La vie avant la mort, la vie après la mort, et l’énergie divine et humaine
L’être humain meurt, et Marguerite, l'enfant dans ce poème de Gérard Manley Hopkins, ne le sait pas, et pourtant elle le sait. Ou plutôt elle le devine. Voilà pourquoi elle est triste en automne en voyant le joli bosquet d’hier aujourd’hui défeuillé.
Je crois qu’on croit que la croyance chrétienne est pessimiste, étriquée et kétaine. Ou encore, nous les Québécois, nous sommes d’avis que la religion de nos pères n’est rien de plus que des sottises de sulpicien, des crédulités de capucin et des dogmes de Dominicain. Et nous croyons que la Révolution tranquille, si tranquille que nous n’avons rien à faire et que nous n’avons pas à la remettre en question, nous a libérés de tout cela pour que nous devions des adultes joyeux, ouverts et raffinés.
Je crois qu’on prend le sérieux du christianisme pour du pessimisme, et la tendance janséniste bien particulière pour la maigreur d’une doctrine presque trop large, et enfin la bigoterie des versions « bonnes sœurs » de l’Évangile pour la profondeur de la Parole.
Par exemple, je suis toujours surpris de voir que mes concitoyens n’entendent pas la complexité du récit de la création, et d’abord, qu’ils ne se rendent pas compte que la Bible offre deux récits différents, incompatibles et pourtant pieux de ce que Dieu, Yahvé, a fait quand il a fait l’homme.
De plus, je suis fils de jésuite et, peut-être à cause de cela, j’ai entendu très tôt des voix qui disaient un christianisme et un catholicisme bien plus intéressants que ce que nous rejetons avec l’aplomb de bourgeois satisfaits. Et pour ne pas vouloir verser dans la théologie, je me tourne vers un de mes poètes préférés, un Anglais d’Angleterre, un converti, un Jésuite.
Gérard Manley Hopkins est peu connu par chez nous, mais on peut dire que sa réputation est grande chez les poètes à cause de l’audace de sa métrique. Pour ma part, je trouve depuis longtemps déjà qu’il m’éclaire en m’émerveillant à cause du fond de son art. Car comme un vrai chrétien (enfin, un vrai chrétien comme je les comprends), il sait parler de la vie et de la mort et de l’une et l’autre par rapport à Celui qui compte plus que tout. Son poème le plus célèbre The Windhover, ou Le Faucon crécerelle, porte comme sous-titre, To Christ our Lord, ou À Notre Seigneur Jésus-Christ. Et cette comparaison entre le vol vigoureux et violent d’un oiseau qui plonge vers la terre après avoir régné dans les cieux me bouleverse chaque fois que je le lis, parce que c’est beau et complexe comme ça ne devrait pas être permis et parce qu’on y entend la voix d’un homme pieux qui vibre de son amour premier.Mais je ne me tourne pas vers ce poème trop grand, et je lis et relis et traduis et médite et dis des œuvres moins grandes qui serviront d’introduction à ce qui me semble un autre christianisme, autre que celui de mes compères, et conforme à celui de mes pères. Et j’en profite pour penser avec Hopkins à la vie, à la mort et ce qu’elles annoncent.
La tristesse d’une enfant revue et expliquée
Le premier poème, un presque sonnet, avec son neuvième vers en trop, pourrait se traduire comme suit [1].
Marguerite, es-tu en train de pleurer / À cause de l’effeuillement d’un bosquet d’or ? / Les feuilles, comme les choses de l'homme, toi / Avec tes jeunes pensées, t’en faire peux-tu ? / Ah ! À mesure que le cœur vieillit, / Il se fera plus froid en voyant ces choses
/ Peu à peu, et n’offrira plus un soupir / Bien que s’étalent des mondes de poudre de feuilles. / Pourtant tu pleureras, et tu sauras pourquoi. / Pour le moment, peu importe, mon enfant, quel en est le nom : / Les sources jaillissantes du chagrin sont les mêmes. / Ni la bouche, non, ni l'esprit n'avaient exprimé / Ce que le cœur entendait et l’esprit devinait : / C'est le fléau pour lequel l'homme est né, / C'est Margaret que tu pleures.
L’être humain meurt, et Marguerite, l’enfant perle, l’enfant trop jeune encore, ne le sait pas, et pourtant elle le sait. Ou plutôt elle le devine. Voilà pourquoi elle est triste en automne en voyant le joli bosquet d’hier aujourd’hui défeuillé.
Marguerite vieillira, et le vieux prêtre annonce qu’elle perdra son hypersensibilité enfantine et surtout elle oubliera ses pleurs d’enfants. Pourtant, elle pleurera alors parce que la vie lui aura appris que tout passe, les amours, les illusions et les forces vitales. Elle pleurera en comprenant enfin pourquoi elle pleurait avant de connaître la vie si dure, la vie qu’on dit mortelle comme pour en dire la vérité première.
Et il faut comprendre que ce poème est une sorte de prêche doux et pourtant dur. Un moment de vérité. Sans nommer la mort, le prêtre la dit et prépare le cœur à la petite Marguerite, la petite fleur, à la reconnaître et peut-être à être malgré tout reconnaissante.
Mais il y a plus, ou il y a une autre direction à prendre, le rebours de celle-là.
L’énergie de la foi du charbonnier ou du maréchal-ferrant
Cette fois, on a droit à un véritable sonnet, et un sonnet pourtant disproportionné avec des vers longs et inégaux et pourtant bien proportionnés. Encore une fois, je tente une traduction de ce qui est intraduisible [2].
Félix Randal, le maréchal-ferrant, oh, est-il donc mort ? Mon devoir est-il tout à fait fini ? Moi qui ai vu sa matière moulée d'homme, bien-ossu et beau-robuste,
/ Languir, languir, jusqu'à ce que sa raison radote et quelques / Quatre désordres ont envahi sa chair et se sont combattus ? / La maladie l'a brisé. Impatient, il blasphéma d'abord, mais se reprit, / Une fois oint comme il se doit ; bien qu'un cœur plus céleste ait commencé quelques / Mois plus tôt, alors que par moi, notre doux sursis et rançon / Lui a été offert. Eh bien, que Dieu lui accorde le pardon pour tout chemin qu’il aurait quitté ! / Voir ainsi les malades nous les rend chers, et ça nous enchérit aussi. / Ma langue t'avait appris le réconfort, mon toucher avait étanché tes larmes,
/ Tes larmes qui ont touché mon cœur, mon enfant, Félix, pauvre Félix Randal ; / Toutes tes années les plus turbulentes, comme elles ne prévoyaient pas tout cela… / Alors, quand, dans quelque forge sombre, puissant parmi tes pairs, / Pour un pour le grand cheval de trait gris, tu fabriquais brillante et battante, sa sandale !
Au fond, Hopkins, le prêtre poète, propose l’envers du premier récit. Au lieu de descendre avec un enfant vers le secret de la vie, le vieux prêtre remonte du lit de mort d’un de ses paroissiens, vers le jeune homme fort et fier qui ne pensait pas, non ne pouvait pas penser à sa vieillesse, à sa faiblesse à venir et à leur terme inévitable.
Et le vieux prêtre se reconnaît dans le vieux maréchal-ferrant souffrant, comme il s’est reconnu dans la jolie Marguerite en larmes. Et ainsi il nous invite à nous reconnaître dans l’un et dans l’autre.
De plus, cette fois, le prêtre assume tout à fait son rôle d’intermédiaire entre son frère Félix et leur Dieu. Et comme il lui a donné l’extrême-onction pour guérir sa peur de la mort et sa révolte bien humaine contre leur Père, il lui pardonne une dernière fois les fautes qu’il aura faites. Car nous sommes non seulement mortels, mais au cours d’une vie, nous prouvons à tous et même à nous-mêmes que nous sommes pécheurs, c’est-à-dire injustes en pensée, en parole et en acte.
Et le christianisme est non seulement une religion qui profite de la peur de la mort pour s’imposer à nous, pour utiliser l’argument de ceux qui le méprisent ; il est autre chose, et ce que j’appelle le vrai christianisme fait appel à d’autres ressorts psychologiques. Le christianisme et les sacrements de l’Église visent à corriger nos fautes, et à accepter qu’elles sont pardonnées une fois reconnues, et ils répondent à ce désir profond de justice, de justice pour soi, de justice pour les autres, qui accompagne la terrible reconnaissance que notre justice n’a pas été grande et que nos injustices nombreuses, celles que l’enfant en nous voit avec horreur, celles qui mériteraient une justice dure et celles qui appellent un pardon qui soulage. Car le Dieu des chrétiens est un dieu bon selon une nouvelle loi. Une nouvelle loi qui fait que le Dieu justicier est d’abord le Dieu créateur, soit celui qui a dit oui au monde et qui a vu qu’il était bon… comme lui.
[1]. Márgarét, áre you gríeving
Over Goldengrove unleaving?
Leáves like the things of man, you
With your fresh thoughts care for, can you?
Ah! ás the heart grows older
It will come to such sights colderBy and by, nor spare a sigh
Though worlds of wanwood leafmeal lie;
And yet you wíll weep and know why.
Now no matter, child, the name:
Sórrow’s spríngs áre the same.
Nor mouth had, no nor mind, expressedWhat heart heard of, ghost guessed:
It ís the blight man was born for,
It is Margaret you mourn for.
[2]. Felix Randal the farrier, O is he dead then? my duty all ended,
Who have watched his mould of man, big-boned and hardy-handsome
Pining, pining, till time when reason rambled in it, and some
Fatal four disorders, fleshed there, all contended?
Sickness broke him. Impatient, he cursed at first, but mended
Being anointed and all; though a heavenlier heart began some
Months earlier, since I had our sweet reprieve and ransom
Tendered to him. Ah well, God rest him all road ever he offended!
This seeing the sick endears them to us, us too it endears.
My tongue had taught thee comfort, touch had quenched thy tears,
Thy tears that touched my heart, child, Felix, poor Felix Randal;
How far from then forethought of, all thy more boisterous years,
When thou at the random grim forge, powerful amidst peers,
Didst fettle for the great grey drayhorse his bright and battering sandal!