Se désintoxiquer des écrans de télévision, réapprendre à s'émerveiller devant des images

Jean-Jacques Wunenburger

La pertinence de ce texte, écrit en 2000,  est encore plus grande depuis que les écrans des ordinateurs et des téléphones se sont ajoutés à celui de la télévision.

Se désintoxiquer des écrans de télévision, réapprendre à s'émerveiller devant des images

 

Nos sociétés sont arrivées à un stade de développement où la télévision, à son apogée, vient s'immiscer dans tout et impose son style à tous. Elle a pris le relais des Eglises ou des Universités pour définir ce qui est à croire, à savoir, à admirer, à posséder, à transmettre ; elle se substitue à l'Etat pour définir des normes collectives et orienter des décisions ou des réformes ; elle initie nombre d'événements publics, elle organise et régule les débats d'opinion, elle bat la mesure des émotions et des passions collectives.

Cette authentique institution est-elle cependant bien à même de remplir toutes les tâches qu'elle s'est données, pas forcément de manière intentionnelle, ou qu'on lui a déléguées, souvent faute de mieux ? Bref, la télévision peut-elle porter sur ses épaules toutes ces finalités socioculturelles ? N'est-elle pas surdimensionnée, suremployée, survalorisée ? N'est-elle pas devenue excessive, obèse ?

La télévision est d'abord grande productrice et consommatrice d'histoires filmées, disponibles en continu, en direct ou en streamming. On atteint ainsi un divertissement populaire, qui permet peut-être de tuer le temps des spectateurs, avides d'excitants, mais qui finit par atrophier aussi leur sens du récit et du mythe. Comment espérer que le téléspectateur qui visionne tous les jours au moins un ou plusieurs films, soit encore à même de s'approprier et d'intérioriser leur imaginaire souvent déjà étique ? La récitation mythique traditionnelle, la cérémonie du théâtre et même la lecture du roman exigent un temps, un lieu, une attention, bref une concentration de la vie. Telles sont les conditions, depuis Aristote, de l'expérience de la "mimesis", de la mise en scène d'autres vies, et de la "catharsis", de la participation et de la mise à distance nécessaires aux affects et à leur maîtrise. Que deviennent ces conditions de réceptivité, qui sont en même temps conditions d'un éveil de l'imagination, lorsque des flux hétéroclites de films défilent à toute allure, quotidiennement, sans intermède de repos, sans véritable temps d'identification et de subjectivation ? L'imaginaire du spectateur moyen ne peut qu'être embrouillé, encombré, saturé de références narratives, de séquences émotionnelles scotomisées, qui vont s'entasser pêle-mêle dans ses souvenirs, formant un bric à brac d'images dont l'effet ultime est plus proche du vertige que de l'onirisme. Bref, la télévision suscite une boulimie de films, qui intensifie le cycle d'ingestion-digestion d'images, mais qui prive aussi le spectateur des métabolismes symboliques qui lui permettraient de les transformer par la rêverie, le travail d'anamnèse, l'appropriation symbolique, en matériaux de son imaginaire. Le mythe, réduit à ces produits finis diffusés en boucles, n'est plus qu'un bruit de fond visuel qui étourdit sans pénétrer vraiment dans une âme.

 Les heures passées chaque jour à suivre de tels scénarios satisfont sans doute un besoin hygiénique ou thérapeutique, celui de s'arracher à la monotonie ou à l'insatisfaction du vécu ordinaire, mais la télévision ne finit-elle pas dès lors par jouer un rôle simplement narcotique, destiné à neutraliser la vie, le réel, au profit d'une fuite dans une fantasmatique complaisante ? Si tant de millions de personnes éprouvent chaque jour le besoin de se laisser divertir par des séries de feuilletons et de films, ne faut-il pas s'inquiéter de l'état psychique d'une population qui trahit ainsi non son aptitude au bonheur par la fiction, mais sa fragilité, son dénuement affectif, sa stérilité spirituelle ? La télévision devient bien le symptôme d'une maladie de la civilisation, au moins d'un mal de vivre, qui ne trouvent d'exutoire que dans les paradis artificiels offerts presque gratuitement par le petit écran. Par la répétition et la cumulation de films s'installe une dépendance insidieuse à l'égard d'une véritable drogue, qui a comme ultime fonction de meubler les temps morts de la vie, de combattre l'ennui, la souffrance ou l'angoisse du Moi. On peut donc craindre que la télévision ne soumette son public, certes consentant, à un régime d'absorption de films qui ne peuvent à la longue qu'anesthésier sa sensibilité, émousser ses capacités d'imagination créatrice et semer une confusion de valeurs.

De plus, à force d'ingérer chaque jour une dose incontrôlée de scènes d'amour et de violence, ingrédients majeurs de la production cinématographique, le spectateur, jeune ou non, voit son psychisme soumis à une véritable pollution d'images, dont il ne perçoit plus le caractère fictionnel, au prix d'une sorte de déréalisation des actions, qui peut entraîner leur banalisation dans la vie réelle. La diffusion excessive de films par la télévision se voit accusée de plus en plus de conduire certains individus à une pathologie psychologique et sociale : bien des indices indiquent pourtant que la responsabilité d'un passage à l'acte dans le cas de la violence vient moins de l'image elle-même, que de l'attitude du spectateur, qui grisé, saturé ou lassé, n'a plus le temps ni les moyens d'"habiter" l'image, de la percevoir comme image et de mesurer précisément l'écart entre le virtuel et le réel. Car le mal réside peut-être moins dans la diffusion excessive de certaines images que dans la réception devenue défaillante. Il semble même que la violence filmée n'entraîne de violence réelle que si l'acte de perception perd ses coordonnées, si l'image n'est plus appréhendée comme image, mais agit directement comme stimulus, en annihilant la distance qui permet précisément de faire d'une image une image.

La parade pour contribuer à une prophylaxie des conduites violentes réside donc moins dans quelque censure de l'image que dans le rétablissement chez les spectateurs d'une réelle visée de l'image. Mais comment y parvenir si la télévision suscite et encourage une passivité cataleptique en supprimant chez les sujets percevants le "regard" sur les images ? La télévision nécessiterait donc un véritable déconditionnement du regard, peut-être même un sevrage régulier, en tout cas une ritualisation accompagnée d'une catharsis. Telle était bien la sagesse des hommes de théâtre, depuis les tragiques Grecs, qui ont compris que les pires cruautés peuvent être mises en scène, toucher au coeur les spectateurs, à condition que le spectacle soit codé, ritualisé, encadré de limites qui permettent aux passions d'être ressenties, mais aussi sublimées sur le mode du "comme si". La télévision, en supprimant les médiations, en installant sans préparation ni temps de latence le spectateur dans la tragédie ou la cruauté, annihile ainsi toute possibilité de déplacement esthétique, inhibe les défenses psychologiques et même pulsionnelles, et expose le spectateur à une confusion des signes dont les conséquences restent incontrôlables.

Peut-être serait-il judicieux aussi de se rallier à cette demande émergente qui voudrait rendre plus intelligent le spectateur en lui apprenant à regarder les images, à les décrypter, en lui enseignant que le monde des images reste un langage, qui ne supporte pas la confusion entre le signe et la chose. Sans doute, cette préparation éducative est-elle prometteuse, en voulant doter les spectateurs d'un mode d'emploi, mais on peut craindre que cet enseignement supplémentaire, aux contours mal tracés, ne puisse guère garantir d'amélioration à courte vue du bon usage de la télévision.

La critique de la télévision, même plus le combat engagé contre elle, ne signifie cependant pas une haine de l'image, la marque de quelque intégrisme iconoclaste. On ne voit déjà que trop, dans certains pays fanatisés par le fondamentalisme religieux, la destruction des postes de télévision préluder à d'autres privations de libertés. Au contraire, la télévision peut être accusée d'avoir elle-même affaibli, tué même, l'image par trop d'images, en quantité excessive et de qualité médiocre. Dénoncer la tyrannie de l'audiovisuel signifie donc d'abord que l'on cherche à libérer l'image, à la sauver même. Car vivre sans images serait être coupé de toute possibilité de s'arracher au seul réel, de rêver autre chose, de déployer les significations latentes du monde trop souvent réduit à l'utile. Vouloir arracher nos contemporains à l'hypnose des écrans, c'est vouloir réveiller en eux l'imagination créatrice, c'est leur faire redécouvrir les possibles rêvés. Il ne s'agit donc pas d'interdire ou de détruire le réseau mondial de transmissions d'images, mais de chercher à briser un rapport de fascination réciproque entre producteurs et récepteurs, de mettre fin à l'ère d'une sidération cathodique.

Une première voie, utopiste et révolutionnaire, consisterait à réduire l'utilisation de l'audiovisuel, par des méthodes de régulation variées : multiplication des chaînes à péage afin de renforcer une certaine dissuasion par le coût, interdiction de diffusion en certains lieux, comme on s'y emploie dans la lutte contre le tabagisme, etc. On peut aussi s'orienter, par des moyens plus ou moins ludiques ou coercitifs, vers des interruptions du système télévisuel. Etre privé de télévision pourrait dès lors devenir une occasion pour renouer avec la vie, pour découvrir d'autres dimensions perdues de l'existence. Dans le passé, à l'époque des grands systèmes centralisés et étatisés de télédiffusion, la grève des personnels avait rendu de temps en temps les écrans noirs et muets. A la place du spectacle continu ne brillait plus qu'une mire fixe. Comme souvent, par suite d'une grève, les usagers d'une technique retrouvent les plaisirs de comportements alternatifs, prennent conscience que ce qui leur paraissait vital n'était en fin de compte que le fruit d'une longue habitude sclérosée. Pourquoi ne pas imaginer les vertus d'un débranchement généralisé des postes de télévision, une sorte de grève festive, animée par le goût d'un défi collectif ? Récemment un magazine français de médias a préconisé, au début 1998, d'expérimenter un dimanche sans télévision. Le succès fut manifestement très mitigé, mais n'a pas manqué de susciter une prise de conscience dans le public de l'hebdomadaire. Ne pourrait-on pas effectivement donner crédit à l'idée d'un jour sans télévision, sorte de dimanche sans images ? Les grandes religions monothéistes avaient toutes eu la sagesse d'instituer une rupture régulière dans les activités humaines (le 7e jour de la semaine), afin de réserver ce jour d'exception à une vie intérieure libérée des servitudes prosaïques. Si la télévision fait dorénavant partie, comme le travail et la nourriture quotidienne, des "travaux et des jours" aliénants, pourquoi ne pas nous libérer périodiquement de ses pesanteurs répétitives et nous engager dans un jour festif, de vrai repos, d'abstinence, sans elle ? Proposition qui ne manque certes pas ici d'humour, car quelle autorité oserait imposer un tel rite ? Mais elle pourrait devenir une sorte de signe d'une résistance morale et esthétique diffuse, si ici ou là, par amusement ou par besoin de se distinguer, on prenait au sérieux ce sevrage hebdomadaire de l'image. Quand on ne peut renverser ou changer la nature de certaines idoles par la force, en les combattant de face, on peut au moins s'engager sans bruit, sur les chemins de la dissidence, en devenant progressivement réfractaire aux séductions et aux intimations qu'elles exercent sur nous. Sans coup de force, on peut imaginer un nombre grandissant d'individus faire sécession périodiquement, c'est-à-dire boycotter les images. Un jour ou l'autre, la télévision devrait en prendre acte et en tirer les leçons.

De manière moins ambitieuse, la voie la plus réaliste parie sur une approche réformiste des médias, dont beaucoup de signes attestent des changements profonds. Tout le monde s'accorde à reconnaître que le début du XXIème siècle connaît une évolution de la télévision domestique, qui en changera nombre de contraintes nocives. Les progrès techniques rendent déjà possible nombre de nouvelles performances : méga-écrans et écrans à connexion automatique, écrans interactifs, le spectateur pouvant à son tour émettre des messages et sortir de l'anonymat, intégration de la télévision dans le réseau des banques de données Internet, possibilité accrue de substituer au branchement en direct le téléchargement d'émissions, qui peuvent ensuite être regardées au moment souhaité par le spectateur, recherche automatisée de programmes correspondant à la demande, etc. Manifestement l'industrie télévisuelle connaît un bouleversement profond en mettant fin à cette organisation centralisée, en réseaux hertziens, qui d'un studio inondait unilatéralement en programmes un public passif. Les images sont émises dans un espace multipolaire et leur visionnement peut s'opérer de manière plus libre et volontaire. On  peut ainsi espérer que le rapport de l'individu aux images pourra s'inverser : le système télévisuel lui offrira un vivier virtuel d'images, issues de systèmes différents, qu'il lui faudra lui-même activer et consulter en fonction de ses besoins et désirs. Le recours à ces nouveaux programmes audiovisuels exigera sans doute davantage de préparation, d'information, de motivation, de délibération, déjouant ainsi cette pente vers la facilité, vers l'inertie, vers la consommation mécanique propre au système encore en vigueur aujourd'hui.

Mais cette nouvelle iconosphère plus interactive et plus intelligente, est-elle pour autant vraiment rassurante? N'y retrouve-t-on pas un certain nombre de situations et de caractéristiques propres à l'écran, à l'image-mouvement, à la panvisualisation de tous les contenus de l'expérience ? De ce point de vue, les premières critiques formulées à l'encontre de la toile planétaire tissée par Internet et de ses thuriféraires, ne manquent pas de renouer avec les grandes lignes de la critique esquissée pour l'ancienne télévision. Quel que soit le système de production, de stockage et de diffusion, l'instrumentalisation électronique de l'image reste porteuse d'effets secondaires parasites. Les images ne se laissent pas aisément réduire à l'électronique et à l'informatique, envers et contre les nouveaux gourous de l'image numérique. Si elle y gagne en précision, en virtualité, elle y perd aussi en aura, en mystère, en profondeur. L'image ne livre sa profondeur qu'à certaines conditions, entre autres, qu'elle ne soit pas continûment entraînée dans des tourbillons où elle se noie, qu'elle puisse donner lieu à des arrêts sur image, pour être contemplée, qu'elle ne soit pas aplatie par le mimétisme et le réalisme afin de laisser place à l'équivoque du sens qui la traverse, etc.

La télévision, comme tous les systèmes qui en seront issus n'est pas fondamentalement incompatible avec un tel ethos, un tel climat, encore faut-il que le spectateur se ressaisisse, retrouve une véritable libido des images, un désir de les voir, ce qui suppose qu'il se déconditionne, qu'il accepte une véritable cure de désintoxication, et redécouvre une certaine capacité de s'émerveiller et de rêver devant des images. Les nouvelles techniques peuvent favoriser non seulement cette liberté technique, mais cette disponibilité intérieure, propre à un être libéré, c'est-à-dire dégagé des servitudes, mais elles ne sauraient à elles seules, par un coup d'épée magique, transformer les individus. Aussi importe-t-il moins de changer les techniques que d'inviter le spectateur à découvrir les véritables richesses de l'image, que sa boulimie machinale actuelle l'empêche même de pressentir. Il faut redonner aux hommes un sens du poétique, du symbolique, des dimensions mythiques des images pour leur faire désirer d'autres images que ces médiocres successions de photographies animées qui meublent l'écran plus qu'elles ne peuvent meubler un psychisme.

 

Jean-Jacques Wunenburger

Extraits de JJ Wunenburger : L'homme à l'âge de la télévision, PUF, 2000

 

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