Simone Weil et la tradition dualiste - Conclusion

Jacques Dufresne

Conclusion

CONCLUSION

Une phrase résume tout ce que nous aurions aimé faire entrevoir au cours de ce travail :

« La nécessité en tant qu'absolument autre que le bien, c'est le bien lui‑même ». (331)

Aux yeux de celui qui croit que le critère de la vérité se trouve ici‑bas, que la vérité est l'adéquation de l'intelligence et d'un objet vérifiable, cette formule est tout à fait gratuite. Elle ne l'est pas moins pour celui qui croit que la vérité peut être garantie par l'obéissance à des règles formelles. On n'y aperçoit le caractère de nécessité essentiel à toute vérité que si on sait, par la foi ou par une révélation, que la Vérité suprême, c'est l'amour ou le Dieu amour. Affirmer que la nécessité en tant qu'absolument autre que le bien est le bien lui‑même, c'est affirmer l'a­mour. Le lien non représentable qui unit ces deux ternes jusqu'à l'identité, c'est aussi l'amour. L'homme est enchaîné dans l'univers. Il est victime des forces de la nature, vic­time de la société qui, comme la nature, est soumise à la force, victime enfin de lui‑même, car ni son esprit, ni son corps n'échappent à cette loi commune. La nécessité le cerne de toutes parts, le mettant dans un état d'extrême malheur. Mais cet extrême malheur est la condition de son exis­tence :

« Par amour, Dieu abandonne les hommes au malheur et au péché. Car s'il ne les abandonnait pas, ils ne seraient pas. Sa présence leur ôterait I'être comme la flamme tue un papillon ». (332)

Ainsi la simple conscience d'exister implique la reconnaissance de l'amour de Dieu et permet de voir que la nécessité est le signe parfait de cet amour, qu'elle est donc identique au bien. Tout cela est clair pour celui qui a réellement accès au monde surnaturel. Mais pour celui qui n'y a pas accès réellement, ce ne peut l’être qu'au prix d'un mensonge.

Simone Weil l'a dit de toutes les façons : ce n'est pas par ses propres forces que la raison humaine peut s'élever jusqu'à l'amour de Dieu. Pour celui qui est encore en- dehors de cet amour et qui ne voile pas son regard à l'aide d'un savoir appris ou imaginaire, le monde apparaît nécessairement comme déchiré en son milieu; ce qui sous‑entend qu’un bon exercice de la raison naturelle ne peut mener qu'au dualisme. Cette dernière remarque est très importante pour la compréhension de la cosmologie de Simone Weil. Cette cosmo­logie ne repose ni sur l'observation, comme les cosmologies scientifiques, ni sur la raison naturelle, comme les cosmo­logies traditionnelles. Elle repose sur la participation au Bien qui est aussi Dieu, qui est aussi l'Amour. Le monde surnaturel y éclaire le monde naturel. C'est une construction dont les matériaux sont terrestres mais dont l'inspiration est transcendante. L'église romane est une image parfaite de cette construction.

« L'église romane est suspendue comme une balance autour de son point d'équilibre, un point d'é­quilibre qui ne repose que sur le vide et qui est sensible sans que rien en marque l'emplacement... La grâce est la source de cet art ». (333)

Nous avons été bien inspirés en choisissant cette image de l'église romane pour illustrer la cosmologie de Simone Weil. L'idée centrale de cette cosmologie, c'est jus­tement que le monde est analogue à une oeuvre d'art, qu'il ne peut être compris qu'à travers l'exemple de la création artistique qui, elle‑même, est une imitation de la création divine ainsi que nous l'avons montré précédemment.

Remarquons seulement ici comment cette conception du monde se différencie de la conception chrétienne tradi­tionnelle d'une part, et de la conception moderne d'autre part.

Selon l'idée chrétienne, le monde a une fin trans­cendante, mais cette fin transcendante, on la croit en même temps représentable puisqu'on ne résiste pas à la tentation de dire que tel fait ou tel événement en éloigne ou en rap­proche plus que tel autre. La nécessité se trouve ainsi niée car en effet, il n'y a plus de nécessité à partir du moment où l'on croit que le monde est autre chose que le signe de l'absence de Dieu, où l'on voit la présence de Dieu dans tel événement plutôt que dans tel autre. En s'efforçant d'établir un certain ordre à l'intérieur du monde, les penseurs chré­tiens ont perdu la notion de nécessité.

Dans la conception scientifique moderne, le dieu aux pouvoirs arbitraires est remplacé par une espèce de dieu atteint de folie que l'on pourrait désigner sous le nom géné­rique de Force. On se refuse à lire des intentions divines particulières dans tel événement ou dans telle série d'évé­nements considérés comme privilégiés; on reconnaît que tout se ramène à des rapports de forces et on se rapproche ainsi de la notion de nécessité, mais on ne va pas plus loin. On est plus fasciné par les forces qui entrent dans la composi­tion des rapports qu'émerveillé par les rapports eux‑mêmes.

Si on méditait sur la nature des rapports, on ver­rait qu'ils renvoient à une réalité autre que la force. Il est vrai toutefois que ce passage à un autre ordre est impos­sible aussi longtemps que l'on se limite à une fraction de la réalité physique et que l'on exclut du domaine de la sci­ence tout contact avec le monde qui s'opère sans autres ins­truments que le corps, qui est pourtant l’instrument primor­dial et, par là, plus qu'un simple instrument. Les choses sont ainsi faites que chaque rapport, chaque équilibre par­ticulier ne peut être pensé comme tel que s'il est rattaché au tout. S'il n'est pas rattaché au tout, il tend presque fatalement à apparaître comme un faisceau de forces abandon­nées au hasard ou orientées vers quelque point Oméga ou quel­que point mort. (On pourrait en déduire que la fascination exercée par la force dérive directement de la spécialisation).

Pour penser les équilibres particuliers, il faut passer par l'équilibre universel qui est aussi la nécessité. Et seul le contact avec le rêve qui se fait avec le seul corps, seule l'expérience de la beauté du monde peut faire saisir l'équilibre universel.

Dans la conception chrétienne donc, la nécessité est remplacée par un dieu aux pouvoirs arbitraires, par u­ne providence interventionniste. Dans la conception scien­tifique moderne, elle est comme vaincue par la Force. Ces deux conceptions s'excluent mutuellement parce qu'au fond, elles se ressemblent beaucoup. Qu'est‑ce qui ressemble plus en effet à la force brute que le pouvoir arbitraire?

« La conception absurde de la Providence comme une­ intervention personnelle et particulière de Dieu à des fins particulières est incompatible avec la vraie foi. Mais ce n'est pas une incompatibilité évidente. Elle est incompatible avec la conception scientifique du monde; et là l'incompatibilité est évidente. Les Chrétiens qui, sous l'influence de l'éducation et du milieu, ont en eux cette conception de la Providence, ont aussi la conception scientifique du monde, et cela sépare leur esprit en deux compartiments entre lesquels se trouve une cloison étanche; l'un pour la conception scien­tifique du monde, l'autre pour la conception du monde comme domaine où agit la Providence person­nelle de Dieu. De ce fait, ils ne peuvent penser, ni l’une ni l'autre. La seconde d'ailleurs est impensable n'étant arrêtée par aucun respect, discernant facilement que cette Providence particulière est ridicule, et la foi elle-même est de ce fait, à leurs yeux, frappée de ridicule ».(334)

Simone Weil voyait dans cette incompatibilité en­tre la science et la religion la raison profonde de la cor­ruption de chacune de ces deux voies de salut considérées séparément. Si l'amour de la vérité était également présent dans chacune d'elles, disait‑elle, elles se compléteraient, comme ce fut le cas en Grèce, au lieu de s'opposer. Mais pour que cette réconciliation s'accomplisse, il faut, ajou­tait‑elle, revenir à une conception du monde qui exclut et la Providence personnelle et la force brute :

« La Providence divine n'est pas un trouble, une anomalie dans l'ordre du monde. C'est l'ordre du monde lui‑même. Ou plutôt, c'est le principe or­donnateur de cet univers. C'est la sagesse éter­nelle, unique, étendue à travers, en un réseau souverain de relations ». (335)

« La force brute n'est pas souveraine ici‑bas. Elle est par nature aveugle et indéterminée. Ce qui est souverain ici‑bas, c'est la détermination, la limite. La sagesse éternelle emprisonne cet univers dans un réseau, dans un filet de déterminations. L'univers ne s'y débat pas. La force brute de la matière qui nous paraît souveraineté, n'est pas au­tre chose en réalité que parfaite obéissance ». (336)

On retrouve la même inspiration dans ce texte des Intuitions pré‑chrétiennes qui est peut‑être le plus impor­tant de toute l'oeuvre de Simone Weil :

« Dieu ne fait pas violence aux causes secondes pour accomplir ses fins. Il accomplit toutes ses fins à travers le mécanisme inflexible de la nécessité, sans y fausser un seul rouage. La sagesse reste en haut (et quand elle descend, c'est, comme nous le savons, avec la même discrétion). Chaque phénomène a deux raisons d'être, dont l'une est la cause dans le mécanisme de la nature, l'autre se place dans l'ordonnance providentielle du monde, et jamais il n’est permis d'user de l'une comme d'une explication sur le plan auquel appartient l'autre ». (337)

Les deux plans dont il est ici question sont ceux du nécessaire et du bien.

« Mais l’esprit (le Bien) règne sur la nécessité par la persuasion. Il le persuade de pousser la plupart des choses qui se produisent vers le meilleur ».(338)

L'ordre, c’est précisément ce rapport mystérieux entre le Nécessaire et le Bien, C'est le logos, l’âme du mon­de. Ce n'est absolument pas une classification élaborée à partir d'une réalité transcendante qu'on considère à tort comme représentable. Cette façon de comprendre l'ordre implique, comme nous l'avons montré, une négation de l'idée de nécessité et doit être, pour cette raison, considérée comme étant la véritable cause de l'opposition entre la pensée chrétienne et la pensée scientifique.

Si on les situe sur le même plan, l'ordre et la nécessité deviennent aussitôt inconciliables. Tandis que si on les situe sur des plans différents, comme l'a fait Simon Weil après les Grecs, ils s'éclairent mutuellement et peu­vent donc, à plus forte raison, subsister séparément sans rien perdre de leur nature propre.

Nous sommes bien loin, du dualisme d'Alain. À la place d'une matière refermée sur elle‑même et absolument imperméable à l'esprit dans son innocence, nous avons vu apparaître une matière sur laquelle l'esprit règne par la persuasion, lui conférant ainsi ordre et beauté. À la place d'un esprit indépendant et bien à l'abri dans son retranchement, d'un esprit qui suit son mouvement propre, qui ne se sert du monde que comme d'un obstacle pour aiguiser ses forces, nous avons vu apparaître un esprit soumis aux mêmes lois aveugles que la matière mais cachant un désir de Bien pur qui, s'il est comblé, élève l’âme dans un monde transcendant d'où il apparaît « que le Bien n'engendre que du Bien, et le mal n'engendre que du mal ». (339) Pour mesurer d'un dernier regard la profondeur du fossé qui sépare l'intuition fondamentale de Simone Weil de celle d'Alain, songeons que ce dernier a écrit :

« L'homme a appris à ne pas adorer la vague; simple­ment, il en tient compte et sans scrupule, il la fait servir à ses fins autant qu'il peut. La nécessité est inhumaine, il est fou de la haïr, il n'est pas moins fou de l'aimer ». (340)

Peut‑on s’opposer plus radicalement à Simone Weil qui a écrit : « La nécessité en tant qu'absolument autre que le bien est le bien lui‑même ».

Nous sommes bien loin du dualisme d'Alain, mais il ne faudrait pas en conclure que nous sommes plus près du mo­nisme qui s'oppose à ce dualisme comme à son contraire. En quoi consiste ce monisme? Il consiste essentiellement dans l'idée que la nature et l'esprit sont l'envers et l'endroit d'une même réalité et peuvent, pour ainsi dire, s'engendrer mutuellement (voir Teilhard de Chardin ! ).

La pensée de Simone Weil est encore plus éloignée de ces vues que de celles d'Alain. Revoyons les étapes par­courues :

«  Lectures superposées : lire la nécessité derrière la sensation, lire l'ordre derrière la nécessité, lire Dieu derrière l'ordre ». (341)

Lire la nécessité derrière la sensation. Cela veut dire dans l'esprit de Simone Weil : lire que le monde, tel qu'il s'offre à notre regard quand nous ne sommes pas encore habités par l'amour transcendant, nous est étranger. La pensée moniste, de type Teilhard de Chardin, saute cette première étape. Par là, elle se condamne à ne jamais attein­dre les autres. La pensée dualiste s'arrête à cette première étape mais par là du moins, prépare aux autres.

On peut donc dire que le dualisme d'Alain consti­tue en quelque sorte le premier moment de la synthèse de Simone Weil. Mais nous n'employons ce vocabulaire qu'avec beaucoup d'hésitation. La pensée de Simone Weil est aussi peu parente que possible avec une dialectique de type hégélien. La synthèse qu'elle opère, ou plutôt qu'elle entrevoit, n'est pas de raison mais d'amour. Le lien qui unit les deux termes incompatibles, la matière et l'esprit, ou le Nécessaire et le Bien, est un lien non représentable qui ne peut nous être communiqué qu'à notre insu et à la suite d'une longue purifi­cation intérieure.

La synthèse hégélienne est un idéal qui, si beau et si élevé qu'il soit, n'en demeure pas moins une invention humaine. La synthèse entrevue par Simone Weil est réalisée éternellement mais hors de ce monde, dans l'amour de Dieu et il s'agit simplement pour nous de mériter de la reconnaître en éprouvant la contradiction jusqu'au fond.

La contradiction éprouvée jusqu'au fond, c'est le dualisme gnostique tel que l'a vécu Simone Weil. L'oppo­sition matière‑esprit ou étendue‑pensée, qui caractérise le dualisme moderne, remet l'homme en possession de sa liberté, exalte ses facultés d'invention, l'amenant ainsi insensible­ment à croire que son salut dépend de lui seul. L'opposition matière‑Dieu met au contraire l'homme en face des limités de sa liberté, lui faisant ainsi apparaître la nécessité du secours divin : je désire le bien et il m'est impossible de l'atteindre par mes propres forces.

C'est parce qu'elle a vécu profondément cette contradiction que Simone Weil a échappé à la tentation de la synthèse rationnelle pour se rapprocher, sous la conduite de Platon, du Bien transcendant, et de l'ordre qui l'unit à la Nécessité dans une harmonie qui, à travers le Christ, à travers la Beauté du monde et à un plus faible degré, à travers les grandes oeuvres d’art, se communique, si nous y consentons, à cette âme en nous qui est trop humaine pour comprendre ce qui peut la nourrir, mais trop divine pour pouvoir vivre sans aimer au-delà de ce qu’elle peut comprendre.

Notes

 

(331) P.G. p.126
(332) P.S.O. p.35
(333) E.H.P. p.81

(334)EN. p.239 : « Le Père Teilhard désirait lui aussi réconcilier la science et la religion. Son inspiration serait‑elle donc identique à celle de Simone Weil ? N'allons pas trop vite aux conclusions. Il est bien possible que la science et la religion qu'il pratique n'aient rien de commun avec ce que Simone Weil appelle de ce nom.
Car qu'est‑ce que la science pour le grand prophète du monde en marche? Elle ne peut pas être la contem­plation de la beauté du monde, la pensée de la pensée, l’âme du monde n'étant pas pour lui comme pour les grecs et Simone Weil cette limite, ce nombre, ce logos imposé à la matière du dehors, mais une espèce de noyau central débordant d'une activité à la fois vaguement matérielle, vaguement spiritu­elle et vaguement surnaturelle. (Dieu, Moteur, Collecteur et Consolidateur de l'évolution. Christ évoluteur, Coeur du Christ universalisé coïncident avec un coeur de la matière amorisée.)
C'est par un abus de langage qu'il donne le beau nom de logos à son moteur énergico‑mystique... ( non pas avec le principe ordonnateur du stable ..... grec, mais avec le néo‑logos de la philosophie moderne, le principe évoluteur d'un univers en mouvement.) Texte cité par Claude Cuénot, op. cit. p.142. La simple apposition du mot néo au mot logos devrait suffire à dissuader le lecteur le moins exigeant. Parler de néo‑logos équivaut rigoureusement à parler de néo‑deux, de néo‑trois ou de néo‑triangle‑rectangle ... C'est donc en vain qu'on chercherait un fondement à la science teilhardienne dans la tradition réaliste. Reste l'i­déalisme. Mais il y a de fortes chances que du point de vue avancé où nous sommes placés aujourd'hui, les Kant apparais­sent confondus avec les Pythagore dans une espèce de nébuleu­se pré‑scientifique. (Kant en effet n'avait pas atteint le terme décisif de " l'enroulement cosmique" il en était resté à "l'invention privée", mais après l'invention privée, fruit "du tâtonnement solitaire", l'invention collective, résultat de la recherche Totalisée. (La place de l'homme dans la na­ture, Coll.10‑18, p.152)
C’est également en vain qu'on chercherait dans l'es­prit de l’homo "chardinensis" des catégories immuables et des for­mes à priori permettant d'établir des rapports nécessaires et valables universellement. Dans le monde teilhardien l'es­prit change au même rythme que les choses, dont il n'est d'ailleurs pas nettement dissocié. Le mouvant qui pense le mouvant. Voilà ce qu'il nous faudrait d'abord concevoir pour comprendre quelque chose à l'enivrante mais problématique science du Père Teilhard. Autant conclure tout de suite que cette science n'est pas au­tre chose qu'un appendice de la technique.(Appendice qu'il conviendrait d'ailleurs de couper pour en finir tout à fait avec " l’individualisme désormais périmé "). Quant à la religion, elle est également en marche. Elle ne saurait évidemment souffrir un repos que ni Dieu, ni l'esprit humain ne souffrent. Pour tous ceux qui ne pensent pas " en cosmogénèse ", et en particulier pour Simone la religion est ce qui relie l'homme à Dieu et à l'âme du monde, en soumettant la ligne fuyante du temps à la loi du cercle et en disposant autour de chaque individu un ensemble de mythes, d'oeuvres d'arts, de rites, de préceptes qui per­mettent à l’âme de vivre d'une Vérité qu'elle ne saurait con­cevoir et qu'elle serait incapable d'atteindre sans le secours des " intermédiaires". Ce que V. Hugo disait du Grand Art dans son William Shakespeare, s'applique tout à fait bien à la religion telle que nous venons de la définir : "La beauté de l'art c'est de n'être pas susceptible de perfectionnement... Un chef‑d'oeuvre existe une fois pour toutes... " "Le progrès, but sans cesse déplacé, étape toujours re­nouvelée, a des changements d’horizon. L’idéal, point... "L'art, en tant qu'art et pris en lui‑même ne va ni en avant ni en arrière. Les transformations de la poésie ne sont que les ondulations du beau... L’art n'est point sus­ceptible de progrès intrinsèque. De Phidias à Rembrandt, il y a marche et non progrès. Les fresques de la Chapelle Six­tine ne font absolument rien aux métopes du Parthénon... Rétrogradez tant que vous voulez... les Pyramides et l'Iliade restent au premier plan." (V. Hugo)
Que devient le rapport entre l'homme et Dieu dans le système teilhardien? À défaut de pouvoir le penser - car ce n'est plus à proprement parler un rapport - force nous est de l'imaginer. Dieu et la matière sont comme deux lignes qui s'enroulent l'une sur l'autre, sont prises en charge par une espèce de "pesanteur ascensionnelle" et font ainsi boule de matière vivante, puis boule de matière grise individuelle, puis boule de matière grise collective et enfin par une su­per-mutation, boule de Lumière.
"Il est parfaitement légitime, dit le Père Teil­hard, en saine biologie, de reconnaître une substance grise de l'Humanité." (op. cit. p.155)
La notion d'enroulement, synonyme de " complexification intériorisante", occupe dans le système de Teilhard la place qu'occupe la notion d'assimilation géométrique dans la pensée de Simone Weil. "Dans son existence un mouvement cos­mique de self enroulement paraît bien inconcevable".(op. cit. p.42) "Dans sa réalité historique, l'enroulement planétaire de l’humanité sur elle‑même n'a progressé que lentement". (op. cit. p.112) La notion de boule de neige est également men­tionné: " rouler de plus en plus vite, comme boule de neige,
sur les pentes d'une toujours croissante complexité. " (p. 42)
Et puisque la parousie omégatisante, " l’ultra personnalisation" ne viennent qu'après la phase de la " Re­cherche Totalisée" ou de la "compression totalisante" et qu'elle en dépend comme un effet de sa cause, la liberté individuelle ayant pour toute fonction de ne pas contrarier la Volonté montante de l'Histoire, on peut et on doit consi­dérer que la religion n'est pour le Père Teilhard qu’un ap­pendice de la technique, au même titre que la science. Il s'est pourtant trouvé des critiques pour mettre la pensée de Simone Weil en parallèle avec celle du Père Teilhard. (C'est même le thème central de l'ouvrage de B. Halda, récem­ment paru chez Beauchesne sous le titre "Evolution spiritu­elle de Simone Weil" (cf. Pp 57,123,181.)
Disons‑le sans ambage , il faut avoir très mal compris Simone Weil pour la rapprocher de Teilhard de ma­nière à laisser croire qu'elle forme avec lui un nouveau souffle mystique ...
Nous avons vu ce qu'il en est de leur conception respective des rapports entre la science et la religion. L'abîme qui sépare leur conception de Dieu, du monde, du salut est encore plus profond. Laissons plutôt parler V.H. Debidour dont les jugements toujours si sûrs, se révèlent inspirés à propos de Simone Weil :
"Tout cela, (évolution pacifique etc.) serait pour faire horreur à Simone Weil, mais non pas pour la surprendre de la part d'un homme dont l'activité intellectuelle est im­prégnée de tous les virus qu'elle ne cesse de dénoncer, et pour qui "comprendre, c'est, en termes de science moderne, intégrer dans le processus évolutif". Contre cette façon de croire en Dieu, où elle décèlerait la triple tyrannie de l'i­magination combleuse, du "gros animal" et de l’histoire, elle en appellerait à l’athéisme purificateur. Il est stupéfiant de penser que le même Dieu et la même Eglise ont eu, dans les mêmes années, pour prêtre (d'ailleurs tenu pour imprudent) et pour catéchumène (d'ailleurs rebelle) ces deux êtres qui, dans le domaine des idées se seraient mutuellement considérés com­me des somnambules. C’est que l'un baigne avec enthousiasme dans tous les courants de son siècle qui reconnaît en lui toutes ses tendances régnantes, et que l'autre ne s'est enga­gée ‑ et combien ‑ dans le mouvement politique social, in­tellectuel, spirituel de ce siècle que pour l'aider, si c’eût été possible, à redresser ses voies." (OP.cit. pp.158‑159)
Citons pour terminer un jugement anticipé sur Teilhard, un petit mot dont on n'a pas fini de pleurer l'a­mère vérité : "Les optimistes écrivent mal " ». (Cah. I p.136)

(335) En, p.241
(336) En. p.242
(337) Cah. I p.156
(338) Platon, Timée, déjà cité.

(339)P.G. p.147 Quand on est encore dans la caverne, quand on ne s'est pas encore défait de l'illusion du libre arbitre, le bien et le mal s'engendrent mutuellement parce qu'ils sont au fond de même nature, étant tous deux soumis à la pesanteur. « Le bien comme contraire du mal lui est équivalent en un sens comme tous les contraires ».(P.G. p. 81) Le bien pris au niveau du mal et s'y opposant comme un contraire est un bien de code pénal. Au‑dessus se trouve un bien qui, en un sens, ressemble plus au mal qu'à cette forme basse du bien. Le véritable bien se distingue du bien de code pénal en ce qu'il procède de la lumière et non de la pesan­teur. Et pour cette même raison il ne peut engendrer le mal. «  Infailliblement le bien produit du bien et le mal produit du mal dans le domaine du spirituel pur. Au contraire, dans le domaine du naturel (y compris du psychologique), le bien et le mal se produisent réciproquement ».(P. G. p.147)

(340) Entretiens, Alain, p.
(341) Cah.I p.42.43

 

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