EI: une épidémie millénariste à l'âge de la net-subversion
À cette perversion du sacré, le remède ne peut-être qu'un assainissement du sacré
L'inexorable expansion du terrorisme islamiste (Al Quaida, Daech, etc.) dans beaucoup de régions du monde nous bouleverse et nous laisse sidérés. La tentation est grande de rejeter le phénomène dans un irrationalisme barbare. Il est urgent de se donner des outils pour mieux comprendre, autant que pour réagir et lutter. En confrontant ce phénomène, décelable depuis des années par des signaux pourtant forts, à différents mouvements historiques et culturels sur la longue durée, on peut diagnostiquer une reviviscence, dans l'ensemble culturel islamique, d'un millénarisme récurrent (typique dans le mahdisme), qui a déjà accompagné le monothéisme depuis des siècles, mais qui a intégré l'art moderne de la subversion, expérimentée par les grands totalitarismes récents et qui s'est adapté aux technologies médiatiques contemporaines. Ce cocktail d'imaginaires et de rationalité constitue donc une métamorphose d'une structure psycho-sociale pathogène, centrée sur une obsession diabolisante, conduisant à un extrémisme, même suicidaire.
L'imaginaire religieux monothéiste est fondé sur une communauté, plus ou moins élue, lors d'une alliance avec un Dieu unique, véritable juge des bons et des méchants, pour accomplir un plan de salut. Il est tentant pour toute communauté croyante, surtout affaiblie dans son identité, de se donner la mission compensatoire de devenir un bras armé pour accomplir le jugement de Dieu ici et maintenant sur terre, surtout lorsque le calendrier eschatologique adopté confirme l'urgence d'un passage à l'acte. Tout "bon" croyant doit dès lors s'appliquer à devenir un fidèle parfait et vertueux, soumis aveuglement à la Loi de Dieu - trouvée dans la lettre des textes révélés- et à mener une guerre "sainte" contre les ennemis, soit coreligionnaires impurs et infidèles, soit surtout fidèles d'une autre religion, appréhendée comme porteuse du mal absolu.
Le christianisme a connu, pendant plusieurs siècles, des vagues épidémiques de violences millénaristes où les "fanatiques de l'apocalypse", selon l'expression de Norman Cohn, recrutant parmi les déshérités et les marginaux, se réfugiaient dans des communautés fermées, gouvernées par des meneurs autoritaires et délirants, tout en menant des actes d'une violence inouïe contre les populations traitées comme des suppôts du diable (assimilé à l'Antéchrist).
Leur imaginaire s'accompagne généralement non seulement de dénonciations haineuses d'adversaires d'une ère de justice divine, mais encore d'actes de violence fanatiques, destinés à purifier l'humanité des ennemis de Dieu (avec Thomas Münzer, par exemple au 16ème siècle en Allemagne). L'auto-exaltation de ces mouvements, nourris de schèmes dualistes, les fait glisser vers des représentations paranoïaques du pur et de l'impur, vers des figurations proprement hallucinatoires de l'Autre, métamorphosé en figure hideuse. La sensibilité millénariste, dans le prolongement des traditions apocalyptiques, - sibylline, juive, johannique - a favorisé ainsi un ensemble de discours et de pratiques, axés sur l'accroissement insupportable des malheurs et des souffrances de l'humanité et sur des bouleversements violents nécessaires pour préparer et favoriser l'instauration de la Jérusalem céleste prophétisée. Ainsi le millénarisme s'appuie sur un grand corpus de schèmes diaboliques, destinés à désigner les figures responsables du mal, et mobilise toutes les formes de violence cathartique pour rendre possible une ère de justice et de bonheur. De nos jours, tout atteste que les militants islamistes fondamentalistes et intégristes participent d'un tel imaginaire incandescent, inscrit dans certaines versions de la prophétie musulmane.
Mais les formes pratiques de cette nouvelle vague millénariste se sont enrichies d'une double rationalité : d'abord celle de la logique politique subversive, théorisée et exploitée par divers mouvements totalitaires au 20ème siècle (dans le sillage, par exemple, de la révolution bolchevique) qui consiste à mettre en place des cellules de déstabilisation et d'action violente dans les territoires honnis, en instrumentalisant les "idiots utiles", prêts à servir d'activistes et d'artificiers. La logique de subversion permet d'éviter le déplacement de la communauté des purs par invasion pour recourir à des "taupes" qui dans le terreau de l'ennemi sèment la peur et préparent la guerre, dut-elle devenir guerre civile, qui exacerbe encore plus les malheurs et donc le mal à combattre. Ensuite la rationalité conduit à répandre le message millénariste par les nouveaux moyens de communication, en particulier les réseaux sociaux et la toile d'internet, à grands renforts d'images et de sons spectaculaires, où les écrans servent de cellules d'endoctrinement et de lavage de cerveaux pour mobiliser les seconds couteaux. Cette manipulation à distance des agents de la "justice divine", dans un environnement jugé satanique, permet donc de lever une masse disséminée de meurtriers, convaincus qu'ils sont sanctifiés par Dieu dans l'accomplissement de leurs crimes, jugés purificateurs.
Comment combattre un tel fléau ? Par la force et le droit sans doute, par des techniques de contrôle et de fermeture des instruments de prosélytisme et de diffusion, sans doute, Mais on ne combat pas un imaginaire millénariste, déjà largement répandu, par cela seul. Il ne suffit même pas d'opposer au religieux un discours laïciste, qui ne fait que confirmer les élus dans leur interprétation du mal, représenté par des êtres jugés de ce fait mécréants et aliénés. L'urgence est de restaurer le vrai capital symbolique des religions monothéistes, qui est de cultiver une interprétation spirituelle des textes sacrés et de leurs plans eschatologiques, en récusant toute approche fondamentaliste des croyances, indigne de la richesse du patrimoine biblique. Toutes les traditions monothéistes -judaïsme, christianisme et Islam- ont développé au cours des siècles cet art de l'interprétation des paroles, images et métaphores poétiques des corpus, qui seul évite la violence, respecte la transcendance absolue, qui ne saurait dans le temps présent diviser les hommes par son tri entre les bons et les mauvais et qui laisse à l'homme le soin d'une écoute d'un sens que le pauvre langage des humains ne saurait s'approprier de manière dogmatique et exclusive. Ainsi seulement peut être réalisée l'alliance de la religion et de la liberté humaine, inscrite dans les prémisses adamiques du mythos original du livre de la Genèse. Mais une telle tache de vider le millénarisme fondamentaliste de ses prétentions délirantes est une œuvre de longue haleine, mais qui seule peut ramener à terme le fanatisme aveugle vers une culture humaine du sacré.
Jean-Jacques Wunenburger