Virtuel

Le mot virtuel est ici synonyme de numérique et il désigne les médias dans leur ensemble, à commencer par ceux qui ont un lien direct avec l'ordinateur tel le réseau Internet,

Nous sommes en 1992... ou en 1995. Je me souviens seulement que nous en étions encore à la préhistoire d'Internet. La grande transition vers le virtuel commencait. J'ai écrit à ce moment un article destiné au journal La Presse que j'ai intitulé «La religion cathodique». Je reprends ici cet article, en 2012, le commentant pour tenir compte des changements survenus depuis. L'histoire est en accélération. Les passages de l'article sont entre guillemets, mes commentaires en italique. Jacques Dufresne

Vers la fin de la décennie 1980, les propriétaires d'ordinateurs Apple pouvaient se rassembler dans des clubs appelés Clubs McIntosh et communiquer entre eux à l'aide d'un logiciel spécial dans le cadre de ce qu'on appelait un babillard électronique.  Les échanges portaient sur divers thèmes. C'est l'ornithologie qui m'intéressait.

«Sur le babillard électronique du Club Macintosh de Québec, l'une des conversations les plus courues porte sur les oiseaux. J'y lisais récemment les questions d'un ornithologue amateur de la région de Rivière-du-Loup au sujet d'un oiseau rare au Québec, le héron garde-boeuf. Les réponses vinrent, nombreuses. Celle de Jean Paquin, directeur de la revue Québec Oiseaux était particulièrement éclairante, mais c'est ce bref commentaire de l'un des interlocuteurs qui a retenu mon attention: «Et si nous allions maintenant voir les oiseaux...»

Je pensais déjà que c'était là le bon usage de ces réseaux. Les utiliser pour chercher l'information dont a besoin pour mieux jouir de l'excursion dans la nature que l'on s'apprête à faire. Les ornithologues faisaient encore partie de ces fous du réel, capables, à quelques heures d'avis, de faire cinq heures d'avion et dix heures de marche pour aller observer (voir, entendre et peut-être même sentir) un oiseau rare.

 «L'autoroute électronique a pris forme au fur et à mesure que des groupes comme le Club Macintosh de Québec se sont réunis pour former l'un de ces immenses réseaux dont le plus bel exemple est le réseau Internet, qui compte en ce moment 20 millions de membres, probablement 21 millions car mes chiffres datent du mois de mai [données actuelles sur la population d'Internet]. Jean Paquin peut désormais répondre aux questions d'un ornithologue de Bornéo et lui transmettre des images en couleurs de ses oiseaux préférés.

Quelle différence y a-t-il entre lire son journal, regarder la télévision ou communiquer par modem avec des personnes intéressées par un sujet donné? La comparaison est en faveur de la dernière activité, les deux autres choses étant plutôt des passivités mais l'essentiel c'est que dans tous les cas, on se souvienne que les médias, le mot le dit, ne sont que des intermédiaires, des intermédiaires entre nous et le réel. D'où l'importance du petit commentaire de nos amis ornithologues: "Et si nous allions voir les oiseaux..."

Je suis allé voir les oiseaux ce matin, les entendre, respirer avec eux l'air frais du mois de mai. Un martin pêcheur a fait son vol piqué au-dessus de ma tête, pendant qu'un minuscule oiseau jaune, que je ne saurais nommer, venait s'ébattre à mes pieds. Ce n'était pas un chardonneret... Peut-être était-ce une paruline jaune.

J'ai cru qu'il était blessé et cela m'a rappelé le poème d'Aragon: "Mon bel amour, mon cher amour, ma déchirure, je te porte dans moi comme un oiseau blessé...." C'est ainsi que le réel est enrichi par l'artifice qui en étend la présence irradiante jusqu'à une réalité plus mystérieuse: l'amour. L'être humain est ainsi fait qu'il a besoin de l'artifice pour se rapprocher de la chose. Nous voyons mieux l'étoile quand nous savons la nommer et la pierre du chemin retient davantage notre attention si elle a une forme géométrique.»

À la place du mot artifice j'aurais pu utiliser des mots comme concepts, représentations.  La tradition orale , l'écriture  le multimédia sont réservoirs de concepts et de représentations qui peuvent, s'ils sont traités selon l'art, nous rapprocher du réel. C'est de toute évidence la fusion avec ce réel, fusion qui peut aller jusqu'à l'extase, qui est notre fin. C'est par elle que nous nous accomplissons en tant qu'êtres humains. Cet état, par où notre nature s'accomplit, ne nous est toutefois pas naturel. Notre état naturel c'est l'obligation de connaître, de former des concepts pour prendre ensuite appui sur eux afin de revenir au réel: observer un oiseau blessé, y voir un symbole de l'âme et rassembler ces connaissances dans un poème qui nourrit l'amour. Ce n'est pas parce qu'ils ont porté la main à l'arbre de la connaissance qu'Adam et Ève ont été chassés du paradis terrestre. L'obligation de connaître et de travailler pour connaître a plutôt été leur punition. Leur faute fut de laisser leur lien fusionnel avec la nature se rompre.


«Mais le but est toujours la chose et le plus pur poète est celui que cette chose comble à un point tel que les mots les plus justes lui paraissent inaptes à la dire. "Un arrosoir, une herse à l'abandon dans un champ, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une petite maison de paysans, tout cela peut devenir réceptacle de mes révélations. Chacun de ces objets et mille autres semblables dont un oeil ordinaire se détourne avec une indifférence évidente peut prendre pour moi soudain, en un moment qu'il n'est nullement en mon pouvoir de provoquer, un caractère sublime et si émouvant, que tous les mots, pour le traduire, me paraissent trop pauvres" (Hugo von Hofmannstahl, Lettre de Lord Chandos, Gallimard, Paris 1980, p.81).

Demeurer conscient de la supériorité absolue du réel, tel doit être le but qu'on s'assigne et se réassigne constamment à un moment de l'histoire où, plus que jamais sans doute, l'artifice semble destiné à se substituer à la chose plutôt qu'à servir d'intermédiaire entre elle et nous.»


Il y a quelques années, à la fin d'un séjour dans la nature sauvage qui m'avait paru merveilleux, j'ai entendu deux adolescents dire, pleins de dépit, qu'on voit plus d'animaux en quelques minutes dans une bonne émission de télévision qu'en une semaine en pleine nature. Les oiseaux de l'écran, en plus d'être nombreux, ont l'avantage d'être prévisibles. Pour les faire apparaître, il suffit de presser un bouton. Toute-puissance de l'homme aux commandes de la machine! Dans la nature, vous ne savez jamais quand le huard va surgir à quelques mètres de votre embarcation pour remplir le soir qui tombe de son chant divin, mais votre joie est proportionnelle à la gratuité de l'instant: "Aimez ce que jamais on ne verra deux fois."

Vue sous cet angle, l'autoroute électronique aggrave un danger auquel toutes les autres nouveautés techniques nous exposent déjà: accroître dans nos vies la part démeseurée de l'artifice. De la procréation artificielle au magasinage virtuel, tout se ressemble. Le Montréalais qui fait ses courses au marché Jean-Talon peut voir et palper les produits de la terre, serrer la main de ceux qui les ont semés et récoltés... Si jamais il devait faire ses achats à partir de son écran de télévision, il serait coupé d'une partie importante de la réalité, comme celui qui s'en remet à la fécondation in vitro pour assurer sa procréation. Déjà sans trop s'en apercevoir il a dû renoncer à causer avec la caissière de la banque pour entrer en un froid dialogue avec une machine qui avale sa carte de crédit et lui compte des dollars.»

Le mot commerce signifie à la fois échanges de biens et rapports humains. La réduction du commerce au premier sens est un signe de déshumanisation. Si l'on englobe dans le virtuel toute l'information que l'on peut enfermer dans des circuits intégrés pour les rendre aptes à accomplir des tâches autrefois dévolues aux humains - pensons ici aux GPS, aux compteurs communicants, aux systèmes experts,aux mannequins virtuels -,  alors le virtuel par l'ensemble de ses effets devient un facteur de déshumanisation. Dans le débat sur les compteurs communicants, ni les autorités publiques, ni les médias grand public ne tiennent compte du fait que ce sont des rapports humains et des rapports avec la nature qui disparaissent en même temps que les emplois des préposés aux relevés des compteurs mécaniques.


«La question de la subordination des moyens aux fins ne se sera peut-être jamais posée avec autant d'acuité. La religion cathodique - expression qui désigne la ferveur avec laquelle jeunes et vieux s'attachent aux petits écrans - remporte un succès tel que l'humanité entière paraît destinée à se laisser emprisonner dans la toile d'araignée des médias, médias qui, rappelons-le, ont pour raison d'être de nous rapprocher du réel.

Quand la réalité, âpre et douce, imprégnait toute la vie quotidienne des gens, quand il fallait tirer l'eau du puits, marcher dans les paysages pour mériter de les contempler, les hommes éprouvaient le besoin d'imaginer un au-delà où s'immortaliseraient, transfigurées, leur plus belles expériences du réel.

Vous revivez tel que vous fûtes
À la fleur de vos mouvements
Dans le rayon de la minute
Où vous étiez parfaitement. (Maurras)

Les disciples de Platon cherchaient dans le ciel des idées, les formes pures qui les aideraient à comprendre les choses imparfaites d'ici-bas. Quelle est donc cette Justice parfaite, dont nous avons la nostalgie? Et comment expliquer cette nostalgie -qui se manifeste sous la forme de l'indignation devant l'injustice- s'il n'existe pas une Justice parfaite dont nous avons conservé quelque souvenir?

L'au-delà, désormais, c'est le réel, les formes pures ce sont ces objets irradiants évoqués par Hofmanstahl. Depuis que l'artifice est devenu notre élément, à quoi pouvons-nous aspirer? Au-delà de l'artifice, il n'y a qu'un artifice à la seconde puissance, qui prend souvent la forme d'une certaine spiritualité à la fois exangue et inconsistante. C'est en régressant en deçà de l'artifice, en revenant au réel que l'on peut trouver, sinon le véritable au-delà, du moins le prérequis de toute extase authentique, les racines qui permettent à l'âme de projeter son feuillage dans le vrai ciel.

À l'enfant qui se réfugie trop souvent devant un écran cathodique, celui de la télé ou celui de l'ordinateur - ils se confondront bientôt -, il faut offrir l'accès au réel, en utilisant la contrainte s'il le faut à l'occasion. Une vieille bicyclette sur laquelle on se blessera, ce dur contact avec le réel est encore préférable à la sécurité dans l'artifice et il donne tout son prix à l'aspect doux et joyeux du même réel: l'amour maternel, la première verdure.

De la première à la dernière heure de la vie, il faut faire échec à l'artifice - et lui donner par là la plénitude de son sens - en créant un climat propice au réel, en aménageant le temps et l'espace en fonction de ce climat.

Je dirais aujourd'hui, en tenant compte du fabuleux pouvoir d'attraction des médias sociaux, qu'il faut considérer le virtuel comme l'habitat des jeunes et les orienter vers le réel selon une pédagogie semblable à celle qu'utilisait Socrate pour éveiller les jeunes athéniens aux Idées. Un livre comme celui de Frédéric Cros sur la marche leur convient parfaitement. Il faudra aussi tenir compte du fait que l'enfermement dans le virtuel est tel pour beaucoup de jeunes que ce qu'ils vivent sous forme de contacts physiques tient plus du virtuel que du réel. Ils sont en représentation même en présence de l'autre. Il faut alors inventer une pédagogie pour les aider à sortir de la représentation, ce qui ne peut se faire que par l'intégration de la souffrance à la vie.

«Le climat propice au réel, il faut le créer simultanément dans l'espace privé et dans l'espace public. Le réel pour l'être humain, c'est d'abord l'autre être humain. Il faut donc, en tout premier lieu, remédier aux deux séquelles paradoxales de la multiplication des moyens de communicaton: la solitude et l'exclusion sociale.

C'est le mot empowerment qui revient le plus souvent dans le discours de ceux qui, aux États-Unis, s'efforcent de donner un sens à l'autoroute électronique. Cette dernière, disent-ils, doit d'abord servir à accroître le sentiment de puissance et de dignité. Une telle métamorphose suppose une régénérescence qui elle-même suppose un réenracinement dans le réel.

"Et si nous allions voir les oiseaux..." »

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