Peinture

Apologie de la peinture de Léonard de Vinci
«Parmi les sciences inimitables, la peinture vient la première: on ne l'enseigne pas à celui que la nature n'a pas doué, à l'inverse des mathématiques, où l'élève reçoit autant que le maître donne. La peinture ne se copie pas, comme les lettres dont tant vaut la copie que l'original: celle-là ne se moule pas comme la sculpture, dont le moulage reproduit l'original. Quant à la puissance de l'œuvre, celle-là ne se reproduit pas en d'innombrables exemplaires comme les livres imprimés; celle-là reste noble, honorant son auteur, toujours précieuse et unique et n'engendre pas des filles qui l'égalent. Et cette singularité la rend plus excellente que les choses qui sont publiées pour tous.

Ne voyons-nous pas les grands rois de l'Orient aller, voilés et le visage couvert, par croyance qu'ils diminueront leur prestige à rendre publique leur présence et à se montrer? Or, ne voit-on pas les peintures qui représentent les divines Déités être tenues couvertes, avec des rideaux de très grand prix? On ne les découvre que dans les grandes solennités de l'Église au milieu des chants et de la musique; et dès qu'on les découvre, la grande multitude du peuple, qui est accourue, se jette aussitôt à terre et adore et prie, car de telles peintures passent pour rendre la santé perdue et donner le salut éternel, aussi bien que si cette déité fût vivante et présente.

Cela n'arrive dans nulle autre science et pour aucun autre ouvrage humain. Et si tu prétends que ce n'est pas la puissance du peintre qui agit, mais l'idée attribuée à la chose représentée, je te dirai qu'en ce cas l'imagination humaine se peut satisfaire, en restant couché, au lieu d'aller dans des endroits pénibles et périlleux, comme on le voit faire pour les pèlerinages.

Si néanmoins ces pèlerinages ont lieu continuellement, qui les décide, sans nécessité? Certes, tu confesseras que ce simulacre fait une chose impossible à l'écriture, en figurant l'effigie et la puissance d'une divinité. Donc pareillement, que cette divinité aime telle peinture, elle aime qui l'aime et révère; et se plaît d'être adorée plutôt sous ses traits que sous d'autres qui prétendaient à la représenter; et par ces traits elle fait grâces et donne le salut, selon la croyance de ceux qui sont venus en pèlerinage.»

LÉONARD DE VINCI, extraits du Traité de la peinture, traduits et reproduits par Sâr Péladan, dans la Nouvelle revue, Paris, 1910, Juillet-Août, t. 16, p. 101 et suiv.

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Traité De la peinture de Leon Battista Alberti
«Mais, de ce que la peinture exprima les visages des dieux, objet de la vénération des peuples, on la regarda comme un des plus grands dons faits aux mortels. En effet, elle a rendu les plus grands services à la piété qui nous rattache aux immortels, et à la retenue des âmes dans les liens d'une religion inaltérée.

Phidias exécuta, en Élide, un Jupiter dont la beauté n'ajouta pas médiocrement au culte en vigueur. Mais ce que la peinture apporte aux jouissances honnêtes de l'âme et ce qu'elle ajoute à la splendeur des choses, nous le pouvons voir de reste, principalement en ceci, qu'il n'est d'objet si précieux que la peinture, par sa présence, ne rende plus précieux encore et plus important. L'ivoire, les gemmes et autres objets de prix gagnent encore au contact du peintre. L'or lui-même, travaillé par l'art de la peinture, a plus de valeur qu'à l'état de simple métal. Il n'est pas jusqu'au plomb, le plus vil des métaux, qui, transformé en une effigie quelconque sous les doigts d'un Phidias ou d'un Praxitèle, n'acquît un prix bien supérieur à celui de l'argent brut et non travaillé. Zeuxis avait cette coutume d'offrir ses œuvres en présent, car, disait-il, nul salaire ne les saurait payer. En effet, il pensait qu'aucun prix ne pouvait satisfaire l'homme qui, en peignant ou en sculptant des êtres animés, se considérait lui-même comme un dieu parmi les mortels. Donc, la peinture a cet honneur, que ceux qui la savent éprouvent, en voyant admirer leurs œuvres, comme un sentiment de leur ressemblance avec la Divinité. Et vraiment, n'est-elle pas la maîtresse et le principal ornement parmi tous les arts? C'est du peintre que l'architecte tient, si je ne me trompe, les architraves, les chapiteaux, les bases, les colonnes, les faîtes et toutes les richesses des édifices. C'est évidemment par la règle et l'art du peintre que le lapidaire, le sculpteur, les officines d'orfèvreries et tous les arts manuels sont dirigés; enfin, il n'en est presque pas, si infime soit-il, qui n'ait quelque rapport avec la peinture. Si bien que tout ce qui touche à l'ornement semble, j'ose le dire, lui être emprunté. Elle a d'ailleurs été, par-dessus tout, tellement honorée des anciens, qu'alors que tous les artisans étaient compris sous la dénomination de fabri, le peintre seul en était exempt. Cela étant, j'ai coutume de dire, parmi mes familiers, que l'inventeur de la peinture doit être ce Narcisse qui fut métamorphosé en fleur. Qu'est-ce que peindre, en effet, si ce n'est saisir, à l'aide de l'art, toute la surface d'une onde? Quintilien suppose que les premiers peintres avaient coutume de circonscrire les ombres au soleil et d'augmenter leur travail par des adjonctions. Il y en a qui disent qu'un certain Philoclès, Égyptien, ou qu'un Cléanthès, je ne sais lequel, fut un des premiers inventeurs de cet art. Les Égyptiens assurent qu'il était pratiqué chez eux depuis six mille ans avant qu'il parvînt en Grèce. C'est de cette dernière contrée qu'il nous vint, dit-on, en Italie, après les victoires de Marcellus en Sicile.

Mais il importe fort peu de connaître le nom des premiers peintres ou des inventeurs de la peinture. D'autant que nous n'en faisons pas, comme Pline, l'historique, mais que nous en passons l'art en revue, et cela tout à nouveau. Car je ne sache pas qu'il y ait quelque traité subsistant des anciens auteurs. Cependant on affirme qu'Euphranor Isthmius écrivit quelque chose sur la symétrie et les couleurs 1, qu'Antigone et Xénocrate traitèrent de la peinture et qu'Apelles en fit un livre dédié à Persée. Diogène Laërce raconte que Démétrius le philosophe se distingua dans la peinture. Or, puisque nos ancêtres ont laissé des monuments de leur admiration pour tous les arts, j'estime que celui-là ne fut pas laissé de côté par nos vieux écrivains italiens. D'ailleurs, en Italie, les anciens Étrusques s'y distinguèrent par-dessus tous. Trismégiste, très ancien auteur, pense que la sculpture et la peinture naquirent ensemble, avec la religion, car il dit à Asclépius: «La nature, se souvenant de son origine, figura les dieux à sa ressemblance.» Et qui pourrait nier que la peinture, aussi bien dans les choses privées que publiques, profanes que religieuses, ne se soit attribué la place la plus honorable?

Où trouver, entre tous les hommes d'art, quelqu'un dont on ait fait plus de compte que du peintre? On rapporte les prix incroyables de certains tableaux. Aristide de Thèbes vendit une peinture jusqu'à cent talents. On dit que Rhodes ne fut pas incendiée par le roi Démétrius, afin de sauver un tableau de Protogènes, et nous pouvons affirmer que Rhodes fut rachetée au prix d'une seule peinture. On a colligé bien d'autres récits afin de démontrer que les bons peintres ont toujours été louangés et honorés extrêmement par tous, de même que de très nobles citoyens philosophes et rois se sont délectés non seulement à la vue, mais à la pratique de la peinture. Lucius Manilius, citoyen romain, et Fabius, personnage de noblesse urbaine, furent peintres. Turpilius, chevalier romain, peignait à Vérone. Sitedius, préteur et proconsul, se fit un nom par la peinture. Pausius, poète tragique, petit-fils par sa mère du poète Ennius, fit un Hercule dans le forum. Les philosophes Socrate, Platon, Métrodore, Pyrrhon, se distinguèrent dans la peinture; les empereurs Néron, Valentinien et Alexandre Sévère y furent très appliqués. Il serait trop long d'énumérer tous les princes et tous les rois qui s'adonnèrent à cet art très noble. Il y a encore moins lieu de citer la foule des peintres de l'antiquité. On peut s'en faire une idée en songeant que Démétrius de Phalère, fils de Phanostrates, détruisit par les flammes, en l'espace de quatre cents jours, trois cent soixante statues, tant équestres qu'en quadriges ou en biges, Pensez-vous que dans une ville où il y avait tant de sculpteurs, il dût y avoir peu de peintres? La peinture et la sculpture sont des arts qu'un même esprit entretient; mais je préférerai toujours le génie du peintre qui s'applique à une chose extrêmement difficile. Revenons à notre sujet.

La foule des peintres et des sculpteurs devait être grande en ces temps où les princes et les plébéiens, les doctes et les ignorants se délectaient de la peinture. Alors on exposait sur les théâtres, parmi les plus précieuses dépouilles des provinces, des statues et des tableaux. On en vint à ce point que Paul-Émile et un grand nombre de citoyens romains firent, entre autres arts libéraux, enseigner la peinture à leurs enfants, pour les dresser à une vie honnête et heureuse. Il faut noter ici, surtout, cette excellente coutume des Grecs, qui voulaient que les ingénus et les enfants, élevés librement, fussent instruits dans l'art de peindre en même temps que dans les lettres, la géométrie et la musique. Bien plus, la peinture fut en honneur auprès des femmes, et les auteurs célébrèrent les œuvres de Martia, la fille de Varron. Enfin la peinture fut en si grand honneur et en telle estime chez les Grecs, qu'ils rendirent un édit par lequel il était défendu aux esclaves de l'étudier, ce qui n'est pas une injustice, car cet art est tellement digne des esprits les plus libéraux et les plus nobles, que, pour moi, j'ai toujours jugé pourvu d'une intelligence des meilleures et des plus élevées celui que je voyais s'en délecter. Toutefois, la peinture est agréable aux savants comme aux ignorants. En effet, il est rare, quand elle réjouit les capables, qu'elle n'émeuve pas les inexperts, et tu ne saurais trouver personne qui ne fût grandement jaloux d'y exceller: La nature elle-même semble s'être complu à peindre, car nous la voyons quelquefois représenter sur les marbres des hippocentaures et des visages barbus de rois. On raconte que, sur une gemme appartenant à Pyrrhus, on voyait les neuf Muses représentées distinctement, par un effet naturel, avec leurs attributs. Ajoutez qu'il n'y a pas d'art dont la pratique ou l'étude, à quelque âge que ce soit, apporte un plus grand contingent de plaisir à ceux qui le connaissent comme à ceux qui l'ignorent. Qu'il me soit permis de dire de moi-même, lorsque je me mets à peindre pour mon plaisir, ce qui m'arrive souvent quand mes autres affaires me le permettent, que je persiste dans ce travail avec tant de bonheur, que trois ou quatre heures s'écoulent sans que je puisse le croire. Ainsi donc, la culture de la peinture sera pour toi une cause de plaisir, et, si tu y excelles, une source de louanges, de richesses et de perpétuelle renommée. Cela étant, et la peinture pouvant se considérer comme le meilleur et le plus antique ornement des choses, digne des hommes libres, agréable aux doctes et aux ignorants, j'exhorte de toutes mes forces les jeunes gens à se livrer, autant qu'ils le pourront, à sa pratique; j'exhorte surtout ceux qui sont épris de cet art à consacrer toute leur étude et tout leur zèle à le porter à sa perfection.»

LEON BATTISTA ALBERTI, De la statue et de la peinture, trad. Claudius Popelin, Paris, A. Lévy, 1868, p. 132 et suiv.

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