«Angelus novus », l’icône de l’art du XXe siècle, est une œuvre majeure de Paul Klee, créée en 1920 et exposée au musée d'Israël à Jérusalem. L'oeuvre doit sa notoriété au philosophe Walter Benjamin qui l'a eue dans sa possession et qui reconnaît dans ce tableau «l'ange de l'Histoire («Thèses sur la philosophie de l'histoire», écrites au début de 1940, encore sous le choc du pacte germano-soviétique).
À l'essor est prête mon aile,
J'aimerais revenir en arrière,
car je resterais aussi temps vivant
si j'avais moins de bonheur.
GERSHOM SCHOLEM, Salut de l'ange.
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Il existe un tableau de Klee qui s'intitule «Angelus novus». Il représente un ange qui semble avoir dessein de s'éloigner du lieu où il se tient immobile. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l'aspect que doit avoir nécessairement l'ange de l'Histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où se présente à nous une chaîne d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne les peut plus refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l'avenir, auquel il tourne le dos, cependant que jusqu'au ciel devant lui s'accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.
Walter Benjamin donne dans ce texte ci-dessus sa vision de l'Histoire et y professe son matérialisme historique. L'Angelus novus agit rétrospectivement dans le lointain du temps, c'est-à-dire: comme «un ramasseur historique de temps». Il symbolise le refus, dans l'à-présent de son action, d'oublier les souffrances des générations, opprimées et vaincues. Faisant mémoire du passé, il ne se laisse pas happer par un progrès qui fait fi du passé, mais il agit à-présent de telle sorte que les sacrifices et la mort de ceux qui l'ont précédé ne soient pas vains, ne soient pas perdus pour l'Histoire ouvrant ainsi le porte de l'espérance, de leur délivrance en même temps que la nôtre.
Laissons la parole à Benjamin qui décrit cette étrange convivialité entre les générations passées et présentes. Sans doute un des textes les plus inspirateurs du vingtième siècle (les caractères gras sont de nous):
«Le passé apporte avec lui un index temporel qui le renvoie à la délivrance. Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre. Sur Terre nous avons été attendus. À nous, comme à chaque génération précédente fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne la point négliger.
[...]
la vérité que voici: de tout ce qui jamais advint rien ne doit être considéré comme perdu pour l'Histoire.
[...]
Comme certaines fleurs orientent leur corolle vers le soleil ainsi le passé, par une secrète sorte d'héliotropisme, tend à se tourner vers le soleil en train de se lever dans le ciel de l'Histoire.
[...]
Articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître «tel qu'il a été effectivement», mais bien plutôt devenir maître d'un souvenir tel qu'il brille à l'instant d'un péril. [...] À chaque époque il faut tenter d'arracher derechef la tradition au conformisme qui peut s'emparer d'elle. Le Messie ne vient pas seulement comme rédempteur; il vient comme vainqueur de l'Antéchrist. Le don d'attiser pour le passé la flamme de l'espérance n'échoit qu'à l'historiographe parfaitement convaincu que devant l'ennemi, s'il vainc, même les morts ne seront point en sécurité. Et cet ennemi n'a pas cessé de vaincre.
[...]
Tous ceux qui jusqu'ici ont remporté la victoire participent à ce cortège triomphal où les maîtres d'aujourd'hui marchent sur les corps des vaincus d'aujourd'hui. À ce cortège principal, comme ce fut toujours l'usage, appartient aussi le butin. Ce qu'on définit comme biens culturels. Quiconque professe le matérialisme historique ne peut les envisager que d'un regard plein de distance.Car, tous en bloc, dès qu'on songe à leur origine, comment ne pas frémir d'effroi? Ils [ces biens culturels] ne sont pas nés du seul effort des grands génies qui les créèrent, mais en même temps de l'anonyme corvée imposée aux contemporains de ces génies. Il n'est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie. Et la même barbarie qui les affecte affecte tout aussi bien le processus de leur transmission de main en main. C'est pourquoi, autant qu'il ile peut, le théoricien du matérialisme historique se détourne d'eux. Sa tâche, croit-il, est de brosser l'histoire à contre-poil.
[...]
Lorsque la pensée se fixe tout à coup dans une constellation saturée de tensions, elle lui communique un choc qui la cristallise en monade. Le tenant du matérialisme historique ne s'approche d'un objet historique que là où cet objet se présente à lui comme une monade. Dans cette structure il reconnaît le signe d'un arrêt messianique du devenir, autrement dit d'une chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé. Il perçoit cette chance de faire sortir par effraction du cours homogène de l'histoire une époque déterminée; il fait sortir ainsi de l'époque une vie déterminée; de l'oeuvre de vie une vie déterminée.
[...]
[L'historien] saisit la constellation dans laquelle son époque est entrée avec une époque antérieure parfaitement déterminée. Il donde ainsi un concept de présent comme l'«à-présent» dans lequel ont pénétré des échardes du messianique»