Les imaginaires techniques : le conflit entre nature et artifice

Jean-Jacques Wunenburger

 

La multiplication et l’accélération des innovations scientifiques et techniques avec leurs modifications des usages et comportements psychologiques et sociaux, du moins dans les pays les plus développés, se trouvent confrontées à des formes de réception plus que jamais contrastées voire antithétiques. Adhésion et encouragement euphoriques d’un côté, peurs et prophéties apocalyptiques de l’autre s’affrontent dans les discours, réactions, interprétations, puis engagements militant et parti-pris politiques. Plus que jamais le progrès technico-scientifique est en crise, c’est-à-dire exposé à une incertitude profonde, à des jugements tranchés et contradictoires, voire à des affrontements brutaux. La maîtrise des techniques soutenue par des investissements financiers colossaux contraste avec une désorientation de esprits, un manque de consensus, une difficulté à dégager une raison commune.

Cette situation, parfois paroxystique, est-elle nouvelle ? Les deux attitudes favorables et défavorables ne prennent-elles pas leurs sources loin en amont dans les conceptions du monde plurielles qui s’affrontent depuis plus de deux millénaires en Occident ? Ne renvoient-elles pas à deux interprétations mytho-symboliques de l’action et du temps qui se trouvent déjà présentes dans les plus anciens mythes bibliques et païens antiques ? Mais pour autant ne s’agit-il que de récurrences cycliques ? Les imaginaires contemporains ne laissent-ils pas émerger de nouvelles modalités de représentation et de valeurs qui croisent et hybrident les mythes anciens et les utopies modernes ? A mesure que la réalité technologique rejoint de plus en plus les narrations et identifications des mythes, le choix de l’herméneutique, donc du grand récit, ne devient-il pas de plus en plus vif, aigu, surdéterminé ? Quels sont donc les invariants et les singularités des imaginaires des sciences et techniques aujourd’hui ?

1. La participation mythique à la Nature

Durant des millénaires, sur tous les continents, l'humanité a vécu à travers sa diversité culturelle, avec un niveau technique qui ne remettait pas en cause l'équilibre des écosystèmes, sur fond de croyances religieuses qui assuraient les interactions entre hommes et dieux, entre terre et ciel, les désirs et volontés des humains restant toujours tributaires d'un ordre surnaturel qui limitait le pouvoir de transgression des hommes. Tout en restant sensible aux écarts irréductibles entre les cultures pendant les millénaires, on peut identifier en elles des attitudes analogues qui viennent de ce que les objectifs anthropologiques restaient subordonnés à un ordre cosmologique, lui même ordonné à un plan théologique. La terre qui nous environne n'est pas abordée comme une réalité déshumanisée disponible pour les seules finalités des humains, mais comme un monde vivant, animé de forces surnaturelles qui commandent la vie des espèces végétales, animales et humaines. La terre à laquelle l'homme se sent attaché comme à une puissance englobante et sensée, est porteuse de sacralité, au moins en certains lieux et en certains temps, la sacralité assurant la relation entre les hommes et les puissances invisibles. L'ordre du monde se déchiffre dans la succession des saisons, la carte mouvante du ciel, les cycles des fêtes religieuses, qui inspirent aux hommes la représentation de ce qui est licite et illicite, normal et anormal. Les propriétés de la terre s'inscrivent dans une logique de polarités contraires qui alternent selon une règle cosmologique, qui fait régner une harmonie d'ensemble que les actions humaines doivent respecter pour réussir. Les gestes humains se règlent sur les grandes matières, la terre, le feu, l'air et l'eau dont le travail ne fait qu'extraire les puissances cosmiques et surtout qui expérimente les limites inscrites dans la matière primordiale du cosmos.

On doit donc constater qu'il existe dans les sociétés polythéistes traditionnelles un rapport au monde, tout en symbiose avec la vie de la nature, les interventions techniques humaines restant soumises à des modèles transcendants qui en limitent le développement. Même si l'on peut juger que les religions ne font ainsi que cautionner et légitimer par la fiction d'un interdit, les limites spontanées de l'ingéniosité humaine et de ses moyens techniques, il n'en reste pas moins que le mythes cosmologiques empêchent de traiter les éléments matériels extérieurs comme un simple matériau disponible pour toute transformation et valorisent un niveau d'intervention limité sur les phénomènes naturels. Le religieux concentre l'attention sur le respect d'un ordre, qui ne dépend pas de nous et inscrit les projets humains dans une sphère conservatrice qui exclut toute attente d'une maîtrise mécanique de la vie.

2. Mythologie antique du retour de l’Age d’or

Cette aspiration traditionnelle à servir un ordre naturel sacralisé se retrouve dans la mythologie de l’Age d’or antique (aurea aetas, aurea saecula, tempus aureum) pour laquelle travail et technique constituent le prix à payer d’une faute originelle, car l’idéal de vie repose sur une harmonie totale entre les vivants et le Cosmos. La référence à l'Age d'or a connu dans l'Antiquité son apogée dans la société et la littérature romaines avec Catulle, Virgile, Horace, Tibulle, qui en ont légué des traits marquants, passés dans la légende populaire et dans la peinture européennes postérieures.

Le monde de l'Age d'or comprend quelques « mythèmes » significatifs, dont quelques-uns sont majeurs, d'autres sont mineurs. Parmi les thèmes majeurs, on reconnaît un triptyque caractéristique de l'Age d'or, mais aussi des divers Paradis : a/ l'image d'un monde et d'une époque où l'homme, les animaux, les plantes et le ciel vivent en harmonie, jouissant d'une entente parfaite, de la paix entre les vivants, de la sécurité et d'un bonheur insouciant, grâce, entre autres, à des conditions climatiques idéales et constantes ; b/ ensuite, l'image d'un pays ou d'une terre qui produit en abondance toutes les ressources nécessaires à la survie, et même à la vie opulente, de tous les animaux et humains, ce qui signifie, en particulier, qu'il est facile de s'y nourrir sans travailler, puisque tous les biens matériels sont donnés spontanément (automatè, sponte sua) et avec prodigalité, c'est-à-dire à volonté, sans effort. En conséquences, l'absence de travail, l'inutilité d'une organisation de la production, donc de toute médiation culturelle, rendent inutiles la propriété de terres et la possession d'outils. L'Age d'or équivaut à une sorte de société de loisirs, avant la lettre, qui va de pair avec une absence primitive de propriété privée, thème repris par les thèses communistes d'un Karl Marx, par exemple, qui décrit la société communiste comme une société insouciante où chacun vaque librement à ses occupations sans conflit avec les voisins ; c/ enfin, ce monde de l'Age d'or n'est pas soumis aux vicissitudes du temps destructeur, les hommes y vivant sans maladies ; leur vie, soit se prolonge très longtemps, soit ne se termine jamais, ce qui veut dire qu'ils sont immortels ; comme au paradis, Adam et Eve, avant leur désobéissance à Dieu et leur péché, sont bien eux aussi immortels, selon la Bible. Paix, abondance, longévité, constituent ainsi trois expressions centrales du mythe, qui expriment les aspirations profondes de l'humanité lorsqu'elle cherche à se représenter une vie collective bienheureuse et pacifique inscrite dans un grand récit des Ages du monde. Le mythe de l'Age d'Or désigne donc une époque où l'humanité était censée vivre sans artifices, sans inventions techniques, mais aussi sans institutions, sans médiation des lois, en une sorte d'état de nature opposé à la culture. L'Age d'or précède donc le moment où l'homme est devenu un être historique en accédant à un développement, celui dit de la civilisation. Mais inscrit dans une vision cyclique du monde, le mythe est aussi censé annoncer un retour à cet état idéal, qui mettrait fin au travail, à la violence et à la souffrance de notre présente condition. Il n’est pas étonnant que soient apparus dès l’antiquité des messianismes anti-progressistes tablant sur un retour de cet âge. Les âges successifs de décadence vont donc bientôt prendre fin et faire place à un grand changement, c'est-à-dire à un nouveau gouvernant capable enfin de restaurer justice, bonheur et paix, sans labeur ni artifices. En Chine comme à Rome, on trouve ainsi annoncés des Rois ou Empereurs qui vont offrir à leurs sujets une nouvelle ère de prospérité et de vie idyllique.

3. Rupture monothéiste et mission de l’histoire progressiste

L'avènement au Moyen-Orient d'une nouvelle religion, qui va peu à peu affirmer un Dieu personnel unique, le judaïsme, est considéré comme un événement civilisationnel majeur qui rend possible un autre rapport à la nature et à la technique. Mircea Eliade a, parmi d'autres, souligné comment les tribus d'Israël font passer au premier plan un Dieu juge et protecteur qui accompagne son peuple à travers ses luttes politiques vers un salut dans une Terre promise. Cette alliance inédite d’une société avec un Dieu messianique s'accompagne d'une certaine désacralisation de la Nature au profit d'une sanctification de l'histoire, la longue succession des générations des Hébreux étant destinée à accomplir la promesse d'une récompense pour l'obéissance du peuple à Dieu, par le retour dans l'Eden (1).

La rupture monothéiste avec la Nature est, sans aucun doute, majeure, mais n'est-elle pas aussi plus complexe et équivoque qu'il n'y paraît ? A revenir aux mythes fondateurs du livre biblique de la Genèse, on peut être frappé par l'entrelacement d'une double version de la création, qui semble hésiter entre deux rapports originaires au monde. Dans le premier texte, le récit de la création successive du monde, Dieu se voit prêter la déclaration suivante le 5ème jour : « Faisons l'homme selon notre ressemblance. Qu'il règne sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre et sur tous les reptiles qui rampent sur le sol. » ; et le texte biblique de poursuivre : « Dieu créa l'homme à son image. Il le créa à l'image de Dieu. Il le créa homme et femme. Dieu les bénit et leur dit : "Fructifiez, multipliez-vous, remplissez la terre, soumettez-la et régnez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur terre." » (2). Dans la seconde version, au contraire, le récit mythique évoque d'emblée le jardin d'Eden, créé de la main de Dieu comme environnement accueillant destiné à l'homme : « Le Seigneur prit l'homme et le plaça dans le jardin d'Eden pour le cultiver et le garder. Il lui donna cet ordre : "Tu pourras manger du fruit de tous les arbres ; mais tu ne mangeras pas de celui de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras" ». Le fonds mythique biblique fait donc coexister une vision du monde fondée sur la maîtrise, la domination et l'exploitation de la terre, pour achever le processus de la création divine, et un modèle plus irénique axé sur une insertion spontanée de l'humanité dans un monde innocent et harmonieux (l'âge d'or), qui ne pourrait être mis en péril que par une désobéissance à la volonté divine et une transgression d'un ordre cosmologique (3).

Très tôt l'Occident dispose donc, à travers l'adoption du mythe biblique par le christianisme, de deux modèles de légitimation de l'action humaine dans ses rapports au naturel et à l’artificiel, les deux reposant cependant sur une même vision linéaire et progressiste du temps historique. L'histoire est toujours conçue comme une flèche qui part d'une origine et parvient à un but, celle d'une perfection accomplie, cible de la volonté des hommes, dictée initialement par l'être divin. L'humanité ne dispose toujours d'aucune autonomie pour se fixer un projet de vie sur terre, dans la continuité de l'homo religiosus antérieur, puisque le récit macro-eschatologique préfigure tout avenir, qu'il appartient à l'homme de réaliser ou non, sous sa responsabilité éclairée. Certes il est admis dans le mythe biblique une tentation primitive pour l'humanité adamique de chercher son bien propre, en se détournant de la fin voulue par Dieu, mais c'est au prix d'une faute majeure dont il faut payer le prix par la vulnérabilité de la condition humaine. Dans tous les cas, s'impose une vision d'une histoire orientée, providentielle, malgré les distorsions imposées par l'égoïsme humain, et dont la fin est garantie par décrit éternel. Que l'homme soit un pieux jardinier ou un enthousiaste entrepreneur de la transfiguration de la nature, il est censé connaître le plan de dieu et de le réaliser, surtout pour se racheter lui-même de la faute originelle.

4. Hybridations modernes du monothéisme progressiste et du mythe prométhéen

Pourtant le phylum commun des monothéismes ne saurait conduire à sous-estimer l'incompatibilité de deux récits fondateurs et invite à s'interroger sur la place de leur impact respectif sur la vision du monde occidentale. On peut, en ce sens, se demander si la civilisation chrétienne, en Europe d'abord, puis sur la planète entière, n'a pas encouragé de manière dominante le récit activiste de la maîtrise de la terre au nom d'une téléologie religieuse, tout en faisant place régulièrement, cycliquement, à la version alternative, plus écologique et irénique, qui de ce fait aurait trouvé dans le christianisme une place mineure mais toujours active.

A partir de la Renaissance le développement du rationalisme technique et scientifique, qui conduit à accroître la puissance de l'homme sur la nature, va se trouver entrainé dans cette spiritualité progressiste, en se ressourçant généralement au récit biblique des origines. En témoigne l'emblématique programme de Francis Bacon « Du progrès et de la promotion des savoirs », qui sert de feuille de route aux temps modernes, sur fond d'un christianisme rédempteur exaltant la participation de l'intelligence de l'homme au plan de Dieu dans et pour l'histoire. Encourageant l'activité humaine, à l'opposé du loisir antique païen, Bacon propose de grandes ambitions à la société scientifique. « Nous ne piétinerons pas plus longtemps dans les cercles étroits où nous étions ensorcelés ; notre parcours n'aura d'autres limites que l'enceinte même de l'Univers » (4). Ce qu'illustre le frontispice de l'édition de l'Instauratio magna de 1620, qui dans l'image des colonnes d'Hercule placées dans le détroit de Gibraltar, fait passer une caravelle voguant vers un nouveau monde. Il convient dès lors de développer les sciences et de « fouiller les poches de la nature » (5) de sorte que, selon les images de F. Bacon, « la connaissance ne puisse être comme une courtisane, destinée seulement au vain plaisir, ni comme une esclave, qui rapporte à son maître et produit ce qui lui est utile, mais qu'elle soit destinée, comme une épouse, à la procréation, au fruit et au réconfort » (6).  Ainsi Bacon célèbre-t-il le mariage de l'homme et de la science au service d'un perfectionnement du monde et d'un épanouissement universel (7).

Les Temps modernes sont donc bien dominés par une version quelque peu laïcisée de l'injonction biblique, l'histoire ayant comme fin de continuer la création commencée par Dieu et léguée à ses créatures comme un bien à faire fructifier. En un sens, toute la philosophie du progrès qui, depuis le XVII e siècle, va théoriser et systématiser cette lecture providentielle de la culture humaine ne sera que le déploiement le plus rationnel d'une croyance messianique présente dès les origines du christianisme et du judaïsme antiques (8). L'homme est un petit démiurge qui doit corriger et améliorer la terre, en y établissant par son savoir une para-nature qui préparera l'avènement d'un âge final, image symétrique de l'Eden originel. Ainsi s'est cristallisé un mode de pensée de la technique, qui n'est plus considérée seulement comme un instrument pour faciliter la vie de l'homme sur terre, mais pour transformer sa propre existence en la perfectionnant sans cesse puis en la divinisant.

La Renaissance européenne voit en fait se développer une hybridation de la théologie de l’histoire chrétienne avec les grands mythes antiques. Les Grecs avaient déjà connu une concurrence d’imaginaires opposant un grand récit orphique de la participation de la condition humaine à la vie des dieux (mort et résurrection de Dionysos, malheur tragique des enfants des Titans puis salut dans une vie postmortem) et le nouveau récit imprégné de démythisation rationnelle centré sur l’émancipation de l’homme à l’égard de la volonté divine par le développement des techniques matérielles et des techniques politiques démocratiques. Platon décrit bien dans le Protagoras cet affrontement qui va bénéficier à Prométhée et entraîner le rejet du mythe dionysiaque dans les marges des communautés religieuses mystiques, coupées de la Cité comme le pythagorisme. Selon cette tradition, la naissance des sociétés humaines est à placer sous le double signe de Prométhée et d’Hermès. Car la gestation de l’humanité fut périlleuse. Une première fois, l’imprévoyance d’Épiméthée, qui ne put doter l’espèce humaine des moyens de subsistance à l’égal des espèces animales, fut rattrapée par Prométhée, qui parvint à voler la connaissance des arts du feu à Héphaïstos et à Athena pour la porter aux hommes. Une seconde fois, les hommes privés de science politique et ne cessant de s’entre-détruire, Hermès fut envoyé par Zeus « pour porter aux hommes la pudeur et la justice, pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié » (Protagoras).

Si les nostalgies de l’âge d’or continuent d’inspirer les poètes à la Renaissance, c’est bien l’alliance moderne de l’exploitation de la nature à la gloire de dieu et du mythe prométhéen qui va inspirer les nouveaux penseurs à partir du 16ème siècle. Prométhée et l’humanité adamique vont se donner la main pour conquérir un nouveau monde,  géographique d’un côté, une nouvelle frontière temporelle et culturelle, de l’autre, qui va apparaître dans tous les récits de l’explosion du machinisme et de l’industrialisme jusqu’au Saint-simonisme et au marxisme.

5. Espérance utopienne, renouvellement de la création et autodivinisation de l’homme

Ces imaginaires mélangés, sources de la modernité européenne, vont d’ailleurs prendre une forme inédite dans la figure utopienne qui va valoriser en grande partie l’artificialisme tant de la cité que des techniques de production et d’organisation de la société. Le genre utopien va, en effet, intégrer de plus en plus des opérations rationnelles dans le noyau mythique et surtout va forger des programmes politico-scientifiques destinés à s’insérer dans l’histoire réelle de l’humanité. L’utopiste ne met pas en scène un mythe, mais anticipe un ordre nouveau des choses, réglé par la raison, qui doit devenir un programme de transformation des sociétés réelles. Même lorsqu’elle se donne sur un mode purement scénographique, privé des modes de réalisation, l’utopie organise, planifie, combine un autre monde, fondé sur les pouvoirs techniques et scientifiques pour se substituer aux aléas, imperfections, désordres de l’histoire humaine. La nouvelle science mécanique puis automatique, quantitative, législatrice, va devenir le vecteur de l’utopie et conférer ses propres normes, méthodes et pouvoirs aux projets de réformes sociales.

Tel est par exemple le cas avec F. Bacon, dans La nouvelle Atlantide, qui dès 1621, décrit une société dans laquelle une cohorte d’ingénieurs va peu à peu maîtriser la vie et l’améliorer pour assurer le bien être de l’humanité, de plus en plus régie et contrôlée par des machines et donc des ingénieurs et qui se conclue ainsi « cette analyse et cette décomposition des corps, ce n’est point à l’aide du feu qu’il faut les faire, mais à l’aide de la raison et de la véritable induction, par le moyen de certaines expériences auxiliaires et décisives, par la comparaison des corps avec d’autres, en ramenant enfin leurs propriétés composées aux natures simples et à leurs formes combinées, entrelacées dans les mixtes proposés. En un mot, il faut, en quelque manière, quitter Vulcain pour Minerve » (9).

Ce nouvel imaginaire, mixé de rationalité émergente, exerce dès lors un pouvoir de fascination, de motivation et de programmation, incitant les savants et ingénieurs à remodeler les corps et les esprits, pour faire advenir une vie de moins en moins dominée par les lois de la nature et de plus en plus soumise aux contraintes de la science. De Léonard de Vinci aux inventeurs imaginatifs du 19e siècle se met en place une volonté de libérer l’homme de la nature, de l’émanciper des processus vivants par l’artefact, qui va décupler sa puissance et faire disparaître toutes les infirmités et limitations inhérentes aux mécanismes biologiques incontrôlés par la raison. La conquête des automates d’abord, la maîtrise plus récente de l’ informatique et de la connaissance du cerveau, confèrent ainsi aux ingénieurs des moyens de plus en plus efficaces pour imiter et rectifier la vie.

A travers l'utopisme, l'imagination se trouve contaminée par la raison, le possible se voyant réduit à une lumière artificielle chargée d'arracher le réel à son opacité. La Cité comme la Nature peuvent faire l'objet d'une science, dans laquelle les hommes et les phénomènes tels qu'ils sont, vont être remplacés par des individus rectifiés, standardisés, par les lois, la médecine, le travail spécialisé et les faits par des artefacts stables et plus efficients. Philosophie post-cartésienne, progrès techniques et utopies urbaines marchent ainsi en parallèle, confiantes dans les vertus réformatrices de l'optique.

6. Vers une démiurgie de la vie ?

Ainsi la modernité se trouve-t-elle traversée jusqu’à nos jours par deux scénarios cosmo-théologiques, deux séries d’interprétation du temps, de l’action humaine dans la création et dans la valorisation des artefacts nouveaux, chacune étant portée par un imaginaire mythique et utopique, passéiste ou prospectif,  mystique ou pratique, qui restent les deux langages de nos propres jugements et comportements devant les sciences et les techniques. Mais comment ces mythes de la technique peuvent-ils évoluer au regard des évaluations éthiques et métaphysiques contemporaines ?

L’imaginaire technophile s’emballe d'abord aujourd’hui dans la mesure où la technique commence à remonter au cœur du vivant et touche donc au noyau des croyances mythiques. Maîtrisant le langage de la vie, les biotechnologies semblent commencer à réaliser le rêve alchimique et gnostique de l’appropriation par l’homme du pouvoir divin de créer la vie elle-même. L’enthousiasme contemporain pour la maîtrise des biotechnologiques conduit à une prolifération d’anticipations, de projets, de programmes, pour transformer, transmuter même, le corps vivant, bio-psychique, marqué par ses imperfections, maladies et mortalité, en un corps artificiel, bionique, prothétique, qui nous délivrerait des faiblesses et limites de la vie et nous propulserait dans une nouvelle vie, où un cerveau électrique et informatisé contrôlerait à la perfection notre individualité. Cette explosion de travaux sur l’être vivant artificiel, permise par les sciences cognitives, l’intelligence artificielle, la cybernétique, les neurosciences, les technologies de la communication, etc., télescope en effet une série de désirs, de pouvoirs de fabrication (poiesis, en grec) qui remontent à deux rêves. a/ Le premier est de donner vie à la matière, de fabriquer le vivant à partir de l’inerte, du mécanique, et donc un individu doté de pensée (res cogitans) à partir d’éléments inanimés (res extensa), ce qui ne serait pour certains (matérialistes ne croyant qu’à une causalité faite de nécessité et de hasard) que refaire intentionnellement ce que la nature aurait accompli d’elle même tout au long de son histoire cosmogonique. b/ L’autre rêve est de dupliquer un être vivant préalablement existant sous forme d’une machine artificielle, imitant en tout son modèle.

Ces deux projets, longtemps totalement irréalisables faute de savoirs et de savoirs-faire adaptés, reposent sur un noyau thématique commun, selon lequel un artefact matériel, technique, peut reproduire le vivant, que l’artifice peut égaler la nature, que le non vivant peut simuler le vivant. Ce thème mythique, poétique et romanesque, repose sur deux séries d’images fortes : a/- d’abord celle d’un art humain capable de fabriquer non plus des objets au service de l’homme, mais un homme lui-même, en personne, à l’égal de la divinité créatrice à qui l’imagination humaine prête généralement le pouvoir, la prérogative même, de la création des êtres vivants. L’homme rêve donc d’égaler les dieux, c’est-à-dire de se doter d’un pouvoir de modeler la vie et d’insuffler à la matière ainsi travaillée les traits de l’humanité, le sentir, le mouvoir, le vouloir, le penser et peut-être même le ressentir. On trouve ces imaginations déjà à l’oeuvre dans les mythes et fables antiques, rattachés  aux héros que sont Prométhée, Dédale, Pygmalion, etc. ; b/- ensuite celle d’un processus de transformation de la matière en esprit, à l’aide de processus de métamorphose, dont l’alchimie résume pendant longtemps les étapes et les finalités. Cet art de transmutation, largement intégré dans des spéculations occultistes, cabalistiques, propres aux trois traditions des religions du Livre, permettrait dès lors à des ingénieurs inspirés et initiés de fabriquer un nouvel Adam, une nouvelle humanité, libérée des désordres naturels propres aux vivants non faits par l’homme. Le mythe propre à la Renaissance de l’ « homunculus », le mythe moderne du Golem, etc. ont ainsi périodiquement réactivé ce rêve d’un démiurge humain, qui perfectionne la création, qu’elle soit le résultat du hasard ou d’une volonté divine. Le projet technique prend ainsi place dans un rêve, une espérance, de bonification de la nature et de rédemption de l’humanité (10).

Il semble donc que l’actuelle mobilisation autour des nouveaux robots humains s’appuie en fait sur une sorte de syncrétisme entre un rêve mythique immémorial et une utopie techno-scientifique, totalisant ainsi des archétypes archaïques et des modélisations culturelles propres à l’histoire récente. Les programmes de nos laboratoires s’inscrivent donc dans un double enracinement, dans les arcanes de la psyché humaine qui poursuit un rêve magico-religieux de démiurgie pour devenir l’égal des dieux et dans un imaginaire de la rationalité dont les pouvoirs cognitifs s’extériorisent dans des conquêtes matérielles marquant une nouvelle ère des technobiologies, en particulier des technologies du corps.

7. Peut-on transformer l’humanité ?

La question philosophique ultime n’est-elle pas alors de savoir dans quelle mesure l’homme peut se transformer lui-même, et quel est le sens de la notion de « post-humanité » ? Quel est le prix de la quête de l’amélioration de l'humanité par les techniques? Les modifications des caractères de la vie humaine peuvent-elles être réalisées sans coût, sans dégâts collatéraux, sans contradiction entre moyens et fins ? Car elles nécessitent toujours  deux conditions :

- d’une part une emprise sur l’individu réel, sur sa liberté personnelle, parce qu’il n’est pas acquis au projet ou qu’il ne peut y parvenir par sa seule volonté particulière. Le projet d’amélioration comporte fréquemment une dose de violence, justifiée par le résultat à atteindre (comme l’illustre 1984 d’Orwell). Les interventions sur l’homme exigent des forces de coercition, de répression, de reconditionnement, de conversion, qui peuvent porter atteinte aux désirs et à la volonté de chacun. Si les améliorations psychologiques et intellectuelles  bénéficient souvent d’un consentement, plus ou moins éclairé, bien que l’enthousiasme suscité par les prouesses technologiques puisse aveugler bien des adeptes de l’informatique et de l’intelligence artificielle, les transformations biologiques et politiques recourent bien plus clairement à une violence collective qui peut être destructrice.

- d’autre part, on n’obtient la collaboration et la coopération des individus à leur propre transformation, qu’en invoquant la connaissance d’une vérité suprême de la fin à atteindre, qui ne s’impose généralement pas dans la douceur, avec consentement spontané et dans le respect de la liberté. Sans doute les hommes aspirent-ils aisément à changer l’état de leur corps, ce qui explique la facilité avec laquelle la pharmacologie et les bio-technologies parviennent aujourd’hui à s’introduire dans la médecine, et dans l’art de jouir de son corps (dopage, botox, etc). Les quêtes de maîtrise de soi ont bénéficié du prestige de la sagesse et de la philosophie, mais intègrent aujourd’hui toutes sortes d’apports physiques et chimiques, à travers des substances modifiant la conscience de soi (drogue, neuroleptique, sédatif, etc.), qui consacrent la victoire d’un être artificiel sur l’homme naturel.

Le projet d’amélioration de l’humanité, dont nous trouvons beaucoup d’avancées concrètes de nos jours, est donc paradoxal. D’un côté, il correspond à ce qui définit l’essence de l’homme, qui veut devenir et pas seulement être, qui revendique la liberté de choisir le bien, et ce qui est bien. Mais de l’autre côté, le projet favorise une recherche insatiable, inlassable, qui ne permet jamais d’adhérer à un état stable, même précaire, et qui ouvre une porte de rêves sans fin, souvent irréalistes ou illusoires et la plupart du temps déçus. Il semble donc souhaitable de différencier clairement dans l’« améliorer », au sens d’un accroissement du bien sur le mal, deux compréhensions distinctes : d’une part, le « perfectionnement », au sens d’une amélioration partielle et relative, mais qui passe souvent déjà du comparatif (c’est mieux qu’avant) au superlatif (c’est absolument meilleur), et, d’autre part, la « mutation » de l’humanité, le changement de sa nature (par disparition des imperfections), qui engendre moins des illusions qu’une déshumanisation, du fait au moins des moyens employés.

On peut certes, on doit même, changer les situations dans lesquelles vit l’homme, qui sont souvent inhumaines, sous-humaines, mais peut-on changer sa condition en sur-humanité ? L’homme peut-il être le démiurge de lui-même et se recréer autrement  comme sur-homme ? C’est la question philosophique essentielle qui porte moins sur l’anthropologie que sur la métaphysique. Enfermer l’homme dans une nature finie, imparfaite, faillible ou pour utiliser le vocabulaire religieux, pécheresse, est désespérant et peut passer pour masochiste (d’où l’attente compensatoire d’un salut ailleurs, dans une autre vie), mais nier toute nature en demandant à l’homme de se faire une gloire de produire d’autres natures de soi (poursuivant en quelque sorte une évolution darwinienne qui ferait apparaître une nouvelle espèce dans l’histoire de la nature) est peut-être une illusion exaltante mais aux effets imprévisibles et catastrophiques. Mais pour accéder à cette sagesse d’un dépassement de soi, qui ne serait pas auto-déification (c’est-à-dire fin de la transcendance), il faut disposer d’une force spirituelle qui pour l’instant n’est donnée,  ni par le réveil des monothéismes ni par un post-humanisme matérialiste, laïque et athée. La question reste posée dans toute sa complexité à chaque homme, à chaque instant de sa vie.

 Notes

1. M. Eliade, Le mythe de l'éternel retour, Gallimard, 1969
2. Bible, Genèse 1..Voir l'étude, en portugais, de Armindo Doc Santos Vaz,  A visao des origines em Genesis2, 4b-3,24, Ed Didaskalia et Ed. Carmelo, Lisboa, 1996
3. Comme le montre encore W. Schubart, la Bible atteste en fait bien de cette coexistence de deux relations à la nature et à l'histoire. « La lutte entre les éléments féminins et masculins de la religion, entre l'extase génésique et le motif du salut, représente la toile de fond, à signification universelle, de l'existence tragique des prophètes juifs. » (Schubart, 1972, p. 51). En dépit de la consolidation d'un messianisme historique, les hébreux, laissaient une large place aux rythmes cosmiques (fêtes du printemps, fête de la première moisson, etc.), font l'éloge du dionysiaque de la fécondité, divinisent encore la maternité. "Dans l'ensemble, le judaïsme préchrétien a donc conservé quelques représentations et usages de la religion naturelle". (W. Schubart, Fayard, 1972, p. 51)
4. P.M. Schuhl, Pour connaïtre la pensée de Bacon, Bordas, 1949, p. 8
5. Op. cit., p. 47
6. F. Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs, 1991, p. 47
7. F. Bacon a imaginé les applications de ces progrès dans une utopie célèbre « La nouvelle Atlantide », dans laquelle il anticipe la plupart des découvertes techniques de l'humanité moderne.
8. Les philosophies du progrès, souvent positivistes voire scientistes, ne correspondent sans doute pas aux philosophies de l'histoire surtout germaniques du XIXe siècle dont  la consécration de l'Esprit, du saint esprit, comme moteur de l'histoire (Oetinger, Lessing, Herder, Schleiermacher, Schelling, Hegel, Novalis etc.) les rapproche davantage du joachimisme naturaliste franciscain que de l'exaltation prométhéenne de la puissance matérielle de l'homme sur la nature.
9. F. Bacon, La nouvelle Atlantide, Livre II, chap. 7, trad. Buchon
10. Voir les analyses de J. Brun, Les masques du désir,  Buchet-Chastel, 1979, et notre commentaire in «Jean Brun et les masques du désir » in M. Perrot (ed.), Jean Brun, la vérité et le chemin, Ed. univ. Dijon, 2006. Cette double thématique resurgit plus tard dans le champ de la littérature sécularisée de la science-fiction, qui présente souvent des communautés de savants gnostiques à l’œuvre dans des laboratoires-ex-oratoires, pour fabriquer des androïdes, qui vont ensuite sur-vivre dans des sociétés nouvelles, régies par des technologies automatisées, qui généralement deviennent angoissantes et inhumaines ou qui implosent par suite d’une révolte ultime de l’ancienne humanité.

 

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