Térence

vers 190 av. J.-C.-159 av. J.-C.
Jugement de Diderot sur Térence

Térence était esclave du sénateur Terentius Lucanus. Térence esclave! un des plus beaux génies de Rome! l’ami de Laelius et de Scipion! cet auteur qui a écrit sa langue avec tant d’élégance, de délicatesse et de pureté, qu’il n’a peut-être pas eu son égal ni chez les anciens, ni parmi les modernes! Oui, Térence était esclave; et si le contraste de sa condition et de ses talents nous étonne, c’est que le mot esclave ne se présente à notre esprit qu’avec des idées abjectes; c’est que nous ne nous rappelons pas que le poète comique Caecilius fut esclave; que Phèdre le fabuliste fut esclave; que le stoïcien Épictète fut esclave; c’est que nous ignorons ce que c’était quelquefois qu’un esclave chez les Grecs et chez les Romains. Tout brave citoyen qui était pris les armes à la main, combattant pour sa patrie, tombait dans l’esclavage, était conduit à Rome la tête rase, les mains liées, et exposé à l’encan sur une place publique, avec un écriteau sur la poitrine qui indiquait son savoir-faire. Dans une de ces ventes barbares, le crieur, ne voyant point d’écriteau à un esclave qui lui restait, lui dit : Et toi, que sais-tu? L’esclave lui répondit : Commander aux hommes. Le crieur se mit à crier : Qui veut un maître? Et il crie peut-être encore.

Ce qui précède suffit pour expliquer comment il se faisait qu’un Épictète, ou tel autre personnage de la même trempe, se rencontrât parmi la foule des captifs; et qu’on entendît autour du temple de Janus ou de la statue de Marsias : Messieurs, celui-ci est un philosophe. Qui veut un philosophe? À deux talents le philosophe. Une fois, deux fois. Adjugé. Un philosophe trouvait sous Séjan moins d’adjudicataires qu’un cuisinier : on ne s’en souciait pas. Dans un temps où le peuple était opprimé et corrompu, où les hommes étaient sans honneur et les femmes sans honnêteté; où le ministre de Jupiter était ambitieux et celui de Thémis vénal, où l’homme d’étude était vain, jaloux, flatteur, ignorant et dissipé; un censeur philosophe n’était pas un personnage qu’on pût priser et chercher.

Une autre sorte d’esclaves, c’étaient ceux qui naissaient dans la maison d’un homme puissant, de pères et de mères esclaves. Si parmi ces derniers il y en avait qui montrassent dans leur jeunesse d’heureuses dispositions, on les cultivait; on leur donnait les maîtres les plus habiles; on consacrait un temps et ds sommes considérables à leur instruction; on en faisait des musiciens, des poëtes, des médecins, des littérateurs, des philosophes; (...)

Ces esclaves, instruits dans les sciences et les lettres, faisaient la gloire et les délices de leurs maîtres. Le don d’un pareil esclave était un beau présent; et sa perte causait de vifs regrets. Mécène crut faire un grand sacrifice à Virgile en lui cédant un de ses esclaves. Dans une lettre, où Cicéron annonce à un de ses amis la mort de son père, ses larmes coulent aussi sur la perte d’un esclave, le compagnon de ses études et de ses travaux. Il faut cependant avouer que la morgue de la naissance patricienne et du rang sénatorial laissait toujours un grand intervalle entre le maître et son esclave. Je n’en veux pour exemple que ce qui arriva à Térence, lorsqu’il alla présenter son Andrienne à l’édile Acilius. Le poëte modeste arrive, mesquinement vêtu, son rouleau sous le bras. On l’annonce à l’inspecteur des théâtres; celui-ci était à table. On introduit le poëte; on lui donne un petit tabouret. Le voilà assis au pied du lit de l’édile. On lui fait signe de lire; il lit. Mais à peine Acilius a-t-il entendu quelques vers, qu’il dit à Térence : Prenez place ici, dînons, et nous verrons le reste après. Si l’inspecteur des théâtres était un impertinent, comme cela peut arriver, c’était du moins un homme de goût, ce qui est plus rare.

Toutes les comédies de Térence furent applaudies. L’Hécyre seule, composée dans un genre particulier, eut moins de succès que les autres; le poëte en avait banni le personnage plaisant. En se proposant d’introduire le goût d’une comédie tout à fait grave et sérieuse, il ne comprit pas que cette composition dramatique ne souffre pas une scène faible, et que la force de l’action et du dialogue doit remplacer partout la gaieté des personnages subalternes : et c’est ce que l’on n’a pas mieux compris de nos jours lorsqu’on a prononcé que ce genre était facile.

La fable des comédies de Térence est grecque, et le lieu de la scène toujours à Scyros, à Andros, ou dans Athènes. Nous ne savons point ce qu’il devait à Ménandre: mais si nous imaginons qu’il dût à Laelius et à Scipion quelque chose de plus que ces conseils qu’un auteur peut recevoir d’un homme du monde sur un tour de phrase inélégant, une expression peu noble, un vers peu nombreux, une scène trop longue, c’est l’effet de cette pauvreté et jalouse qui cherche à se dérober à elle-même sa petitesse et son indigence, en distribuant à plusieurs la richesse d’un seul. L’idée d’une multitude d’hommes de notre petite stature nous importune moins que l’idée d’un colosse.

J’aimerais mieux regarder Laelius, tout grand personnage qu’on le dit, comme un fat qui enviait à Térence une partie de son mérite, que de le croire auteur d’une scène de l’Andrienne, ou de l’Eunuque. Qu’un soir, la femme de Laelius, lassée d’attendre son mari, et curieuse de savoir ce qui le retenait dans sa bibliothèque, se soit levée sur la pointe du pied, et l’ait surpris écrivant une scène de comédie que pour s’excuser d’un travail prolongé si avant dans la nuit, Laelius ait dit à sa femme qu’il ne s’était jamais senti tant de verve; et que les vers qu’il venait de faire étaient les plus beaux qu’il eût faits de sa vie, n’en déplaise à Montaigne, c’est un conte ridicule dont quelques exemples récents pourraient nous désabuser, sans la pente naturelle qui nous porte à croire tout ce qui tend à rabattre du mérite d’un homme, en le partageant.

L’auteur des Essais a beau dire que « si la perfection du bien parler pouvoit apporter quelque gloire sortable à un grand personnage, certainement Scipion et Laelius n’eussent pas résigné l’honneur de leurs comédies, et toutes les mignardises et delices du langage latin, à un serf africain », je lui répondrai sur son ton, que le talent de s’immortaliser par les lettres n’est pas une qualité mésavenante à quelque rang que ce soit; que la guirlande d’Apollon s’entrelace sans honte sur le même front avec celle de Mars; qu’il est beau de savoir amuser et instruire pendant la paix ceux dont on a vaincu l’ennemi, et fait le salut pendant la guerre; que je rabattrais un peu de la vénération que je porte à ces premiers hommes de la république, si je leur supposais une stupide indifférence pour la gloire littéraire; qu’ils n’ont point eu cette indifférence; et que, si je me trompe, on me ferait déplaisir de me déloger de mon erreur.

La statue de Térence ou de Virgile se soutient très-bien entre celles de César et de Scipion; et peut-être que le premier de ceux-ci ne se prisait pas moins de ses Commentaires que de ses victoires. Il partage l’honneur de ses victoires avec la multitude de ses lieutenants et de ses soldats; et ses Commentaires sont tout à lui. S’il n’est point d’homme de lettres qui ne fût très-vain d’avoir gagné une bataille; y a-t-il un bon général d’armée qui ne fût aussi vain d’avoir écrit un beau poëme? L’histoire nous offre un grand nombre de généraux et de conquérants; et l’on a bientôt fait le compte du petit nombre d’hommes de génie capables de chanter leurs hauts faits. Il est glorieux de s’exposer pour la patrie; mais il est glorieux aussi, et il est plus rare, de savoir célébrer dignement ceux qui sont morts pour elle.

Laissons donc à Térence tout l’honneur de ses comédies, et à ses illustres amis tout celui de leurs actions héroïques. Quel est l’homme de lettres qui n’ait pas lu plus d’une fois son Térence, et qui ne le sache presque par cœur? Qui est-ce qui n’a pas été frappé de la vérité de ses caractères et de l’élégance de sa diction? En quelque lieu du monde qu’on porte ses ouvrages, s’il y a des enfants libertins et des pères courroucés, les enfants reconnaîtront dans le poëte leurs sottises, et les pères leurs réprimandes. Dans la comparaison que les Anciens ont faite du caractère et du mérite de leurs poëtes comiques, Térence est le premier pour les mœurs. In esthesin Terentius… Et hos (mores) nulli alii servare convenit melius quam Terentio… Horace couvrant, avec sa finesse ordinaire, la satire d’un jeune débauché par l’éloge de notre poëte, s’écrie :
    Numquid Pomponius istis
    Audiret leviora, pater si viveret?
    Horat. Sermon. Lib. I, sat. IV, vers. 52, 53.
Ressuscitez le père de Pomponius; qu’il soit témoin des dissipations de son fils, et bientôt vous entendrez Chrémès parler par sa bouche. La mesure est si bien gardée qu’il n’y aura pas un mot de plus ou de moins : et croit-on qu’il n’y ait pas autant de génie à se modeler si rigoureusement sur la nature, qu’à en disposer d’une manière plus frappante peut-être, mais certainement moins vraie?

Térence a peu de verve, d’accord. Il met rarement ses personnages dans ces situations bizarres et violentes qui vont chercher le ridicule dans les replis les plus secrets du cœur, et qui le font sortir sans que l’homme s’en aperçoive : j’en conviens. Comme c’est le visage réel de l’homme et jamais la charge de ce visage qu’il montre, il ne fait point éclater le rire. On n’entendra point un de ses pères s’écrier d’un ton plaisamment douloureux : Que diable allait-il faire dans cette galère? Il n’en introduira point un autre dans la chambre de son fils harassé de fatigue, endormi et ronflant sur un grabat : il n’interrompra point la plainte de ce père par le discours de l’enfant qui, les yeux toujours fermés et les mains placées comme s’il tenait les rênes de deux coursiers, les excite du fouet et de la voix, et rêve qu’il les conduit encore. C’est la verve propre à Molière et à Aristophane qui leur inspire ces situations. Térence n’est pas possédé de ce démon-là. Il porte dans son sein une muse plus tranquille et plus douce. C’est sans doute un don plus précieux que celui qui lui manque; c’est le vrai caractère que la nature a gravé sur le front de ceux qu’elle a signés poëtes, sculpteurs, peintres et musiciens. (...) Mais rien n’est plus rare qu’un homme doué d’un tact si exquis, d’une imagination si réglée, d’une organisation si sensible et si délicate, d’un jugement si fin et si juste, appréciateur si sévère des caractères, des pensées et des expressions : qu’il ait reçu la leçon du goût et des siècles dans toute sa pureté, et qu’il ne s’en écarte jamais : tel me semble Térence. Je le compare à quelques-unes de ces précieuses statues qui nous restent des Grecs, une Vénus de Médicis, un Antinoüs. Elles ont peu de passions, peu de caractère, presque point de mouvement; mais on y remarque tant de pureté, tant d’élégance et de vérité, qu’on n’est jamais las de les considérer. Ce sont des beautés si déliées, si cachées, si secrètes, qu’on ne les saisit toutes qu’avec le temps; c’est moins la chose que l’impression et le sentiment, qu’on en remporte; il faut y revenir, et l’on y revient sans cesse. L’œuvre de la verve au contraire se connaît tout entier, tout d’un coup, ou point du tout. Heureux le mortel qui sait réunir dans ses productions ces deux grandes qualités, la verve et le goût! Où est-il? Qu’il vienne déposer son ouvrage au pied du Gladiateur et du Laocoon, Artis imitatoriae opera stupenda!

Jeunes poëtes, feuilletez alternativement Molière et Térence. Apprenez de l’un à dessiner, et de l’autre à peindre. Gardez-vous surtout de mêler les masques hideux d’un bal avec les physionomies vraies de la société. Rien ne blesse autant un amateur des convenances et de la vérité, que ces personnages outrés, faux et burlesques; ces originaux sans modèles et sans copies, amenés on ne sait comment parmi des personnages simples, naturels et vrais. Quand on les rencontre sur le théâtre des honnêtes gens, on croit être transporté par force sur les tréteaux du faubourg Saint-Laurent. Surtout, si vous avez des amants à peindre, descendez en vous-même, ou lisez L’Esclave africain. Écoutez Phédria dans L’Eunuque, et vous serez à jamais dégoûtés de toutes ces galanteries misérables et froides qui défigurent la plupart de nos pièces… « Elle est donc bien belle!… - Ah! si elle est belle! Quand on l’a vue, on ne saurait plus regarder les autres… Elle m’a chassé; elle me rappelle; retournerai-je… Non, vînt-elle m’en supplier à genoux. » C’est ainsi que sent et parle un amant. On dit que Térence avait composé cent trente comédies que nous avons perdues; c’est un fait qui ne peut être cru que par celui qui n’en a pas lu un seule de celles qui nous restent.

C’est une tâche bien hardie que la traduction de Térence : tout ce que la langue latine a de délicatesse est dans ce poëte. C’est Cicéron, c’est Quintilien, qui le disent. (...)

Il n’y a donc qu’un moyen de rendre fidèlement un auteur, d’une langue étrangère dans la nôtre: c’est d’avoir l’âme pénétrée des impressions qu’on en a reçues, et de n’être satisfait de sa traduction que quand elle réveillera les mêmes impressions dans l’âme du lecteur. Alors l’effet de l’original et celui de la copie sont les mêmes; mais cela se peut-il toujours? Ce qui paraît sûr, c’est qu’on est sans goût, sans aucune sorte de sensibilité, et même sans une véritable justesse d’esprit, si l’on pense sérieusement que tout ce qu’il n’est pas possible de rendre d’un idiome dans un autre ne vaut pas la peine d’être rendu. S’il y a des hommes qui comptent pour rien ce charme de l’harmonie qui tient à une succession de sons graves ou aigus, forts ou faibles, lents ou rapides, succession qu’il n’est pas toujours possible de remplacer; s’il y en a qui comptent pour rien ces images qui dépendent si souvent d’une expression, d’un onomatopée qui n’a pas son équivalent dans leur langue; s’ils méprisent ce choix de mots énergiques dont l’âme reçoit autant de secousses qu’il plaît au poëte ou à l’orateur de lui en donner; c’est que la nature leur a donné des sens obtus, une imagination sèche ou une âme de glace. Pour nous, nous continuerons de penser que les morceaux d’Homère, de Virgile, d’Horace, de Térence, de Cicéron, de Démosthène, de Racine, de La Fontaine, de Voltaire, qu’il serait peut-être impossible de faire passr de leur langue dans une autre, n’en sont pas les moins précieux, et loin de nous laisser dégoûter, par une opinion barbare, de l’étude des langues tant anciennes que modernes, nous les regarderons comme des sources de sensations délicieuses que notre paresse et notre ignorance nous fermeraient à jamais.

M. Colman, le meilleur auteur comique que l’Angleterre ait aujourd’hui, a donné, il y a quelques années, une très-bonne traduction de Térence. En traduisant un poëte plein de correction, de finesse et d’élégance, il a bien senti le modèle et la leçon dont ses compatriotes avaient besoin. Les comiques anglais ont plus de verve que de goût; et c’est en formant le goût du public qu’on réforme celui des auteurs. Vanbrugh, Wicherley, Congrève et quelques autres ont peint avec vigueur les vices et les ridicules : ce n’est ni l’invention, ni la chaleur, ni la gaieté, ni la force, qui manquent à leur pinceau; mais cette unité dans le dessin; cette précision dans le trait, cette vérité dans la couleur, qui distinguent le portrait d’avec la caricature. Il leur manque surtout l’art d’apercevoir et de saisir, dans le développement des caractères et des passions, ces mouvements de l’âme naïfs, simples et pourtant singuliers, qui plaisent et étonnent toujours, et qui rendent l’intuition tout à la fois vraie et piquante; c’est cet art qui met Térence, et Molière surtout, au-dessus de tous les comiques anciens et modernes.

source: Denis Diderot, "Réflexions sur Térence", 1762

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