C’était à Berlin, en décembre 1904. Charles Du Bos garde très présente à la mémoire cette fin d’après-midi hivernale où, au coin du feu, le distingué et précis Ernst Hardt, après l’avoir interrogé sur ses premières explorations à travers les lettres allemandes, lui dit soudain: « Oui, cela est bien ; mais vous ne savez pas encore de quel Klang, de quelle sonorité notre poésie est capable ; et vous ne le pouvez savoir, car ce n’est que récemment que nos poètes ont fait de notre langue un instrument d’où se dégage une si capiteuse ivresse », – et prenant dans la bibliothèque à portée de sa main un mince, un svelte livret, il lui lut dans Der Tod des Tizian, avec cette volupté délicatement gourmande et tant soit peu appuyée qui est celle de l’artiste interprétant un chef-d’oeuvre favori, les vers de Gianino sur la nuit :
Mir war als ginge durch die blaue Nacht,
Die atmende, ein rätselhaftes Rufen...
Mais les tissus sont tramés de fils encore plus fins, et si aucun oeil ne les aperçoit, son oeil à lui ne saurait les renier. Pour lui le Présent est d’une façon tout indescriptible entrelacé au Passé : dans les pores de son être même il ressent tout ce qui fut vécu aux jours anciens, par de lointains ancêtres jamais connus, par des peuples évanouis, en des temps révolus ; à défaut de tout autre, son oeil est encore atteint – comment pourrait-il s’en défendre ? – par la brûlante ardeur d’étoiles que depuis longtemps le gel de l’espace a consumées. Car telle est l’unique loi à laquelle il est soumis : à nulle chose ne refuser l’entrée de son âme ; – et pas plus qu’un homme vivant qui tend les mains vers lui, ne lui est étranger le rayon stellaire que quelque monde a émis il y a plus de trois mille ans, qui rencontre aujourd’hui son oeil, et qui détermine en son corps l’ébranlement d’une émotion immémoriale, qui ne se laisse plus mesurer. De même que le sens interne de tous les hommes crée le temps et l’espace et le monde des choses qui les entourent, – de même lui, du passé et du présent, de l’animal et de l’homme, du rêve et de la chose, du grand et du petit, de l’auguste et de l’infime, crée le monde des relations. Il crée. De mornes souffrances, des destins bornés peuvent se poser sur son âme, l’opprimer longuement, l’abreuver de douleur au plus intime d’elle-même, tandis qu’à telle autre heure cette même âme large ouverte reflétera en son sein tout le ciel étoilé. Il est l’amoureux des souffrances et l’amoureux du bonheur. Il est l’enthousiaste des grandes villes et l’enthousiaste de la solitude. Il est l’admirateur passionné des choses qui existent depuis toujours et des choses qui sont d’aujourd’hui. Londres en son brouillard avec ses spectrales processions de sans-travail, les temples en ruines de Louxor, le murmure d’une source au plus retiré de la forêt, le mugissement de gigantesques machines, – jamais les transitions ne lui sont difficiles, et il laisse les accès de surprise à ceux dont la fantaisie est plus pesante que la sienne ; car lui s’étonne toujours, mais il n’est jamais surpris : rien ne surgit qui pour lui soit tout à fait inattendu : tout se présente à lui comme étant là depuis toujours, et tout est là en fait, tout est là en même temps. Non seulement il n’est chose dont il puisse se passer, mais il n’est chose qu’il puisse perdre, non pas même par la mort. Les morts ressuscitent pour lui, non point quand il le veut, mais quand il leur plaît, et ils ressuscitent sans cesse. Son cerveau est l’unique lieu où les morts pour l’espace d’un instant ont encore licence de vivre et où à eux, qui peut-être séjournent dans une solitude figée, il échoit de participer à l’insondable bonheur des vivants, ce bonheur de se rencontrer avec tout ce qui vit. Les morts vivent en lui, car à sa passion d’admirer, de s’étonner, de comprendre, leur absence ne constitue pas une barrière. Il lui est impossible de jamais tout à fait oublier ce qu’une fois il a entendu, – un mot, un nom, une allusion, une anecdote, une image, une ombre qui un jour sont chus dans son âme. Rien de ce qui existe en ce monde et entre les mondes, il ne peut le considérer comme non avenu. Ce qui l’a effleuré d’un souffle, et ce souffle remontât-il du fond de la tombe, il ne cesse d’en ressentir la silencieuse caresse...
Il vit, et cela de façon ininterrompue, sous le poids d’atmosphères qui ne se laissent pas mesurer, comme le plongeur dans les profondeurs de la mer, et rien n’est plus étrange dans l’organisation d’une âme que le fait qu’elle puisse supporter ce poids. Il est le lieu où les forces du temps aspirent à s’équilibrer. Il est semblable au sismographe où chaque tressaillement, se soit-il produit à des milliers de lieues, vient s’inscrire en vibrations. Ce n’est pas que le poète pense sans cesse à toutes les choses du monde ; mais ce sont elles qui pensent à lui. Elles sont en lui, et c’est pourquoi elles le dominent. Même ses heures d’atonie, ses dépressions, ses désarrois sont des états impersonnels, ils correspondent aux sursauts du sismographe, et un regard qui serait assez profond pourrait y lire des secrets encore plus mystérieux que dans les poésies elles-mêmes. Ses douleurs sont des constellations intérieures, les configurations en lui des choses qu’il n’a pas eu la force de déchiffrer. Son incessant agir est une recherche d’harmonie au-dedans de lui-même, une harmonisation du monde qu’il porte en lui. Dans ses heures les plus hautes il lui suffit de juxtaposer, et ce qu’il juxtapose devient harmonieux.»
Tel est, pour Hofmannsthal, le poète, – et tel, essentiellement, est Hofmannsthal lui-même. Devant l’intarissable jaillissement de ce Magnificat qui s’élance et qui s’infléchit selon la brûlante arabesque emportée – si décorative et cependant si chaleureuse – de la grande phrase initiale du Concerto de violon de Beethoven, on perçoit, en sa profondeur, toute la justesse de l’hommage que décernait à Hofmannsthal pour son cinquantième anniversaire le savant connaisseur et praticien en matière d’art et de style, Rudolf Borchardt :
«Nous avons vécu, dans la personne d’un homme de notre temps, l’état originel de la poésie, lorsqu’en son sein la philosophie gît encore enveloppée, et que ses appréhensions sont des lois non encore démontrées : nous avons cru en toi, et nous t’avons obéi, de tout notre coeur.
Nos sentiments, nos ébauches de sentiments, tous les états les plus secrets et les plus profonds de notre être intime ne sont-ils pas de la plus étrange façon enlacés à un paysage, à une maison, à une propriété de l’air, à un souffle ? Un certain mouvement que tu fais en sautant d’une voiture, une nuit d’été lourde et sans étoiles, l’odeur des pierres humides dans un vestibule, la sensation glaciale de l’eau d’une fontaine coulant sur tes doigts : à quelques milliers de choses terrestres de cette nature toutes tes possessions spirituelles sont reliées, tous tes élans, toutes tes aspirations, toutes tes ivresses. Plus que reliées : les racines mêmes de leur vie y ont grandi, solidement implantées, de sorte que si tu les coupais de ce fond, elles se dessécheraient et se réduiraient à rien entre tes mains. Voulons-nous nous trouver ? Ce n’est point en nous qu’il faut descendre: c’est dehors que nous nous trouverons, dehors. Semblable à l’arc-en-ciel qui n’a pas de substance propre, notre âme est tendue sur l’irrésistible chute de l’existence. Nous ne possédons pas notre moi : c’est du dehors qu’il souffle vers nous, il nous fuit pour longtemps, puis nous revient dans un souffle. Notre «moi» ! le mot même est une métaphore. Des forces motrices nous font retour qui naguère une fois déjà en nous ont niché. Et sont-ce vraiment les mêmes ? N’est-ce pas bien plutôt leur couvée qui fut ramenée par quelque obscur mal du pays ? Il suffit : quelque chose revient, et quelque chose se rencontre en nous avec autre chose : nous ne sommes rien de plus qu’un pigeonnier»
Je ne saurais assez exprimer mon admiration pour cette page qui s’offre à nous avec la flexible inclinaison, les sveltes grappes, l’insinuant mais frais parfum d’une branche de lilas. Mais, non moins que sa beauté intrinsèque, il convient d’en marquer ici l’exceptionnelle valeur annonciatrice. L’Entretien sur la Poésie fut publié pour la première fois en 1904 dans les Unterhaltungen über literarische Gegenstände (où figurait en même temps le Dialogue imaginaire entre Balzac et Hammer-Purgstall sur les caractères dans le roman et dans le drame) ; La Lettre de Lord Chandos avait paru, elle, dès 1902. Or, à chaque page de l’Entretien et de la Lettre, avec une prescience comme atmosphérique, Hofmannsthal définit par anticipation et suit dans tout l’entrelacs de leurs nuances ces questions mêmes qui nous sollicitent le plus aujourd’hui. Sur la «poésie pure» je ne sais rien tout ensemble de plus profond et de plus pertinent que l’Entretien de 1904, où se pose également, en fonction de la nature du poète, le problème de la personnalité polymorphe, de la réalité ou de l’irréalité du moi ; et en 1902, la Lettre de Lord Chandos, où s’enregistre la perte de «la faculté de traiter avec suite, par la pensée ou par la parole, un sujet quelconque», décrivait la crise de la raison discursive et célébrait la toute-puissante plénitude de ces états de grâce qui sont ceux de la mystique profane.
http://www.biblisem.net/etudes/duboshof.htm
Sur l'importance des objets qui nous environnent et nous gardent dans l'existence:
Jacques Dufresne, «Paysages d'objets»
«Au commencement, les objets eux-mêmes avaient une âme. À la fin, les personnes sont réduites à l'état d'objets sans âme. Je ne veux pas défendre cette thèse systématiquement, encore moins l'ériger en philosophie de l'histoire. Je veux seulement en faire la métaphore centrale d'une série de propos où je montrerai l'importance des objets dans la quête du bonheur et de la perfection.» Dans ce texte Hugo von Hofmannsthal (Lettre de Lord Chandos) est cité. http://agora.qc.ca/Documents/Objet--Paysages_dobjets__Paysages_dobjets_par_Jacques_Dufresne