Les beaux contrastes de Sienne

Maurice Barrès
Cette rude petite ville de Sienne, si pleine de volupté, apparaît à l’imagination comme la receleuse chez qui le Sodoma vint entasser les trésors qu’il composait selon les conseils du Vinci et selon son propre cœur, qui était trouble.



Étrange enfant, cette Sienne, à la fois si dure et si souple, cerclée de murailles qui la compriment et assise avec aisance sur trois collines. Ces rues étroites, enchevêtrées, qui sans trêve grimpent et dévalent, que de fois je les ai suivies dans la fraîcheur qu’y maintiennent, même en été, les lourds palais qui les bordent ! Je les sillonnais en tous sens, entrant chez les antiquaires, m’intéressant à toutes les églises et me reposant enfin à la cathédrale parmi les charmants jeunes gens, vrais pages de plaisir, du Pinturicchio.



C’est la qualité de la lumière, plus encore que tant de chefs-d’œuvre particuliers, qui varie le pittoresque de Sienne. Au matin, quand tout l’être est léger et que le pied semble prendre de la joie sur les dalles élastiques de rues, j’ai vu, au fond de sa place fameuse, le Palais Public gai, jeune, avec ses créneaux qui lui font une couronne et sa gentille loggia. Une ombre fraîche et lumineuse l’adoucissait; le soleil, en face, éclatait sur le marbre blanc de la fontaine, et tous les palais de cette place, si étrangement dessinée en forme de coquille, prenaient leur pleine valeur, rouges, gris, verts et violets… Et puis je l’ai vu, ce Palazzo Pubblico, le soir, si sombre, si triste de son balcon désormais muet, de son beffroi dont la voix n’a plus d’autorité et de sa haute tour qui n’aperçoit plus rien d’héroïque.

Une des plus fortes sensations de cette Sienne, dont les rues étroites, toutes dallées et fraîches, semblent plutôt les couloirs d’un immense palais, ce sont soudain des jours, des sortes de fenêtres, ménagés aux plus beaux points et d’où le regard, franchissant les ravins bâtis que forme la ville, embrasse les longs aspects vallonnés de cette campagne surprenante. Parfois encore, la rue s’élargit en terrasse, toujours bornée à pic par l’abîme et plantée de trois arbres, d’autant plus précieux parmi tant de pierres. Combinaison fort habile de l’art ou du hasard. Nous commencions vaguement à souffrir de ne fouler jamais de terre, de n’apercevoir jamais un arbre, mais seulement, entre les hautes frises des palais, une raie de ciel, et voici que soudain un mur s’abaisse à n’être plus qu’un garde-fous sur les pentes qui nous séparent de l’immense horizon.

Ce mélange légèrement théâtral d’architecture et de nature, mis au point par tant de siècles, constitue un divertissement artistique tel que, pour ma part, jamais je ne me lassai d’en sentir l’imprévu. Les jardins les mieux étudiés, le Boboli avec ses trouées sur la campagne de Florence ou ceux des lacs Majeur et de Côme, à l’instant où leurs collines d’azalées défleurissent sous les magnolias commençant, ne passent pas en beauté ces places où les femmes de Sienne, en tirant l’eau du puits sous des arbres centenaires, embrassent un horizon illustre.



Tel est le prestige de Sienne grave et voluptueuse dans ses aspects les plus modestes comme dans ces promenoirs illustres que lui sont sa cathédrale qui la domine, et sa place, qui lui fait un centre.

C’est le caractère de la Toscane entière. On ne saurait être jeune avec plus de gentillesse que ces territoires florentins; nulle part la jeunesse n’a été davantage une jolie chose à mettre dans son lit, et si vives que soient cet air léger et brûlant les sensations, jamais elles n’y sont entachés de bassesse. Mais à Sienne plus qu’en aucun lieu de Toscane, ces deux caractères, gravité et volupté, s’affirment avec intensité et par là contrastent fortement. Peu de nuances, des couleurs fortes et quelque chose du sensualisme âpre dont l’Espagne est exaspérée.

Dans cette étroite enceinte, tant de durs palais-forteresses, del Magnifico, Salimbeni, Piccolomini, Tolomei, avec leurs tours et leurs créneaux, nous remémorent des légendes tragiques jusqu’à la férocité, et puis, à leurs pieds, voici la petite maison trempée de dévotion de sainte Catherine, un des reliquaires qui ont mis dans le monde chrétien le plus d’attendrissement… Et quand nous visitons le Musée, même antithèse entre l’énergie sévère des primitifs Siennois et la force passionnée du Sodoma assisté des Beccafumi, des Pacchia.



Le Sodoma ! c’est la volupté du Vinci; mais le trouble qui nous inquiétait déjà dans le sourire lombard, ici a gagné tout le corps. Ah ! ce n’est point le mystère cérébral seul qui fait notre curiosité à l’oratoire de San Bernardino, à l’église de San Domenico, devant ces tableaux multipliés par le Sodoma avec une telle fécondité que l’esprit de Sienne en est tout modifié et que d’histoire et d’aspect si rudes elle nous emplit pourtant de mollesses.

À Florence, déjà, nous avions soupçonné son secret devant le Saint Sébastien des Offices. Ce qui fait l’émoi de ce merveilleux jeune homme, ce n’est point la flèche qui traverse son cou, ni celle qui met sur sa cuisse deux minces filets de sang. Nulle femme ne s’y trompera. Involontairement, elle s’avance pour recevoir ce beau corps dans ses bras. Lui-même, avec cet air de vierge et sous cette impression pour lui inconnue, croit mourir, veut des bras qui le serrent. L’extase, l’angoisse de ses yeux, de sa bouche entr’ouverte, avouent ce que nous dit d’autre part la sombre et brûlante image que le peintre nous a laissée de lui-même.

On peut voir, dans une fresque de Monte Olivetto, cette impérieuse figure olivâtre, long ovale qu’accompagne une large chevelure noire tombant jusqu’aux épaules, et puis ces yeux splendides, cette bouche trop épaisse. Ah ! te voilà bien, Antonio Bazzi, detto il Sodoma !

Chez un tel homme, les images sensuelles prennent une acuité exceptionnelle, rompent l’harmonie, ou, pour parler librement, la médiocrité de notre vision ordinaire. C’est une loi invincible de son être; il transforme dans son esprit les réalités du monde extérieur, pour en faire une certaine beauté ardente et triste.

Ils ont raison de se choquer, de s’épouvanter, ceux pour qui l’art n’est point un univers complet et qui, ne sachant point s’y satisfaire exclusivement, tenteront de transporter des fragments de leur rêve dans la vie de société : rien n’en résultera que désastres.

Les jeunes gens du Sodoma, qui mêlent à la vigueur physique attestée par leurs muscles d’athlètes une expression intellectuelle si aiguë qu’elle en devient douloureuse, sont une vision épuisante. L’exaltation psychique unie à cette force de vie atteint aux plus hautes expressions du désir, du désespoir, de l’ardeur à la vie, et provoque en nous, tout au fond de notre conscience, des états inconnus dont la force surgissant pourrait bien rompre l’ordre social.

De ses femmes les sentiments ne sont pas moins aigus.

La Madeleine sur l’épaule du Christ mort, appuie sa joue, lui tient la main, avec quelle secrète douceur ! Jamais tant qu’il vécut elle n’osa ce geste familier qui lui est infiniment sensible.

Voici sa Judith, jeune fille qui rentre au camp des Hébreux. Et pourtant Holopherne était un vigoureux vivant ! Comme une femme oublie l’acte auquel elle s’est prêtée ! À la voir qui passe ainsi ce matin-là, ne dirait-on pas une vierge dont aucune image jamais ne brouilla le regard ? Petites mains qui tenez ce sabre sanglant, avant que le coq ait chanté, ne fûtes-vous pas deux petites mains frémissantes et caressantes ?

Et dans la fresque où le peintre représente l’épisode fameux du condamné qui, pour mourir sans blasphémer, exigea que la sainte lui tînt la tête sous la hache du bourreau, le groupe des vierges, accourues pour voir sur le tronc décapité le désordre de la mort, nous révèle le goût impur de la femme pour le sang et pour l’épouvante. Dans toutes les filles de Montmartre haletantes de détails sur le dernier guillotiné, Sodoma m’a fait reconnaître Hérodiade.

Mais de ce maître, la force expressive sublime, c’est Sainte Catherine exténuée. Ce qu’elle fut, cette sainte, de qui Sienne est remplie, on l’entrevoit d’après ses portraits à peu près authentiques : une vieille fille énergique, fort intelligente, que n’arrêtaient ni le respect humain ni les obstacles. Ses ardeurs, très réelles, n’ont rien à avoir avec la mollesse. Leur qualité apparaît toute dans sa démarche auprès de Grégoire XI, qu’elle fit rentrer dans Rome : « Pour accomplir votre devoir, très saint Père, et suivant la volonté de Dieu, vous fermerez les portes de ce beau palais et vous prendrez les routes de Rome où les difficultés et la malaria vous attendent, en échange des délices d’Avignon. »

Comment cette femme d’action, de génie énergique, exaltée par ses méditations solitaires, devint-elle dans les arts le plus voluptueux symbole ? La figure de sainte Thérèse a subi une transformation analogue. La légende toujours auréole de trouble et de charme ceux qu’elle choisit. L’imagination populaire ne peut s’accommoder de faits précis et répugne à l’analyse des caractères.

On suit la transition chez les artistes plus rapprochés de la sainte. Dans la salle du Conseil, au Palais Public, la délicieuse Sainte Catherine de Vecchiatta ! Quelle princesse du mysticisme ! C’est adorable et bien précieux, car il y a une intention de ressemblance et Vecchiatta a dû se servir des portraits du temps. Le teint frais de la bonne nonne et les beaux grands yeux qui ont beaucoup pleuré, et l’arc de la bouche, et les longues mains aristocratiques qui portent les stigmates comme des joyaux… Elle a fait assez pour nous toucher si, nous présentant ses plaies, elle nous remémore ses vertus. Mais de ces vertus, les Siennois bientôt voulurent une représentation émouvante; ils se convainquirent que celle qu’ils aimaient avait dû être la plus impressionnante des amoureuses. Est-il rien de mieux que leur maîtresse qui se pâme pour impressionner des hommes rudes ? Il fallut bien que Catherine, maîtresse de Sienne, se pâmât.

L’Évanouissement de sainte Catherine, par Sodoma, avec son corps ployé dont de molles étoffes nous révèlent la défaillance, provoque et contente nos forces secrètes. C’est tout notre être qui s’intéresse là. Le plus beau des objets d’amour, voilà ce que le Sodoma a créé à San Domenico de Sienne, et l’installant si mol et trempé de passion parmi ces duretés, il a créé un des contrastes les plus puissants que propose à ses voluptueux le monde de l’art.

Avril 1894

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