose avec une foule de gadgets électroniques que nous portons sur notre corps ou à côté, du baladeur au téléphone cellulaire, en passant par l'assistant numérique et la pagette.[…] La biotechnologie a transformé les microbes en microcyborgs fabriquant docilement les protéines dont nous avons besoin. Pour Alexander Chislenko, le corps humain est semblable à un système informatique obsolète dont on a égaré le mode d’emploi. Nous sommes entrés dans l'ère de la "réingénierie" du corps.»
L’image substituée à la réalité
Le pilote d’avion du début du siècle, tel que Saint-Exupéry nous le présente, était maître et souverain de sa machine. Elle n’était pour lui qu’un moyen en vue d’une fin, le rapprochement des êtres humains, cette fin appartenant elle-même à une sphère supérieure à celle de la technique. Il en était ainsi des connaissances que le pilote devait mobiliser pour diriger son appareil; elles aussi appartenaient à la sphère des moyens.
On ne peut en dire autant ni du cosmonaute, ni des connaissances nécessaires au déplacement des fusées dans l’espace. Le cosmonaute est totalement intégré à la machine qu’il habite et au système qui la contrôle. Peut-être l’ensemble du système de lancement n’est-il qu’un moyen pour le chef des opérations du centre de contrôle. Du point de vue du cosmonaute, les choses sont bien différentes: il est complètement intégré au moyen. Son identité en tant qu’être de chair et de sang est sacrifiée à un esprit abstrait sur support mécanique.
Ainsi donc, de l’homme intégral on passe à l’homme intégré, et de l’homme fin à l’homme moyen…C’est ce passage que Von Neuman et ses disciples présentent comme une apothéose, ou tout au moins comme une nouvelle étape dans l’évolution. Pour l’araignée humaine, devenir prisonnière du réseau qu’elle a créé devient une promotion.
La même évolution a pour effet de substituer les moyens à la réalité. Par moyens, il faut entendre ici le vaste ensemble constitué des médias, des diverses formes de transport et des outils en général. Avec l’avènement du cyborg, le réel passe dans l’orbite du virtuel. Il est de plus en plus difficile d’apercevoir la différence entre la terre, telle que le cosmonaute la voit depuis le simulateur de vol, et telle qu’il la verra depuis un habitacle en orbite. De même, le paysage que le touriste aperçoit depuis sa voiture roulant à 100 km à l’heure n’est guère différent du même paysage projeté sur un écran. Depuis plus d’un siècle, tout conspire à faire apparaître le réel comme une chose abstraite qui s’amenuise à l’horizon. Les techniques nouvelles de visualisation en trois dimensions ont fait perdre à cette chose abstraite le dernier attrait qu’elle pouvait encore présenter. Le réel est vaincu.