Sienne
Ville d'Italie.
« Sienne. – Elle est difficile d’accès, Siena gentile. Il faut déjà l’aimer pour aller la chercher si lentement et si loin, dans ses collines où n’abordent que des trains omnibus. Mais comme elle récompense, comme elle fait oublier la route ! Ah ! la chère ville, qui vous prend le cœur à jamais ! Je l’ai vue un soir et un matin. Le matin, elle était curieuse et belle. J’ai visité, avec une émotion continue et renouvelée, sa cathédrale bigarrée, sa libreria aux murs couverts de chefs-d’œuvre, son musée, ses rues, sa grande place d’une forme unique, taille, dit la légende, sur le modèle du manteau d’un pèlerin inconnu qui traversait la cité. Du haut de son campanile, elle apparaissait toute rouge dans le vert des collines, divisée en plusieurs quartiers dont chacun formait un labyrinthe, comme si on l’eût faite de gros coquillages marins, aux enroulements réguliers, posés côte à côte. Mais la nuit, elle était extraordinaire et merveilleuse. Quiconque n’a pas vu Sienne au clair de lune ignore la beauté des ombres, et ce qu’elles ont en elles de puissance d’évocation et de rêve. Car les pierres ne parlent pas de même la nuit et le jour.
La nuit, leur couleur s’efface, les détails d’ornementation disparaissent, les silhouettes se dressent seules en l’air, et avec elles la physionomie essentielle du passé. Le moyen âge est là, tout vivant. Rappelez-vous une de ces ruelles sombres et tournantes, autour de nos vieilles cathédrales; multipliez à l’infini, sur des pentes rapides, les mouvements imprévus de la rue, les contreforts lancés dans l’espace, les chimères qui surplombent, les portées d’ombre opaque, les raies de lumière bleue, les ponts jetés d’un palais à l’autre, les dentelles des cheminées à travers les étoiles, et vous aurez quelque idée de la vieille ville gibeline. Les gens ont l’air de se douter qu’ils traversent un pays fantastique, subitement restitué aux âges éteints. Ils vont sans bruit. Leurs boutiques ne font pas de lueur sur le pavé. Aucun bruit, aucune note éclatante de vie moderne n’interrompt le rêve ancien où l’on marche.»
RENÉ BAZIN, Les Italiens d’aujourd’hui, Paris, Calmann Lévy, 1894, p. 113-114.
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Une Pompéi du Moyen Âge (H. Taine)
«Une ville ainsi conservée est comme un Pompéi du Moyen Âge. On monte et l'on descend dans de hautes rues étroites, pavées de dalles, bordées de maisons monumentales. Quelques-unes ont encore leur tour. Aux environs de la Piazzra, elles se suivent en files, alignant leurs énormes bossages, leurs porches bas, leurs étonnantes masses de briques percées de rares fenêtres. Plusieurs palais semblent des bastions. La Piazza en est bordée, et nul spectacle n'est plus propre à mettre devant l'imagination les mœurs municipales et violentes des anciens temps. Cette place est irrégulière de forme et de niveau, étrange et frappante comme toutes les choses naturelles que n'a point déformées ou réformées la discipline administrative. En face, s'étale le Palazzo-Publico, massif hôtel de ville, bon pour résister aux coups de main et jeter les proclamations à la foule assemblée sur la place. On en a lancé bien des fois par ces fenêtres ogivales, et aussi des corps d'hommes tués dans les séditions. Une bordure de créneaux le hérisse; la défense, en ce temps là, se rencontre sous l'ornement. A sa gauche, une tour gigantesque élève à une hauteur prodigieuse sa forme svelte et son double renflement de créneaux; c'est la tour de la cité qui plante à la cime son saint, son drapeau, et parle de loin aux cités voisines. Au pied, la fontaine Gaja, qui pour la première fois aux XIVe siècle, parmi les cris de joie universels, apporta de l'eau sur la place publique, s'encadre sous le plus élégant baldaquin de marbre.
Le soir baissait, je ne suis entré qu'un instant dans la cathédrale. L'impression est incomparable; celle que laisse Saint-Pierre de Rome n'en approche point: une richesse et une sincérité d'invention étonnantes, la plus admirable fleur gothique, mais d'un gothique nouveau, épanoui dans un meilleur climat et parmi des génies cultivés, plus serein et plus beau, religieux et pourtant sain, et qui est à nos cathédrales ce que les poèmes de Dante et de Pétrarque sont aux chansons de nos trouvères; un pavé et des piliers de marbre où s'étagent des assises tour à tour noires et blanches, une légion de statues vivantes, un mélange naturel de formes gothiques et de formes romaines, des chapiteaux corinthiens qui portent un labyrinthe d'arceaux dorés et des voûtes plafonnées d'azur et d'étoiles. Le soleil couchant entre par les portes, et l'énorme vaisseau, avec sa forêt de colonnes, poudroie dans l'ombre au-dessus de la foule agenouillée dans les nefs, dans les chapelles, autour des piliers. La multitude fourmille indistinctement dans la noirceur profonde jusqu'au pied de l'autel, qui tout d'un coup, avec ses candélabres, ses figures de bronze, les chapes damasquinées de ses prêtres, et toute la prodigue magnificence de son orfèvrerie et de ses lumières, se lève comme un bouquet de splendeurs magiques.»
HIPPOLYTE TAINE, Voyage en Italie, tome II, Paris, Hachette, 1866
« Sienne. – Elle est difficile d’accès, Siena gentile. Il faut déjà l’aimer pour aller la chercher si lentement et si loin, dans ses collines où n’abordent que des trains omnibus. Mais comme elle récompense, comme elle fait oublier la route ! Ah ! la chère ville, qui vous prend le cœur à jamais ! Je l’ai vue un soir et un matin. Le matin, elle était curieuse et belle. J’ai visité, avec une émotion continue et renouvelée, sa cathédrale bigarrée, sa libreria aux murs couverts de chefs-d’œuvre, son musée, ses rues, sa grande place d’une forme unique, taille, dit la légende, sur le modèle du manteau d’un pèlerin inconnu qui traversait la cité. Du haut de son campanile, elle apparaissait toute rouge dans le vert des collines, divisée en plusieurs quartiers dont chacun formait un labyrinthe, comme si on l’eût faite de gros coquillages marins, aux enroulements réguliers, posés côte à côte. Mais la nuit, elle était extraordinaire et merveilleuse. Quiconque n’a pas vu Sienne au clair de lune ignore la beauté des ombres, et ce qu’elles ont en elles de puissance d’évocation et de rêve. Car les pierres ne parlent pas de même la nuit et le jour.
La nuit, leur couleur s’efface, les détails d’ornementation disparaissent, les silhouettes se dressent seules en l’air, et avec elles la physionomie essentielle du passé. Le moyen âge est là, tout vivant. Rappelez-vous une de ces ruelles sombres et tournantes, autour de nos vieilles cathédrales; multipliez à l’infini, sur des pentes rapides, les mouvements imprévus de la rue, les contreforts lancés dans l’espace, les chimères qui surplombent, les portées d’ombre opaque, les raies de lumière bleue, les ponts jetés d’un palais à l’autre, les dentelles des cheminées à travers les étoiles, et vous aurez quelque idée de la vieille ville gibeline. Les gens ont l’air de se douter qu’ils traversent un pays fantastique, subitement restitué aux âges éteints. Ils vont sans bruit. Leurs boutiques ne font pas de lueur sur le pavé. Aucun bruit, aucune note éclatante de vie moderne n’interrompt le rêve ancien où l’on marche.»
RENÉ BAZIN, Les Italiens d’aujourd’hui, Paris, Calmann Lévy, 1894, p. 113-114.
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Une Pompéi du Moyen Âge (H. Taine)
«Une ville ainsi conservée est comme un Pompéi du Moyen Âge. On monte et l'on descend dans de hautes rues étroites, pavées de dalles, bordées de maisons monumentales. Quelques-unes ont encore leur tour. Aux environs de la Piazzra, elles se suivent en files, alignant leurs énormes bossages, leurs porches bas, leurs étonnantes masses de briques percées de rares fenêtres. Plusieurs palais semblent des bastions. La Piazza en est bordée, et nul spectacle n'est plus propre à mettre devant l'imagination les mœurs municipales et violentes des anciens temps. Cette place est irrégulière de forme et de niveau, étrange et frappante comme toutes les choses naturelles que n'a point déformées ou réformées la discipline administrative. En face, s'étale le Palazzo-Publico, massif hôtel de ville, bon pour résister aux coups de main et jeter les proclamations à la foule assemblée sur la place. On en a lancé bien des fois par ces fenêtres ogivales, et aussi des corps d'hommes tués dans les séditions. Une bordure de créneaux le hérisse; la défense, en ce temps là, se rencontre sous l'ornement. A sa gauche, une tour gigantesque élève à une hauteur prodigieuse sa forme svelte et son double renflement de créneaux; c'est la tour de la cité qui plante à la cime son saint, son drapeau, et parle de loin aux cités voisines. Au pied, la fontaine Gaja, qui pour la première fois aux XIVe siècle, parmi les cris de joie universels, apporta de l'eau sur la place publique, s'encadre sous le plus élégant baldaquin de marbre.
Le soir baissait, je ne suis entré qu'un instant dans la cathédrale. L'impression est incomparable; celle que laisse Saint-Pierre de Rome n'en approche point: une richesse et une sincérité d'invention étonnantes, la plus admirable fleur gothique, mais d'un gothique nouveau, épanoui dans un meilleur climat et parmi des génies cultivés, plus serein et plus beau, religieux et pourtant sain, et qui est à nos cathédrales ce que les poèmes de Dante et de Pétrarque sont aux chansons de nos trouvères; un pavé et des piliers de marbre où s'étagent des assises tour à tour noires et blanches, une légion de statues vivantes, un mélange naturel de formes gothiques et de formes romaines, des chapiteaux corinthiens qui portent un labyrinthe d'arceaux dorés et des voûtes plafonnées d'azur et d'étoiles. Le soleil couchant entre par les portes, et l'énorme vaisseau, avec sa forêt de colonnes, poudroie dans l'ombre au-dessus de la foule agenouillée dans les nefs, dans les chapelles, autour des piliers. La multitude fourmille indistinctement dans la noirceur profonde jusqu'au pied de l'autel, qui tout d'un coup, avec ses candélabres, ses figures de bronze, les chapes damasquinées de ses prêtres, et toute la prodigue magnificence de son orfèvrerie et de ses lumières, se lève comme un bouquet de splendeurs magiques.»
HIPPOLYTE TAINE, Voyage en Italie, tome II, Paris, Hachette, 1866