Démosthène
"Athénien, le plus grand orateur de la Grèce, naquit en l’an 381 avant J.-C., et perdit dès l’enfance son père, homme riche, qui possédait une fabrique d’armes et d’épées. Livré à la tendresse aveugle d’une mère et à la négligence de tuteurs infidèles, éloigné de l’étude par la faiblesse de son tempérament, sa première éducation ne semblait pas faite pour préparer un grand homme. L’énergie de son âme ne s’annonça que par des vices de caractère. Ses camarades, objet habituel de sa malignité, lui donnèrent le surnom de serpent. À seize ans, il entendit dans une cause importante Callistrate, avocat célèbre; il vit le pouvoir de la parole, la dignité de l’orateur, entouré d’hommages et reconduit en triomphe par des citoyens libres. Il eut l’idée de l’éloquence et de la gloire, et s’y destina tout entier. Son premier maître fut Isée, rhéteur habile et véhément. Avec ce secours, il profita si vite, qu’à dix-sept ans il attaqua ses tuteurs devant les tribunaux, et prononça contre eux plusieurs plaidoyers conservés jusqu’à nous. Il gagna son procès; mais, suivant l’usage de tous les temps, il perdit beaucoup dans la restitution qu’il obtint.
Cependant il suivait les leçons de Platon, et puisait à la source de cette philosophie généreuse les maximes élevées qui remplissent ses harangues politiques. Mais, lorsqu'il essaya de parler dans l'assemblée publique, il s'aperçut de tout ce qui lui manquait encore; deux fois il fut repoussé par des huées. Les Athéniens, peuple instruit et railleur, se moquèrent de son style pénible et de sa prononciation naturellement embarrassée. L'acteur Satyrus le ranima et lui donna des leçons. Démosthène mit en usage une obstination infatigable et ingénieuse pour former sa voix, fortifier sa poitrine, corriger ses gestes, et acquérir ce grand art de l'action, qu'il estimait le premier de tous, sans doute en proportion des efforts qu'il lui avait coûté. Il ne poursuivait pas avec moins de zèle l'étude du style et de l'éloquence. Les Anciens nous parlent de ce cabinet souterrain, dans lequel il demeurait enfermé plusieurs mois, la tête à demi-rasée, copiant Thucydide, s'exerçant à tout exprimer en orateur, préparant des morceaux pour toute occasion, sans cesse déclamant, méditant, écrivant. Les envieux prétendaient voir dans ce travail continuel l’absence ou la médiocrité du talent : ils raisonnaient mal; l’ardente opiniâtreté de Démosthène montrait son génie. La nature ne commande si impérieusement qu’à ceux qu’elle favorise, et cette force de persévérance est peut-être le plus rare de ses dons. Les harangues de Démosthène sentaient l’huile, disait-on; mais il répondait avec raison à ses ennemis, que sa lampe et la leur n’éclairaient pas les mêmes travaux.
Les études de Démosthène occupèrent plusieurs années de sa jeunesse, sans lui laisser le loisir de paraître à la tribune ou au barreau. À vingt-sept ans, il entrepris une cause qui lui semblait à la fois publique et privée, et qui participait de la défense judiciaire et du discours politique. Leptine, citoyen puissant, avait fait passer une loi qui défendait qu’aucun citoyen, excepté les descendants d’Harmondius et d’Aristogiton, fût exempté des magistratures onéreuses établies dans toutes les démocraties, telles que la direction des jeux, ou plutôt l’obligation de les donner à ses dépens; honorable impôt que l’on briguait à Rome, mais que l’on fuyait à Athènes, apparemment parce qu’il ruinait la fortune sans servir à l’ambition. Démosthène attaqua cette loi au nom de Ctésippe, à qui la gloire de son père Chabrias donnait des droits à l’exemption; mais l’orateur subordonne la cause de son client aux motfs tirés de la dignité du peuple athénien, qui ne doit être ni limité ni gêné dans la distribution des privilèges et des faveurs. Rien n’est plus éloquent que la supposition par laquelle il montre combien il serait bizarre que le patriotisme d’Harmodius, s’il se retrouvait dans un autre citoyen, ne pût obtenir les mêmes honneurs. Pour sentir tout le prix de ce discours, il faut le comparer à celui que le rhéteur Aristide écrivit, plusieurs siècles après, sur le même sujet. On voit déjà dans Démosthène l’orateur noblement populaire et l’homme de génie.
La même année, il avait composé, sans le prononcer, le plaidoyer moins important contre Androtion. On place dans les années suivantes ses discours contre Conon et Aristocrate. Démosthène écrivait souvent des accusations au nom de différents citoyens, qui les débitaient eux-mêmes. Il a fait aussi huit discours pour le seul Apollodore. Une preuve que Démosthène ne les prononçait pas, c’est que dans la même affaire il fournit un discours à chacune des deux parties, et se chargea secrètement de l’accusation et de la défense. Quelques-uns de ces plaidoyers roulent sur des affaires publiques. C’est tantôt une réclamation contre l’auteur d’une loi injuste, tantôt une dénonciation contre la négligence d’un citoyen dans le service de l’État, ou contre ses violences. D’autres discours traitent d’intérêts particuliers et pécuniaires. Il paraît que ce grand orateur travailla toute sa vie pour le barreau, même lorsqu’il régnait à la tribune, et qu’il était devenu par son éloquence le magistrat et le conseiller public d’Athènes. Ses travaux pour les citoyens étaient, après son patrimoine, la source principale de sa fortune.
On ne peut douter qu’il n’ait composé beaucoup de discours que nous n’avons plus. On remarque, dans le grand nombre de ceux qui nous restent, que presque aucun n’est apologétique. Le caractère âpre et violent de Démosthène le portait au rôle d’accusateur, si pénible pour Cicéron; il le remplit plus d’une fois en son nom et pour ses propres injures. Insulté et frappé au visage par Midias, citoyen riche et perturbateur, qui fut pour lui une espèce de Clodius, autant que les indécentes querelles de la démocratie d’Athènes peuvent se comparer à l’affreuse dignité des discordes romaines, il attaqua son ennemi devant le peuple, par une invective admirablement raisonné; puis il abandonna sa poursuite pour quelques milliers de dragmes. Peu de temps après, blessé de plusieurs coups à la tête, il réclamait une amende. Ces deux accidents, si voisins l’un de l’autre, et la manière dont l’orateur s’en consolait ou s’en dédommageait, firent dire que sa tête était d’un excellent produit, et lui rapportait autant qu’une bonne ferme.
Ces mœurs ont sans doute peu de noblesse; cependant, à cette époque, Démosthène, âgé de trente et un ans, avait paru dans l’administration, et déjà même il entrait dans sa lutte immortelle contre Philippe. Dès lors toute sa vie paraît s’épurer au feu du patriotisme qui transporte son âme et le conserve incorruptible. Au milieu de la vénalité des orateurs d’Athènes, seul il méprise les trésors et les séductions du Macédonien, et se voue sans réserve à la patrie. Il paraît que Démosthène, longtemps avant d’attaquer Philippe, soupçonnait les projets d’envahissement de ce rusé monarque, et que cette juste défiance l’inspirait dans le premier discours public qu’il prononça pour engager les Athéniens à se maintenir en paix avec la Perse, et à fortifier leur puissance maritime. L’année suivante, il fit sa harangue en faveur de Mégapolis, colonie protégée par les Thébains, mais que les Spartiates, alliés d’Athènes, voulaient détruire, en intéressant Athènes à sa ruine, par la restitution d’un territoire considérable; on peut reconnaître encore dans ce discours la prévoyance de l’orateur, méditant déjà la fameuse ligue de Thèbes et d’Athènes. En un mot, il semble que toute sa carrière publique n’a qu’un seul objet, guerre à Philippe; et l’on sait qu’en politique comme ailleurs, le génie n’est souvent que la poursuite obstinée d’une seule idée fortement conçue. Onze harangues prononcées dans l’espace de quinze ans, sous le nom de Philippiques et d’Olynthiennes, forment l’ensemble de cette grande accusation, intentée par le citoyen d’une république contre un monarque trompeur et conquérant. Démosthène avait vu de près Philippe, dont il pénétrait si bien le dangeureux génie. Envoyé comme ambassadeur à la cour de Macédoine, il y avait éprouvé ces humiliations d’amour-propre, dont le ressentiment particulier entre souvent dans les haines publiques des hommes d’État; et Philippe était devenu pour lui un ennemi personnel. Mécontent de ses collègues d’ambassade, et surtout d’Eschine, il accusa cet orateur de prévarication et de vénalité.
Le discours éloquent et détaillé qu’il prononça, ainsi que la réponse d’Eschine, forment une espèce de diversion dans ce grand combat contre Philippe, et les harangues contradictoires des deux orateurs jettent de nouvelles lumières sur la situation et l’esprit d’Athènes, la politique, les ressources et le caractère du roi de Macédoine. On voit que ce prince, méditant l’asservissement de toute la Grèce, s’avance par une progression lente et sûre, qu’il va d’une usurpation à l’autre, qu’il réserve Athènes pour la dernière, et qu’il veut d’abord tout abattre autour de cette ville, que sa situation, ses forces et son nom rendent plus inaccessible. Mais Démosthène qui, dans les premiers pas de Philippe, a deviné le dernier terme où il aspire, proteste avec véhémence contre toutes les entreprises de ce prince, et veut qu’Athènes se réveille et prenne les armes à chaque mouvement qui rapproche d’elle son futur tyran. On sait qu’elle fut pendant longtemps l’insouciante inaction des Athéniens. Lorsqu’enfin la prise d’Élatée rendit le péril manifeste, et montra Philippe déjà presque aux portes d’Athénes, au milieu de l’abattement et du silence général. Démosthène prenant seul la parole, ouvrit le projet d’une ligue avec les Thébains. Après avoir persuadé ses concitoyens de la nécessité de cette alliance, il fut chargé de la conclure. Ambassadeur à Thèbes, il y trouva les envoyés de Philippe; l’éloquent Python, chef de l’ambassade macédonienne, ne put tenir contre l’impétueuse véhémence de Démosthène. L’orateur renversa tout devant lui, et, faisant taire l’intérêt, la séduction, la crainte, il entraîne Thèbes dans le destin et la gloire d’Athènes. Cette alliance formée, les préparatifs de la guerre furent aussi prompts que la résolution de l’entreprendre avait été tardive.
Malgré de sinistres prédictions, qui faisaient dire à Démosthène que la Pythie philippisait, les armées de Thèbes et d’Athènes marchèrent au-devant de Philippe, dans les plaines de Chéronée. On sait comment cet infructueux effort de la liberté mourante hâta la servitude. Démosthène vit tomber son ouvrage, et s’enfuit du champ de bataille. Malgré le sentiment naturel qui reporte sur l’auteur d’une entreprise l’odieux des mauvais succès qui la suivent, les Athéniens continuèrent d’honorer Démosthène, et le chargèrent de préparer la défense et de réparer les murs d’Athènes. C’est la preuve d’une rare supériorité, que cet ascendant d’un citoyen malheureux, sur un peuple dont il a causé les revers. Une des marques de la faveur populaire que conservait Démosthène fut d’avoir été choisi pour prononcer l’éloge funèbre des Athéniens morts à Chéronée. On ne doit remarquer que l’honorable singularité de cette préférence; le discours en lui-même (1) est indigne de l’orateur. Démosthène, dans la part qu’il continua de prendre aux affaires, évita de mettre sous son nom aucun des décrets qu’il fit rendre, afin de soustraire la fortune publique à l’influence d’un génie sinistre dont il se croyait poursuivi.
La mort de Philippe vint ranimer ses espérances; il en triompha sans mesure; et malgré la perte récente de sa fille, il parut en public la tête couronnée de fleurs. Il se hâta de former des ligues nouvelles, fournit des armes aux Thébains révoltés, et remplit les Athéniens d’enthousiasme pour la liberté, et de mépris pour la jeunesse d’Alexandre; mais le jeune conquérant, après avoir rasé Thèbes, menaçait Athènes, mal défendue par les illusions d’un héroïsme impuissant qu’avaient déjà remplacé la crainte et le repentir. Alexandre demanda qu’on remît entre ses mains huit orateurs qu’il regardait comme des chefs de troubles. Démosthène était du nombre, et ce fut alors qu’il rappela à ses concitoyens la fable des brebis qui livrent aux loups les chiens, leurs défenseurs; cependant Athènes aurait sans doute obéi si Démades, orateur aimé d’Alexandre, n’eût obtenu grâce pour les proscrits. Après cette dernière épreuve de leur faiblesse, Démosthène et les Athéniens restèrent dans une inaction que leur imposaient la servitude commune de la Grèce et la grandeur d’Alexandre. Ce loisir devint pour l’orateur le moment d’une lutte terrible.
Eschine, huit années auparavant, s’était inscrit contre un décret par lequel Ctésiphon proposait de récompenser d’une couronne d’or la vertu, le courage et les services de Démosthène, qui venait de relever à ses frais les murailles d’Athènes. La bataille de Chéronée, les désastres, les projets et les efforts publics avaient suspendu l’exécution du décret et la poursuite de l’accusateur. Mais lorsqu’enfin Athènes fut réduite au repos, Eschine recommença le procès, avec tous les avantages que lui donnaient contre son ennemi les malheurs et l’humiliation de la patrie. La célébrité des orateurs attira dans Athènes un immense concours. On vint de toute la Grèce pour assister à ce combat d’éloquence et de génie. Eschine attaqua le décret comme illégal et faux dans les termes. Il prouve d’abord que Démosthène est encore comptable de son administration, et par conséquent ne peut être couronné; et, pour le mieux prouver, il peint des plus noires couleurs sa conduite politique et privée. Attaqué de toutes parts, frappé dans toutes les actions de sa vie, calomnié dans toutes ses pensées, l’orateur revient d’abord sur les coups qu’on lui porte, et raconte à son tour sa conduite politique, qui renferme celle d’Athènes. Cette apologie l’emporte. L’accusateur, n’ayant pas obtenu la cinquième partie des suffrages, fut exilé suivant la loi. Photius rapporte que Démosthène suivit Eschine sortant d’Athènes, le consola, lui fit accepter une bourse, et que l’orateur banni s’écria : « Comment ne pas regretter une ville où je laisse des ennemis si généreux, que je puis à peine espérer de trouver ailleurs des amis qui leur ressemblent! » Plutarque, au contraire, place ces paroles dans la bouche de Démosthène, éprouvant lui-même une semblable générosité de la part d’un ennemi. Ainsi, quelle que soit l’autorité qu’on adopte, on doit admirer ou le bienfait ou le remerciement de Démosthène.
Peu de temps après son triomphe il avait été condamné pour s’être laissé corrompre par Harpalus, gouverneur macédonien, qui, redoutant la colère d’Alexandre, était venu cacher dans Athènes le fruit de ses brigandages, et marchandait la protection des orateurs pour obtenir celle de la république. Démosthène est coupable, si l’on en croit le discours de Dinarque son accusateur. Pausanias le justifie; et lui-même, après s’être enfui de sa prison, protesta toujours de son innocence dans les lettres qu’il écrivit au peuple d’Athènes; il ne craignit pas d’y mêler des conseils qui semblaient rappeler son ancien ascendant.
La mort d’Alexandre lui rouvrit une carrière nouvelle. Il quitte sa retraite, court de ville en ville, soulève les peuples contre la Macédoine, et se joint partout aux ambassadeurs de sa patrie. Son zèle fut récompensé par un prompt rappel. Il rentra dans Athènes au milieu de la joie publique, et s’estima plus heureux qu’Alcibiade, puisque sans armes et sans violence il ne devait son retour qu’à la volonté libre de ses concitoyens; mais bientôt Antipater détruisit par une victoire la dernière ligne du patriotisme. La mort de l’orateur fut ordonnée, et ses concitoyens la prononcèrent. L’orateur sortit d’Athènes avec quelques amis, condamnés comme lui, au nombre desquels était le célèbre Hypéride. Il passa seul dans l’île de Calaurie, et se réfugia près du sanctuaire de Neptune. Un de ces vils scélérats si commodes pour les tyrans, Archias, ancien acteur, devenu satellite d’Antipater, accourut avec quelques soldats pour saisir l’orateur, et voulut d’abord le tirer de son asile par de fausses promesses. Démosthène, par ses dédains, fit bientôt succéder la menace à cette feinte douceur. Il demanda quelques instants pour écrire, et porta sur ses lèvres un stylet empoisonné : puis, s’avançant vers les soldats, il leur livra son corps expirant. La frivole Athènes rendit hommage à celui qu’elle avait proscrit. Elle fit élever à Démosthène une statue ornée de cette inscription en deux vers: « Démosthène, si ta force avait égalé ton génie, jamais le Mars de Macédoine n’aurait dompté la Grèce. »
La vie de Démosthène fut exposée à toutes les contradictions de l’envie. Eschine et Dinarque ont transmis jusqu’à nous les monuments de leurs fureurs. Démosthène paraît, dans leurs discours, un citoyen ambitieux et imprudent, un homme pervers et bassement avide. Il est vrai qu’il reçut des sommes considérables du grand roi; mais alors il sacrifiait une de ses haines à l’autre, persuadé que les anciens ennemis de la Grèce étaient moins dangereux pour elle que Philippe. Un écrivain célèbre, qui sentait vivement la gloire, Thomas, croit cependant que Démosthène fut inutile, et peut-être nuisible à sa patrie. Les inquiétudes que l’orateur donnait à Philippe, la frayeur de ce monarque, même après sa victoire, démentent cette opinion. Enfin, il faut entendre l’orateur se justifiant lui-même, il faut adopter la noblesse de ses sentiments, et, comme lui, faire entrer dans l’utilité politique cette utilité morale qui résulte pour un peuple du maintien de son caractère et de sa dignité, quelle que soit sa fortune; alors on admirera l’orateur, d’avoir marché contre la servitude au lieu de l’attendre. L’effort pouvait être heureux, et s’il ne l’était pas, au moins la nation gardait la conscience de l’avoir entrepris et l’esprit qui l’avait inspiré. L’usurpation combattue ne peut être complète ni durable.
Au reste, Démosthène n’appartint-il plus à la postérité qu’à titre d’écrivain, la plus brillante partie de cette gloire s’explique d’autant mieux, qu’on la rapproche des événements qui en furent l’occasion. Une moitié des ouvrages de l’auteur doit avoir beaucoup perdu pour nous; je parle de ses plaidoyers; on peut en compter près de trente sur des affaires privées, en commençant par ceux qu’il prononça contre ses tuteurs. Rousseau dit que Démosthène est un orateur et Cicéron un avocat. En ôtant au terme d’avocat l’injurieuse acception qui ne lui fut jamais donnée plus mal à propos, on peut observer que Démosthène lui-même offre la perfection du talent de l’avocat, la justesse et la vivacité de la discussion, l’adresse du raisonnement, et quelquefois du sophisme, l’art de saisir et d’employer les circonstances. La dialectique paraît d’abord son talent naturel, et l’enthousiasme des passions a pu seul l’en faire sortir pour l’emporter jusqu’au sublime; mais les procès, les lois, les mœurs des Athéniens sont si loin de nous, que cette lecture devient froide et pénible. Elle n’occupe que les savants, qui doivent y puiser de curieux détails d’érudition; l’homme de goût pourrait y trouver le modèle de la brièveté qui convient au barreau, et qui n’exclut pas une prodigieuse fécondité de preuves et de moyens. Il est vrai que chez les Athéniens l’étendue des plaidoyers était sagement réglée par une clepsydre, mais ce qui rendait la brièveté facile à Démosthène, c’est qu’il n’est jamais attentif qu’à sa cause, qu’il la retourne en tous sens avec une inconcevable rapidité, qu’il accumule les raisons et ménage les phrases, qu’il prouve d’abord, et se tait dès qu’il a prouvé. Il paraît cependant que dans les causes importantes qui se rattachaient à l’intérêt public, les discours pouvaient se prolonger beaucoup. La Harpe n’aurait pas si fort exagéré la brièveté de Démosthène, s’il s’était souvenu du plaidoyer contre Midias, et de la harangue sur l’ambassade d’Eschine : ou plutôt il aurait pu remarquer que dans la longueur de ces discours, remplis de raisonnements et de faits, on admire encore la rapide précision de l’orateur. On sait que la précision de Démosthène n’ôte jamais rien aux développements, aux tableaux, aux effets de l’éloquence : autrement, serait-il grand orateur? Mais la première vertu de son style, c’est le mouvement : voilà ce qui le faisait triompher à la tribune; il fallait le suivre et marcher avec lui. À 2000 ans de Philippe et de la liberté, ses paroles entraînent encore. La diction est soignée, énergique, familière, les bienséances adroites et nobles, les raisonnements d’une force incomparable; mais c’est le discours entier qui est animé d’une vie intérieure, et poussé d’un souffle impétueux.
Au milieu de cette véhémence, on doit être frappé de la raison supérieure et des connaissances politiques de l’orateur. Ces discours, pleins de verve et de feu, renferment les instructions les plus précises et les plus salutaires sur tous les détails du gouvernement et de la guerre. L’orateur ne déclame jamais dans un sujet où la déclamation pouvait paraître éloquente. Il expose une entreprise de Philippe, en montre les moyens, les obstacles, les dangers; il peint la langueur des Athéniens, il les conjure de faire un grand effort, il les instruit de leurs ressources, il leur compose une armée, il leur trace un plan de campagne; une courte harangue lui a suffi pour tout dire. Cette précision de langage et cette plénitude de sens appartiennent à un véritable homme d’État; le grand orateur a l’art d’y joindre la clarté et la popularité du langage. « Démosthène, observe Denys d’Halicarnasse, a transporté dans ses harangues politiques plusieurs des qualités de Thucydide; ces traits rapides et pénétrants; cette âpreté, cette amertume, cette véhémence qui réveille les passions, mais il n’a pas imité les formes poétiques et inusitées, qu’il ne jugeait pas convenables à l’éloquence sérieuse de la tribune. Il n’a jamais recherché les figures inexactes et peu suivies, les tours hasardés; il s’est tenu dans la simplicité du langage habituel, qu’il orne et anime par des métaphores, n’exprimant presque jamais sa pensée sans images. » Mais ces images servent à la précision et à la vérité du style; elles sont une peinture énergique et courte des pensées.
Démosthène ne fait pas un usage moins fréquent des comparaisons prises dans les objets de la vie commune : et presque toujours il en tire des inductions vives et palpables, qu’il applique à la situation et aux intérêts de la république. On a dit fort mal à propos que l’éloquence de Démosthène aurait mieux réussi dans Rome, et celle de Cicéron dans Athènes. Sans doute ces deux grands hommes n’ignoraient pas que le goût des auditeurs doit être la règle des orateurs. L’éloquence abondante et périodique, les expressions savamment ménagées de Cicéron, qui se prêtèrent si facilement à l’éloge d’un vainqueur et d’un maître, lui furent toujours nécessaires devant le sénat ou devant le peuple. On parlait aux Romains avec respect; leur fierté aurait mal accueilli des réprimandes et des leçons: mais l’austère rudesse de Démosthène imposait à la légèreté des Athéniens: ses reproches amers, ses prédictions sinistres fixaient au moins leur attention, et sa rapide brièveté satisfaisait leur intelligence, aussi prompte à concevoir qu’à se lasser.
Enfin, Démosthène, dans ses discours politiques, s’adressant toujours au peuple, plus éclairé dans Athènes qu’ailleurs, mais peuple cependant, il devait rechercher surtout cette énergie familière et naturelle, qui revêt les plus grandes choses de termes simples. Le bon sens est son arme; mais ce bon sens est sublime, parce qu’il ne s’exerce que sur des projets nobles et des maximes généreuses, et qu’il semble donner à l’héroïsme la forme la plus simple et la plus vulgaire. Voilà le caractère commun aux diverses harangues dirigées contre Philippe. La Harpe, qui a traduit avec beaucoup d’élégance et de force la harange sur la Chersonèse, qu’il désigne comme la plus belle de toutes, observe que les autres offrent entre elles une sorte d’uniformité monotone. Cette remarque n’est pas fondée. Les événements changeant toujours, les discours sont toujours différents, quoique composés dans le même esprit; on se plaît à voir cette politique opiniâtre, variant ses ressources d’après les variétés de la fortune. Il est vrai cependant que dans les onze harangues relatives à Philippe, il y a quelques ressemblances d’idées, et qu’un même passage se trouve dans deux discours : cette répétition tient sans doute à l’emploi que les anciens faisaient de certains morceaux préparés d’avance, qu’ils plaçaient dans l’occasion. Les Œuvres de Démosthène nous présentent une collection de soixante-cinq exordes, dont plusieurs sont employés dans les Philippiques, avec quelques changements. Parmi ceux qui restent isolés, il en est de fort beaux; tous portent l’empreinte de Démosthène. Peut-être ont-ils servi de commencement à des harangues, que l’orateur, une fois sûr de son début, achevait en improvisant.
Malgré la sublimité des Philippiques, la harangue sur la couronne passe avec raison pour le premier chef-d’œuvre de Démosthène; et cette vérité doit servir à expliquer comment Cicéron a pu dire que le combat judiciaire était la plus difficile et la plus haute épreuve de l’éloquence, opinion peu concevable dans la bouche d’un orateur qui a manié l’éloquence politique. Quoi qu’il en soit, dans la harangue sur la couronne, cet intérêt d’une lutte personnelle, ce choc de deux adversaires est ennobli par la grandeur des souvenirs publics; tous les effets oratoires de la tribune et du barreau sont à la fois réunis : Athènes paraît toujours entre l’accusateur et l’accusé, et la patrie est le sujet du combat. Voilà le trait de génie qui donne à cette harangue tant de véhémence et de majesté: c’est une réfutation accablante, une apologie sublime; mais, en même temps, c’est encore une philippique, un discours national. On peut calculer aussi que de bienséances, que de ménagements, que d’adresses étaient nécessaires à l’orateur, qui, pour se justifier, rappelle à ses concitoyens leur défaite, et se vante de leur avoir conseillé la guerre où ils furent vaincus. C’est la réunion de tant d’obstacles, de beautés, qui, dans l’opinion des anciens et même de Cicéron, décidait la prééminence de ce discours sur tous les autres chefs-d’œuvre de l’éloquence.
Denys d’Halicarnasse, dans un traité fort étendu sur l’éloquence de Démosthène, établit que ce grand orateur a surpassé dans chaque genre l’écrivain qui en était le modèle; Thucydide dans le genre sublime et véhément, Lysias dans le genre simple, Isocrate et Platon dans le genre tempéré. Les modernes, qui n’adoptent pas cette ancienne division, peuvent en conclure seulement que Démosthène est un grand écrivain, puisqu’il a possédé tous les tons. Denys d’Halicarnasse fait mieux sentir sa véritable supériorité, par une réflexion qu’on peut traduire ainsi : « Lorsque je prends un discours de Démosthène, je suis, il me semble, possédé d’un dieu; je cours ça et là, emporté par des passions opposées, la défiance, l'espoir, la crainte, le dédain, la haine, la colère, l'envie; je reçois toutes les émotions qui peuvent maîtriser le cœur de l'homme, et je ressemble aux Corybantes, aux prêtres de la Grande Déesse célébrant les mystères, soit que la vapeur, ou le bruit, ou le souffle des dieux agite leur âme, et la remplisse de mille images diverses. » Cette verve se proportionne à la diversité des sujets, mais elle n’abandonne jamais entièrement l’orateur. Il la porte dans le genre simple, et par cela même, il est supérieur à Lysias, qui, dans son modeste et pur atticisme, languit quelquefois, tandis que Démosthène s’anime. C’est une preuve de plus que le génie a toujours quelque attribut personnel qui le soustrait à ces divisions arbitraires imaginées par les rhéteurs. Denys d’Halicarnasse, qui ne peut dissimuler cette vérité, ajoute beaucoup de détails sur l’artifice, l’élégance et l’harmonie du style de Démosthène; il déconstruit quelques-unes de ses phrases, pour montrer que, par la plus légère altération, elles perdent une partie de leur grâce et de leur énergie.
On s’étonnera de semblables remarques sur un écrivain tel que nous nous figurons Démosthène; mais il faut se souvenir de l’importance que les anciens donnaient à la partie extérieure de la diction, et de l’usage qu’ils savaient en faire, grâce à la richesse et à la souple variété de leur langue. Rien ne leur paraissait inutile pour parvenir à la perfection oratoire, qui se composait d’une foule d’effets artistement réunis. D’ailleurs, quoique l’admiration de Denys d’Halicarnasse paraisse quelquefois un peu minutieuse et scolastique, Longin, esprit supérieur, dont la critique est beaucoup plus élevée, n’insiste pas moins fortement sur ce genre de beautés, et il en présente un exemple sensible pour nous-mêmes. Cependant, il trouve que Démosthène laisse encore à désirer sous ce rapport. Il avoue même que dans la foule des qualités qui forment l’orateur, il n’est pas celui de tous qui en réunit le plus grand nombre, quoiqu’il possède les plus rares et les plus sublimes. Démosthène, en effet, devait être quelquefois comme les grands hommes, qui négligent les petites vertus; et, suivant son expression, quand il s’agissait du salut d’Athènes, « il ne s’inquiétait pas toujours de la place d’un mot ». Mais, en général, son style paraît former un tissu indestructible, où la perfection ajoute à la force; il a fréquemment ce que nous appelons des expressions de génie, c’est-à-dire des expressions aussi grandes que ses idées. Tous les anciens lui ont reproché des plaisanteries lourdes et froides, et ce défaut n’a pas diminué pour nous. Il en est un autre qui tient sans doute à l’une de ses plus grandes qualités : il possède au plus haut degré le pathétique véhément, et, pour emprunter les paroles de Longin, « il est plus facile de regarder d’un œil indifférent les foudres tombant du ciel, que de n’être pas ému des passions violentes qui partout éclatent dans ses ouvrages». Mais il paraît entièrement privé du pathétique attendrissement, du pouvoir de faire couler les pleurs, pouvoir que Cicéron a poussé si loin, et qui parmi nous conserver exclusivement le nom de pathétique. Malgré ce défaut, qu’il devait fortement sentir, l’orateur romain décerne à Démosthène la palme de l’éloquence, et déclare qu’en tout il est le premier. Ramenant toujours son nom avec de nouveaux éloges, il ajoute seulement quelque part : « Mon goût est si difficile et si chagrin, que Démosthène lui-même ne fait pas assez pour moi. Malgré sa prééminence dans tous les genres, sur tous les orateurs, il ne rassasie pas toujours mes oreilles; tant elles sont avides, exigeantes et curieuses d’une perfection sans mesure et sans limites! » Démosthène, suivant le reproche d’Eschine et l’aveu de Cicéron et de Pline, laisse échapper des expressions violentes et bizarres, mais généralement il n’a pas moins de pureté que de vigueur. Quintilien le rappelle sans cesse à ses contemporains comme le modèle de cette beauté sévère, si supérieure aux frivoles parures de l’affectation.
Quoique le goût moderne aime les ornements et la délicatesse du style, cependant, d’après la manière dont nous concevons l’éloquence, on peut croire que l’énergique simplicité de Démosthène nous paraîtrait plus imposante que le luxe oratoire qui se mêle à la véritable et magnifique richesse de Cicéron. Démosthène, dignement reproduit dans notre langue, serait peut-être à nos yeux un orateur plus grand et plus rare; nous lui trouverions moins de mots et plus de profondeur. Dans le tissu de son style, il se rapproche de nos grands écrivains en un point remarquable; il unit, il enchaîne sa pensée par la coupe et le mouvement, beaucoup plus que par ces liaisons artificielles, d’un usage si commun chez les anciens, et souvent si embarrassantes pour les traducteurs : mais le mouvement est encore plus difficile à saisir. Comment un traducteur peut-il partager la verve continue et suivre la vitesse de Démosthène? Il est impossible d’être si violemment emporté par les passions d’un autre. Tourreil n’y réussit que faiblement; mais s’il ne rend pas le génie de Démosthène, au moins il a du talent. Auger ne sent pas le grec, et sait médiocrement le français. Sa version a le mérite d’être complète: il n’a pas traduit quelques ouvrages conservés, peut-être faussement, sous le nom de Démosthène, tels que le Panégyrique des guerriers morts à Chéronée, et une Déclamation sur l’amour, ouvrages que Denys d’Halicarnasse appelle faibles et puérils, et qui le sont en effet. Quant aux lettres de Démosthènes, il ne nous en reste aucune de celles que Cicéron désigne comme renfermant des idées philosophiques. Dans une seule, très courte, il est parlé d’un disciple de Platon; les cinq autres sont purement politiques. On doit remarquer celle où Démosthène exilé recommande aux Athéniens les enfants de l’orateur Lycurgue; deux autres lettres sont des discours adressés au peuple. Toute la gloire de Démosthène est donc renfermée dans son éloquence judiciaire et politique. Il n’était qu’orateur; mais aucun homme n’a mieux soutenu ce grand titre, et toute la science de la parole, tout l’empire que, dans les républiques anciennes, la voix d’un citoyen exerçait sur la volonté d’un peuple, nous est révélé dans ses ouvrages, monuments de style et de génie pour ceux même qui n’y cherchent plus les leçons d’une éloquence impraticable. Les Œuvres de Démosthène, qui sont parvenues jusqu’à nous, consistent en 61 Discours ou Harangues, 65 Exordes, et 6 Lettres écrites, pendant son exil, au peuple d’Athènes. La première édition des Harangues de Démosthène a été donnée par Alde Manuce, sous ce titre: Demosthenis orationes duae et sexaginta : Libani sophistae in eas ipsas orationes argumenta. Vita Demosthenis per Libarium. Ejusdem vita per Plutarchum (Omnia graece, edentibus Aldo Manutio et Scip. Carteromacho) Venetiis, in oedib. Aldi, 1304, 2 tomes en 1 vol. petit in-fol. (...)"
(1) On croit assez généralement que ce discours est pseudonyme.
Extraits de "Démosthène", dans Louis-Gabriel Michaud (dir.), Biographie universelle ancienne et moderne: histoire par ordre alphabétique de la vie publique et privée de tous les hommes... Tome dixième (Daaboul K.-Dhya-E). Ouvrage rédigé par une société de gens de lettres et de savants. Nouvelle édition revue, corrigée et augmentée. Paris, Mme C. Desplaces, Michaud, 1855, p. 388-393