Essentiel
«Les maîtres romains exposaient un fouet dans le vestibule à la vue des esclaves, sachant que ce spectacle mettait les âmes dans l'état de demi-mort indispensable à l'esclavage. D'un autre côté, d'après les Égyptiens le juste doit pouvoir dire après la mort : “ je n'ai causé de peur à personne. »
Simone Weil, L'Enracinement
«Ceux dont on avait détruit la cité et qu'on emmenait en esclavage n'avaient plus ni passé ni avenir, de quel objet pouvaient-ils emplir leur pensée? De mensonges et des plus infimes, des plus pitoyables convoitises, prêts peut-être davantage à risquer la crucifixion pour voler un poulet qu'auparavant la mort dans le combat pour défendre leur ville. Sûrement même, ou bien ces supplices affreux n'auraient pas été nécessaires. Ou bien il fallait pouvoir supporter le vide dans la pensée.
Pour avoir la force de contempler le malheur quand on est malheureux, il faut le pain surnaturel.»
«L'esclavage, c'est le travail sans lumière d’éternité, sans poésie, sans religion.
Que la lumière éternel donne, non pas une raison de vivre et de travailler, mais une plénitude qui dispense de chercher cette raison.
À défaut de cela, les seuls stimulants sont la contrainte et le gain. La contrainte, ce qui implique l'oppression du peuple. Le gain, ce qui implique la corruption du peuple.»
Simone Weil, La pesanteur et la grâce
Enjeux
"Alors que l'économie mondiale connaît un ralentissement, un secteur affiche lui une santé florissante. Chaque année, des millions d'individus, femmes et enfants pour la plupart, sont induits par la tromperie ou contraints par la force à se soumettre à une servitude dont ils ne pourront se libérer, quand ils ne sont pas vendus, simple marchandise à la merci d'un commerce mondial dont les profits se chiffrent en milliards de dollars et qui est dominé par des groupes criminels extrêmement organisés et agissant dans l'impunité.
Le phénomène de la 'nouvelle traite des esclaves', comme l'a appelé le Président nigérien Olusegun Obasanjo lors d'une conférence qui s'est tenue à Lagos en février dernier, s'est récemment aggravé. Il est difficile de trouver des chiffres fiables, mais on estime que la traite touche 45 000 à 50 000 femmes et enfants chaque année, pour les seules victimes à destination des Etats-Unis. Des difficultés économiques croissantes, notamment dans les pays en développement et les pays en transition, les obstacles qui se dressent devant les candidats à la migration légale et de graves conflits armés coïncident avec le développement du phénomène et son extension à des zones jusqu'à présent relativement épargnées.
La traite des êtres humains est un phénomène qui touche toutes les régions du monde et la plupart des pays. Les filières empruntées par les trafiquants changent sans cesse, mais un facteur reste constant: l'écart économique entre les pays d'origine et les pays de destination. Comme pour toutes les autres formes de migration illégale, la traite se traduit systématiquement par un mouvement d'un pays plus pauvre vers un pays plus riche. On retrouve les femmes d'Asie du Sud-Est dans d'autres pays du Sud-Est asiatique ou en Amérique du Nord et les Africaines en Europe occidentale. L'effondrement de l'Union soviétique et les bouleversements économiques et politiques qui ont suivi ont entraîné une augmentation spectaculaire du nombre de femmes originaires d'Europe centrale et orientale victimes de la traite.
Les crises sociales qui se prolongent offrent, pendant le conflit et dans la période qui suit, un terrain propice à la traite des personnes. L'ex-Yougoslavie est devenue une destination privilégiée et un centre important de transit et de triage où sont acheminées les femmes originaires d'Europe centrale et orientale. Tout conduit à penser que pendant la crise du Kosovo, des femmes et des jeunes filles ont été enlevées par des bandes armées ou, victimes de leurres, ont été convaincues de quitter les camps de réfugiés du nord de l'Albanie. D'après plusieurs organisations internationales, la traite à destination et en provenance du Kosovo et d'autres régions de l'ex-Yougoslavie serait en augmentation. Elle alimenterait un marché de la prostitution dont l'existence serait due à la présence de travailleurs étrangers bien payés, y compris les membres de la mission de maintien de la paix de l'Organisation des Nations Unies.
Comment fonctionne le piège
Les trafiquants ont recours à toutes sortes de méthodes de recrutement et n'hésitent pas à enlever purement et simplement leurs victimes ou à les acheter à leur famille. Toutefois, dans la plupart des cas, les victimes sont des femmes qui cherchent un moyen de partir à l'étranger et qui se laissent séduire par les paroles d'une connaissance ou par une annonce trompeuse. On fait croire à certaines qu'elles sont recrutées pour un emploi légitime ou qu'un époux les attend à l'étranger. D'autres savent qu'elles devront se prostituer ou qu'elles seront obligées de travailler pour rembourser des frais d'embauche et de transport exorbitants, mais elles sont trompées sur les conditions de travail. Elles sont prises au piège d'un réseau de dépendance complexe. Les trafiquants cherchent généralement à exercer un contrôle sur l'identité légale de la victime en lui confisquant son passeport ou ses papiers. Son entrée ou son séjour dans le pays de destination est généralement illégal, ce qui la met dans une situation de dépendance accrue à l'égard des trafiquants. Le système de la servitude pour dettes est largement utilisé. Il permet de contrôler les victimes et de tirer indéfiniment profit de leur travail. Le recours à la force physique, aux brutalités et à l'intimidation est fréquemment signalé.
Les trafiquants sont rarement appréhendés et encore plus rarement poursuivis. Les sanctions contre les personnes impliquées dans la traite d'êtres humains sont relativement légères par rapport à celles dont sont passibles les auteurs de trafic de drogue ou de trafic d'armes. La faiblesse de la répression s'explique, entre autres, par le petit nombre d'affaires portées devant les autorités, une situation qui se comprend aisément. Les victimes sont souvent traitées en criminelles par les autorités de l'Etat d'accueil qui les arrêtent, engagent des poursuites contre elles et les expulsent. Cette situation, jointe à la peur de représailles de la part des trafiquants, fait que les victimes de la traite n'ont guère intérêt à coopérer avec la police du pays d'accueil. La méconnaissance de leurs droits, les obstacles culturels et linguistiques et l'absence de mécanismes d'aide sont autant de facteurs qui contribuent à isoler davantage encore les femmes victimes de la traite et à les empêcher de chercher à obtenir justice.
Un lien critique entre la traite des personnes et la discrimination raciale
Le lien entre la traite des êtres humains et les préjugés raciaux n'est pas évident, mais il n'en est pas moins indéniable. Comme l'a déclaré le Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme, Mary Robinson, la traite est par définition discriminatoire. La traite destinée à approvisionner le marché mondial de la prostitution répond à la demande d'hommes originaires de pays relativement riches qui paient pour obtenir des services sexuels de femmes et de toutes jeunes filles et parfois d'hommes et de jeunes garçons, issus de pays moins riches. Ce phénomène dépasse le cadre du droit du travail et ne se réduit pas à une question d'inégalité de développement. Il s'agit d'une forme de discrimination systématique et pernicieuse qui relève des droits fondamentaux de la personne.
Les victimes de la traite étant en grande majorité des femmes, on analyse généralement le problème sous l'angle de la parité entre les sexes et de la discrimination sexuelle, et non sous celui de la discrimination raciale. La question de savoir si la discrimination raciale, ou d'autres formes de discrimination, augmente la probabilité que les femmes et les filles soient victimes de la traite a été peu étudiée. Cependant, lorsqu'on regarde de plus près quelles sont les femmes qui sont le plus exposées, le lien entre ce risque et la marginalisation raciale et sociale devient évident. Il est à craindre, en outre, que la discrimination raciale ne détermine le traitement réservé à ces femmes dans les pays de destination. De plus, des idéologies racistes et la discrimination fondée sur la race, l'origine ethnique et le sexe peuvent créer dans la région ou le pays de destination une demande qui risque d'encourager la traite des femmes et des filles. (...)"
Dimension raciale de la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (Conférence mondiale contre le racisme, Durban, 2001 - dossier de presse électronique)
© Nations Unies 2001
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L'esclavage subsiste dans de nombreux pays. Dans les pays, où il est officiellement interdit, il prend des formes subtiles.
«L'esclavage avilit l'homme au point de s'en faire aimer» (Auguste Comte).
« Il en est qui perdent leur dernière valeur en rejetant leur sujétion.» «Es gibt manchen der seinen letzten Wert wegwarf, als er seine Dientsbarkeit wegwarf.» Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. Traduction libre: Il en est qui perdent leur dernière liberté en perdant leur esclavage.
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Le nouvel esclavage...
«Jadis, les esclaves avaient des maîtres en chair et en os, dont ils pouvaient aimer, redouter ou haïr le sourire narquois, ou la voix glacée. Ils leur étaient attachés à vie et à mort, à ces hommes dont la richesse résidait dans la possession de seigneuries ou de latifundia. Comme tout a changé depuis. Le savoir fait la fortune, le travail — comme l'amour d'ailleurs — est devenu volontaire et passager, malléable à merci. L'esclave d'aujourd'hui est l'homme qui désespère de donner un visage à son maître, lequel n'a ni yeux, ni oreilles, ni même plus d'empreinte de papier!» (Marc Chevrier, Féodalités d'argent)