Phèdre - 1re partie

Platon
« Suivant une tradition, que nous n'avons pas à discuter, le Phèdre est l'oeuvre de la jeunesse de Platon. Il y a en effet dans ce dialogue toute la vigueur impétueuse d'une pensée pressée d'éclore, et un air de jeunesse qui nous révèle le premier épanouissement du génie. Platon revêt de couleurs magiques toutes les idées qui passionnent son intelligence encore neuve, toutes les théories de ses maîtres, toutes les conceptions de ce cerveau prodigieux qui enfantera un jour la République et les Lois. Traditions orientales, ironie socratique, intuition pytagoricienne, spéculations d'Anaxagore, protestations énergiques contre l'enseignement des sophistes et des rhéteurs qui niaient la vérité immortelle et dépouillent l'homme de la science de l'absolu, tout cela se mêle sans confusion dans cette oeuvre, où le raisonnement et la rêverie semblent réconciliés, où nous trouvons en germe tous les principes de la philosophie platonicienne. Cet enivrement du jeune sage, ce ravissement que donne la vérité pour la première fois entrevue, l'auteur du Phèdre l'appelle justement un délire envoyé par les dieux ; mais ces dieux qu'il invoque ne sont pas les divinités d'Athènes, bonnes tout au plus pour inspirer l'artiste ou le poëte ; c'est Pan, la vieille divinité pélagique ; ce sont les nymphes des ruisseaux et des montagnes ; c'est l'esprit même de la nature révélant à l'âme attentive et recueillie les secrets de l'univers.

Quel est le sujet du dialogue ? Il nous paraît impossible de ramener à l'unité une oeuvre aussi complexe. Le propre du génie de Platon est d'aborder à la fois les questions les plus diverses, et de les résoudre à la fois ; comme le propre du génie d'Aristote est de distinguer toutes les parties de la science humaine que Platon avait confondues. Un traité d'Aristote présente un ordre rigoureux, parce que le sujet, si vaste qu'il soit, est toujours unique ; un dialogue de Platon embrasse dans sa multiplicité la psychologie et l'ontologie, la science du beau et la science du bien.

On peut distinguer dans le Phèdre deux parties : dans la première, Socrate initie son jeune ami aux mystères de l'éternelle beauté ; il l'invite à contempler avec lui ces sciences dont la vue remplissait nos âmes d'une céleste béatitude, quand, ailées et pures de toutes souillures terrestres, elles s'avançaient chastement dans le ciel à la suite de Jupiter et des autres dieux ; il lui apprend à mépriser ces plaisirs grossiers qui le feraient errer pendant mille ans sur la terre d'exil, et à nourrir son intelligence du vrai, du beau et du bien, pour mériter un jour de reprendre ses ailes et de s'envoler encore une fois vers la patrie des âmes ; il lui dit enfin que si l'amour des sens nous ravale au niveau de la bête, la pure union des intelligences, l'amour véritablement philosophique, par la contemplation des beautés imparfaites d'ici-bas, éveille en nous le souvenir de l'essence même de la beauté, qui rayonnait jadis à nos yeux dans les espaces infinis, abrège en nous purifiant le temps que nous devons passer dans les lieux d'épreuves.

Dans la seconde partie, il cherche à établir les véritables principes de l'art de la parole, dont les Tisias et les Gorgias avaient fait un art de mensonge et un instrument de cupidité et de domination. À la rhétorique sicilienne, qui enseigne à ses disciples qu'elle corrompt à tromper les multitudes, à donner à l'injustice les apparences du droit, et à préférer la vraisemblance à la vérité, il oppose la dialectique qui, par la définition et la division, pénètre d'abord la nature des choses, et qui se propose pour but de ses efforts non pas l'opinion dont se contente le vulgaire, mais la science absolue où se repose enfin l'âme du philosophe.

Il existe néanmoins un lien entre ces deux parties du dialogue. Le discours de Lysias contre l'amour, les deux discours de Socrate, sont comme la matière des réflexions sur la fausse et la véritable rhétorique qui remplissent toute la seconde partie.

Tout a été dit sur l'art avec lequel Platon fait parler ses personnages, sans que jamais dans l'ensemble de son oeuvre leur caractère se démente une seule fois. Les types des dialogues sont aussi vivants que ceux des tragédies de Sophocle et d'Euripide. Rien de plus vrai que le caractère de Phèdre, ce jeune homme si passionné pour les discours, si amoureux de toutes les belles connaissances, si prompt à s'offenser des railleries de Socrate contre son ami Lysias, et toutefois si empressé à s'incliner devant la sagesse de son maître vénéré ; rien de plus charmant que la curiosité naïve avec laquelle il demande à Socrate s'il croit à l'enlèvement de la nymphe Orithye, ou que la franchise généreuse qui lui fait reconnaître la vanité de sa curiosité, avouer ses ignorances, ses préjugés et ses erreurs.

Cet entretien, où Socrate passe tour à tour des subtilités de la dialectique aux transports de l'ode, se prolonge pendant toute une journée d'été ; les deux amis sont mollement couchés dans l'herbe épaisse, à l'ombre d'un platane, les pieds dans l’onde de l’Ilissus ; le ciel pur de l’Attique rayonne sur leurs têtes ; les cigales, amantes des Muses, les bercent de leurs chants ; et les nymphes, filles d’Achéloüs, prêtent une oreille ravie aux paroles de celui qui posséda à la fois l’amour de la science et la science de l’amour. »

E. CHAUVET, « Phèdre. Argument », in Oeuvres complètes de Platon. Publiées sous la direction d'Émile Saisset. Tome deuxième. Dialogues socratiques. Paris, Charpentier & Cie, 1892, pp. 287-290.
« SOCRATE, PHÈDRE.


SOCRATE.

Mon cher Phèdre, où vas-tu et d'où viens-tu ?

PHÈDRE.

Je viens, Socrate, de chez Lysias (1), fils de Céphale, et je vais me promener hors des murs ; car j'ai passé toute la matinée assis auprès de lui, et pour suivre le précepte d'Acuménos (2), ton ami, Socrate, et le mien, je me promène sur les chemins ; cela délasse mieux, dit-il, que de se promener dans les drômes.

SOCRATE.

Il a raison, mon ami. Mais Lysias, à ce qu'il paraît, était en ville.

PHÈDRE

Oui (3), chez Épicrate, dans cette maison proche du temple de Jupiter Olympien, la Morychia (4).

SOCRATE.

Quel était donc votre passe-temps ? sans doute Lysias vous y régalait de discours.

PHÈDRE.

Tu le sauras, si tu as le loisir de m'accompagner et de m'entendre.

SOCRATE.

Que dis-tu ? ne penses-tu pas, pour parler comme Pindare (5), qu'il n'est pas d'affaire que je ne néglige pour apprendre ce qui s'est passé entre toi et Lysias (6) ?

PHÈDRE.

Avance donc.

SOCRATE.

Et toi, parle.

PHÈDRE.

En vérité, Socrate, l'affaire te regarde ; car le discours qui nous occupa si longtemps, je ne sais par quel hasard, roulait sur l'amour (7). Lysias suppose un bel enfant, sollicité non par un homme amoureux ; mais, c'est ce qui rend sa fiction plus piquante, il soutient qu'on doit plutôt accorder ses faveurs à celui qui n'aime pas qu'à celui qui aime.

SOCRATE.

Oh ! l'aimable homme ! il eût bien dû soutenir aussi qu'il faut avoir plus de complaisance pour la pauvreté que pour l'opulence, pour la vieillesse que pour la jeunesse, et ainsi pour toutes les disgrâces qui sont mon partage et celui de bien d'autres. Ce serait l'oeuvre d'un galant homme, dévoué aux intérêts populaires (8). Aussi je brûle de t'entendre, et tu peux prolonger ta promenade jusqu'à Mégare, et, d'après la méthode d'Hérodicos (9), recommencer ta course après être revenu aux murs d'Athènes, sans que je songe à te quitter.

PHÈDRE.

Que dis-tu, bon Socrate ? un discours que Lysias, le plus habile de nos écrivains, a travaillé longtemps et à loisir, est-ce un homme aussi médiocre que moi qui pourrait te le rendre d'une manière digne de ce grand orateur ? J'en suis bien éloigné ; et cependant je préfèrerais ce talent à tout l'or du monde.

SOCRATE.

Phèdre (10), si je ne connais pas Phèdre, je ne me connais pas moi-même. Mais je le connais. Je suis bien sûr qu'entendant un discours de Lysias il n'a pu se contenter d'une première lecture, mais qu'y revenant plusieurs fois il l'a prié de recommencer, et l'auteur s'empressait de lui obéir, et il ne s'est pas encore tenu pour satisfait ; mais il a fini par s'emparer du cahier pour relire à son aise les passages qui lui semblaient les plus dignes d'attention. Et, après avoir passé toute la matinée immobile et attentif à cette étude, épuisé de fatigue, il est sorti pour faire une promenade ; mais, par le chien, je me trompe fort s'il ne savait déjà par coeur tout le discours, à moins qu'il ne fût d'une longueur démesurée. Il cheminait donc hors des murs pour le méditer à son aise ; et, rencontrant un malheureux que tourmente la passion des discours, il ne l'eut pas sitôt aperçu qu'il se réjouit d'avoir à qui faire partager son enthousiasme et lui ordonna de le suivre. Mais comme l'autre, tout à sa passion pour les discours, le priait de parler, il a fait le renchéri et s'est donné l'air de ne s'en point soucier ; et à la fin, si on n'eût plus voulu l'entendre, il serait homme à se faire écouter de force. Ainsi, mon cher Phèdre, conjure-le de faire à présent ce qu'il fera tout à l'heure de manière ou d'autre (11).

PHÈDRE.

Je vois bien que le meilleur parti à prendre est de te redire le discours comme je pourrai ; car tu ne me parais pas homme à me laisser aller avant que j'aie parlé bien ou mal.

SOCRATE.

Sois-en bien persuadé.

PHÈDRE.

Eh bien donc, je commence... Mais vraiment, Socrate, je ne me suis pas attaché à retenir le discours mot pour mot. Toutefois, je me souviens assez bien de tous les arguments que Lysias fait valoir pour préférer l'ami froid à l'amant passionné ; et je vais te les rapporter en résumé et dans leur ordre. Je commence par le premier.

SOCRATE.

Fort bien, cher ami, mais montre-moi d'abord ce que tu tiens dans ta main gauche sous ton manteau. Je soupçonne que ce pourrait être le discours. Si j'ai deviné, sois persuadé que je t'aime beaucoup ; mais enfin, puisque nous avons ici Lysias lui-même, je ne puis vraiment consentir à te servir de matière à exercice. Voyons, montre-moi cela.

PHÈDRE.

Assez railler, cher Socrate ; je vois qu'il me faut renoncer à l'espoir que j'avais de m'exercer à tes dépens ; mais où veux-tu nous asseoir pour faire cette lecture ?

SOCRATE.

Détournons-nous de ce côté, et suivons le cours de l'Ilissus. Ensuite nous choisirons, pour nous y asseoir, quelque endroit solitaire.


PHÈDRE.

C'est fort à propos, à ce qu'il paraît, que je suis sorti sans chaussure, car pour toi tu n'en portes jamais (12). Nous pourrons donc marcher dans le courant même et nous y baigner les pieds ; ce qui vraiment ne sera pas déplaisant en cette saison et à cette heure du jour.


SOCRATE.

Marchons donc, et cherche en même temps un lieu pour nous y arrêter.

PHÈDRE.

Vois-tu ce platane si élevé ?

SOCRATE.

Eh bien ?

PHÈDRE.

Nous y trouverons de l'ombre, une brise légère, et de l'herbe pour nous asseoir, ou même nous coucher si nous voulons.

SOCRATE.

Avance donc.

PHÈDRE.

Dis-moi, Socrate, n'est-ce pas ici quelque part sur les bords de l'Ilissus que Borée enleva, dit-on, la nymphe Orithye ?

SOCRATE.

On le dit.

PHÈDRE.

Mais serait-ce ici même ? L'onde semble y sourire, elle est si pure et si transparente, et ces rives sont faites pour les jeux des jeunes filles.

SOCRATE.

Ce n'est pourtant pas ici, mais un peu plus bas, à deux ou trois stades, là où on passe le fleuve pour aller au temple de Diane Chasseresse. Il y a même de ce côté un autel de Borée.

PHÈDRE.

Je ne me le représente pas bien ; mais dis-moi de grâce, Socrate, toi aussi, crois-tu à cette merveilleuse aventure ?

SOCRATE.

Mais si j'en doutais, comme les sages, je ne serais pas embarrassé ; je pourrais montrer les ressources de mon esprit en disant que le vent du nord la fit tomber des roches voisines où elle se jouait avec Pharmacée, et que cette mort donna lieu de raconter qu'elle avait été enlevée par Borée (13), ou encore je pourrais transporter la scène sur les rochers de l'Aréopage ; car une autre légende veut qu'elle ait été enlevée sur cette colline et non dans l'endroit où nous sommes. Pour moi, mon cher Phèdre, je trouve ces explications les plus agréables du monde : mais elles demandent un homme bien habile et qui n'épargne pas sa peine, et encore se trouve-t-il réduit à une fâcheuse nécessité ; car il lui faudra après cela expliquer la forme des hippocentaures et celle de la chimère ; et voici venir la foule des gorgones, des pégases et mille autres monstres effrayants par leur nombre et par leur étrangeté. Si notre incrédule met en oeuvre sa sagesse vulgaire pour ramener chacun d'eux à des proportions vraisemblables, il lui faudra beaucoup de loisir. Quant à moi, je n'ai pas de temps pour ces recherches, et je vais t'en dire la raison (14). Je n'ai pu encore accomplir le précepte de Delphes, en me connaissant moi-même ; et, dans cette ignorance, il me paraîtrait plaisant de chercher à connaître ce qui m'est étranger. C'est pourquoi je renonce à approfondir toutes ces histoires, et je m'en remets sur ce point aux croyances publiques (15) ; et, comme je te le disais tout à l'heure, au lieu de chercher à les expliquer, je m'observe moi-même ; je veux savoir si je suis un monstre plus compliqué que Typhon et plus furieux, ou un animal plus doux et plus simple, et à qui la nature a fait part d'une étincelle de divine sagesse. Mais, mon ami, tout en parlant, ne sommes-nous pas arrivés à cet arbre où tu nous conduisais ?

PHÈDRE.

Oui, c'est lui-même.

SOCRATE.

Par Junon ! la belle retraite. Comme ce platane est large et élevé ! Et ce gatilier, que de magnificence dans son tronc élancé et dans sa tête touffue ! il semble fleuri à souhait pour embaumer ces lieux. Est-il rien de plus charmant que cette source qui coule sous ce platane ? Nos pieds qui y baignent en attestent la fraîcheur. Cette retraite est sans doute consacrée à quelques nymphes et au fleuve Achéloüs, à en juger par ces figurines et ces statues. Ne te semble-t-il pas que la brise qui y souffle a quelque chose de suave et de parfumé ? Il y a dans le chant des cigales je ne sais quoi de vif et qui sent l'été (16). Mais ce qui me charme le plus, ce sont ces hautes herbes qui nous permettent de reposer mollement notre tête, en nous couchant sur ce terrain doucement incliné. Mon cher Phèdre, tu es un guide excellent (17).

PHÈDRE.

Merveilleux Socrate, tu es un homme extraordinaire. Car vraiment, à t'entendre, on te prendrait pour un étranger à qui l'on fait les honneurs du pays et non pour un habitant de l'Attique. Apparemment tu n'es jamais sorti d'Athènes, ni pour un voyage hors des frontières, ni même pour une promenade hors des murs.

SOCRATE.

Pardonne-moi, mon ami. C’est que j'aime à m'instruire (18). Or les champs et les arbres n'ont rien à m'apprendre, et je ne puis profiter qu'à la ville dans la société des hommes. Toutefois je crois bien que tu as trouvé le moyen de me guérir de cette humeur casanière. On se fait suivre d'un animal affamé en agitant devant lui une branche verte ou quelque fruit ; et toi, en me montrant ce discours et ce cahier qui le contient, tu pourrais me faire faire le tour de l'Attique et me mener partout ailleurs, si tu le voulais. Mais enfin, puisque nous sommes arrivés, je vais m'étendre sur l'herbe. Choisis l'attitude qui te paraîtra la plus commode pour faire ta lecture et commence.

PHÈDRE.

Écoute-donc (19).

" Tu es donc instruit de tous mes sentiments, et tu sais que je regarde l'accomplissement de mes désirs comme devant profiter à tous deux. Il ne serait pas juste de repousser mes voeux, parce que je ne suis pas ton amant. Car les amants ne sont pas plutôt satisfaits qu'ils regrettent déjà tout ce qu'ils ont fait pour l'objet de leur passion. Mais ceux qui n'ont point d'amour n'ont jamais à se repentir ; car ce n'est pas la force de la passion qui les a portés à faire à leur ami tout le bien qu'ils ont pu lui faire ; mais ils ont agi librement, jugeant qu'ils servaient ainsi leurs plus chers intérêts. Les amants considèrent le tort que leur amour a fait à leurs affaires ; ils comptent leurs libéralités ; ils y ajoutent toutes les peines qu'ils ont souffertes, et croient depuis longtemps avoir assez témoigné leur reconnaissance à l'objet aimé. Mais ceux qui ne sont pas épris d'amour ne peuvent ni alléguer les affaires qu'ils ont négligées, ni porter en compte les peines qu'ils ont déjà endurées ; ni se plaindre des querelles qu'ils ont eues avec leur famille ; ne pouvant prétexter tous ces maux qu'ils n'ont point connus, ils n'ont plus qu'à saisir avec empressement toutes les occasions d'être agréables à leur ami.

" On alléguera peut-être en faveur de l'amant que son amour est plus vif qu'une amitié ordinaire, et qu'il est toujours prêt à dire ou à faire ce qui peut plaire au bien-aimé, et à affronter pour lui la haine de tous ; mais il est facile de reconnaître la vanité de cet éloge, puisque, si sa passion vient à changer d'objet, il n'hésitera pas à sacrifier les anciennes amours aux nouvelles, et, si celui qu'il aime aujourd'hui l'exige, à nuire à celui qu'il aimait hier.

" On ne peut raisonnablement accorder des faveurs si précieuses à un homme atteint d'un mal si incurable que jamais une personne sensée n'essayera de le guérir, car les amants eux-mêmes avouent que leur esprit est malade et qu'ils n'ont plus leur bon sens ; ils savent bien, disent-ils, qu'ils sont hors d'eux­mêmes, mais ils ne peuvent se maîtriser. Aussi, comment, s'ils viennent à rentrer en eux-mêmes, pourront-ils approuver les résolutions qu'ils ont prises dans cet état de délire ?

" D'ailleurs, si, parmi tes amants, tu voulais accorder la préférence au plus digne, tu ne pourrais choisir que dans un petit nombre ; au contraire, si tu cherches parmi tous les autres celui dont l'amitié te sera la plus profitable, tu auras le choix entre des milliers ; et il est probable que dans toute cette multitude tu rencontreras celui qui mérite tes faveurs.

" Si tu redoutes l'opinion publique, si tu crains d'avoir à rougir de tes liaisons devant tes concitoyens, songe qu'il est bien naturel qu'un amant qui pense faire envier son sort autant qu'il le juge digne d'envie soit indiscret par vanité, et mette sa gloire à publier partout qu'il n'a pas perdu son temps et sa peine. Celui que n'égare pas l'amour, maître de lui-même, préférera la sûreté de sa liaison au plaisir de s'en vanter. Ajoute que chacun reconnaît un amant en le voyant s'attacher aux pas de son bien­aimé ; si bien qu'ils en viennent à ne plus pouvoir se parler sans qu'on suppose qu'ils sont attirés l'un vers l'autre par quelque liaison déjà formée ou qui va bientôt les unir. Mais ceux qui ne sont pas amoureux peuvent vivre dans la plus grande familiarité sans qu'on songe à les soupçonner ; car on sait qu'il faut bien permettre ces sociétés formées par l'amitié ou par le besoin de trouver quelque distraction.

" As-tu quelque autre sujet de crainte ? penses-tu que les amitiés sont rarement durables, et qu'une rupture, qui dans tous les cas est un malheur pour tous deux, te sera surtout funeste après le sacrifice de ce que tu as de plus précieux ? S'il en est ainsi, c'est l'amant que tu dois surtout redouter. Un rien fâche un amant, il croit qu'on n'agit que pour lui nuire. Aussi veut-il interdire à l'objet de son amour toute liaison avec d'autres personnes ; il craint d'être vaincu par les richesses de l'un, par les talents d'un autre ; il est toujours en garde contre l'ascendant de tous ceux qui ont sur lui quelque avantage. Il t'amène ainsi à te brouiller avec tout le monde et te réduit à n'avoir pas un ami ; ou si tu prétends ménager tes intérêts et être plus sage que ton jaloux, tu en viendras à une rupture. Mais celui qui n'est pas amoureux, et qui doit à l'estime qu'inspirent ses vertus les faveurs qu'il désirait, n'a pas de jalousie contre ceux qui vivent familièrement avec son ami ; il haïrait bien plutôt ceux qui fuiraient ses entretiens ; car il verrait dans cet éloignement une marque de mépris, tandis qu'il applaudit à des liaisons dont il reconnaît les avantages. Il semble donc que dans ces conditions la complaisance affermit l'amitié et ne saurait produire la haine. D'ailleurs, la plupart des amants s'éprennent de la beauté du corps avant de connaître la tournure de l'esprit et d'avoir éprouvé le caractère ; aussi ne peut-on s’assurer si leur amitié doit survivre à la satisfaction de leurs désirs. Ceux que l'amour n'a pas troublés et qui se sont liés par l'amitié avant d'obtenir les plus grandes faveurs, ne pourront voir dans ces complaisances un motif de se refroidir, mais bien plutôt un gage de faveurs à venir.

" Veux-tu devenir plus vertueux de jour en jour ? Fie-toi à moi plutôt qu'à un amant. Car un amant louera toutes tes paroles et toutes tes actions sans se soucier du vrai ni du bien, tantôt par crainte de te déplaire, tantôt parce que la passion l'aveugle. Car telles sont les illusions de l'amour. L'amour malheureux s'afflige de ce qui ne devrait émouvoir personne ; heureux, tout lui semble charmant, jusqu'aux choses les plus indifférentes. L'amour est donc bien moins digne d'envie que de pitié. Au contraire, si tu cèdes à mes voeux, tu ne me verras pas chercher dans ton intimité un plaisir éphémère, mais je saurai veiller à tes intérêts durables, car, libre d'amour, je serai maître de moi-même. Je ne m'abandonnerai pas pour des motifs frivoles à des haines furieuses, mais j'hésiterai à concevoir même un léger dépit pour les sujets les plus graves. Je serai plein d'indulgence pour les torts involontaires, et je m'efforcerai de prévenir les offenses réfléchies. Car tels sont les signes d'une amitié que le temps ne saurait affaiblir.

" Peut-être aussi crois-tu que l'amitié sans l'amour est faible et languissante : à ce compte nous n'aurions que de l'indifférence pour nos enfants et pour nos parents, et nous ne pourrions être assurés de la fidélité de nos amis, dont une douce habitude, et non la passion, a fait naître l'amitié. Enfin s'il est juste d'accorder ses faveurs à ceux qui les désirent avec le plus d'ardeur, il faudra donc aussi en toutes choses obliger non les plus dignes, mais les plus indigents ; car, en les délivrant des maux les plus cruels, on sera payé de la reconnaissance la plus vive. Ainsi, quand tu donneras un repas, tu devras inviter non tes amis, mais les mendiants et les affamés. Car ils t'aimeront, t'escorteront partout, se presseront à ta porte, éprouvant la plus grande joie ; ils seront aussi les plus reconnaissants, et feront des voeux pour ta prospérité. Mais il semble au contraire que tu dois favoriser non ceux dont les désirs sont les plus violents, mais ceux qui sauront le mieux te témoigner leur reconnaissance, non les plus épris, mais les plus dignes ; non ceux qui n'aspirent qu'à cueillir la fleur de ta jeunesse, mais ceux qui dans ta vieillesse te feront part de tous leurs biens ; non ceux qui se vanteront partout de leur triomphe, mais ceux dont la pudeur se taira devant tous, non ceux qui se montreront empressés pendant quelques jours, mais ceux dont l'amitié toujours égale ne finira qu'avec la vie ; non ceux qui, leur passion une fois satisfaite, chercheront un prétexte pour te haïr ; mais ceux qui, ayant vu les plaisirs fuir avec la jeunesse, auront toujours à coeur de mériter ton estime.

" Souviens-toi donc de mes paroles, et considère encore que les amants sont exposés aux conseils sévères de leurs amis, qui blâment une passion si funeste, et que jamais on n'a blâmé personne d'ignorer l'amour, que jamais on n'a accusé d'imprudence ceux qui ne sont point amoureux.

" Peut-être me demanderas-tu si je te conseille d'accorder tes faveurs à tous ceux qui ne sont pas tes amants ; je te répondrai qu'un homme amoureux ne te conseillera pas non plus la même complaisance pour tous ceux qui t'aiment. Car des faveurs ainsi prodiguées n'auraient plus les mêmes droits à la reconnaissance, et, si tu veux cacher tes liaisons, tu ne le pourrais plus. Or, il faut que notre commerce, bien loin de nous nuire, nous soit utile à tous deux.

" Je crois en avoir assez dit ; mais, s'il te reste quelque doute, si je n'ai pas résolu toutes tes objections, parle, je te répondrai.. "

Que t'en semble, Socrate ; ce discours n'est-il pas admirable sous tous les rapports, et surtout pour le choix des expressions ?

SOCRATE.

Merveilleux, mon ami ; il m'a ravi et transporté. Mais tu es bien pour quelque chose dans l'impression qu'il m'a faite. Je te considérais, pendant ta lecture, et je voyais la joie briller sur ton visage. Et comme je pense que, sur ces matières, ton jugement est plus sûr que le mien, je me suis fié à ton enthousiasme et j'ai partagé tes transports.

PHÈDRE.

Allons, tu veux rire.

SOCRATE.

Tu crois que je plaisante et que je ne parle point sérieusement ?

PHÈDRE.

Non assurément, Socrate. Mais dis-moi franchement, au nom de Jupiter, qui préside à l'amitié, penses-tu qu'il y ait parmi tous les Grecs un orateur capable de traiter le même sujet avec plus de noblesse et plus d'abondance ?

SOCRATE.

Que dis-tu ? veux-tu que je m'unisse à toi pour louer l'orateur d'avoir dit tout ce qu'il devait dire, ou seulement de s'être exprimé dans une langue claire, précise et savamment façonnée. Si tu me demandes mon admiration pour le fond même du discours, je ne puis que te l'accorder par considération pour toi ; car la faiblesse de mon esprit ne m'a pas laissé apercevoir ce mérite, et je n'ai fait attention qu'à l'expression. Or, sous ce rapport, je ne crois pas que Lysias lui-même puisse être satisfait de son oeuvre. Il me semble, mon cher Phèdre, à moins que tu n'en juges autrement, qu'il répète deux ou trois fois les mêmes choses, comme un homme à qui manquent la fécondité et l'abondance ; mais peut-être ne s'est-il pas inquiété de ce défaut, et a-t-il voulu se faire un jeu de nous montrer qu'il était capable d'exprimer une même pensée de plusieurs manières différentes et toujours avec un égal bonheur.

PHÈDRE.

Que dis-tu, Socrate ? ce qu'il y a de plus admirable dans son discours, c'est précisément de dire tout ce que le sujet comporte ; de sorte qu'on ne saurait, sur la même matière, parler avec plus d'abondance et de justesse.

SOCRATE.

En cela je ne puis plus être de ton avis. Les sages des anciens temps, hommes et femmes, qui ont parlé et écrit sur ce sujet, me convaincraient d'imposture, si j'avais la faiblesse de te céder sur ce point.

PHÈDRE.

Et quels sont ces sages ? où as-tu rencontré quelque chose de plus parfait ?

SOCRATE.

En ce moment je ne saurais le dire ; cependant je suis certain d'avoir trouvé mieux : c'était peut­être chez la belle Sapho ou chez le sage Anacréon, ou même chez quelque prosateur. Et ce qui me fait faire cette conjecture, c'est que mon coeur déborde et que je me sens capable de prononcer sur le même sujet un discours qui vaudrait celui de Lysias. Or je sais bien que je n'ai pu trouver par moi-même toutes ces belles choses, car je connais la médiocrité de mon génie. Reste donc que les pensées qui s'échappent de mon âme, comme d'un vase rempli jusqu'aux bords, aient été puisées à des sources étrangères. Mais j'ai l'esprit si indolent que je ne sais plus comment ni d'où elles me sont venues.

PHÈDRE.

Vraiment, mon noble ami, ce que tu dis me ravit. Je te dispense de m'apprendre quels sont ces sages et où tu as entendu leurs leçons. Mais fais ce que tu as promis tout à l'heure ; engage-toi à prononcer un discours aussi long que celui de Lysias, et qui puisse soutenir la comparaison, sans lui rien emprunter. De mon côté, je m'engage, comme les neuf archontes, à consacrer dans le temple de Delphes ma statue en or de grandeur naturelle, et même la tienne (20).

SOCRATE.

C'est toi, mon cher Phèdre, qui es impayable et qui vaux ton pesant d'or, si tu penses que je ne trouve qu'à blâmer chez Lysias, et que je me chargerais de traiter le même sujet sans jamais me rencontrer avec lui. En vérité, pareille chose serait impossible, même après le plus méchant écrivain. Par exemple, puisqu'il s'agit d'établir qu'il faut favoriser l'ami froid plutôt que l'amant passionné, si tu m'interdis de vanter la sagesse de l'un et de blâmer le délire de l'autre, si je ne puis parler de ces motifs essentiels, que me restera-t-il ? Il faut bien souffrir ces lieux communs chez l'orateur et les lui permettre ; dans ce cas, c'est à lui de suppléer à la pauvreté de l'invention par l'art de la composition. Ce n'est que lorsqu'il s'agit de raisons moins évidentes, et par cela même plus difficiles à trouver, qu'au mérite de la disposition s'ajoutera celui de l'invention.

PHÈDRE.

Je souscris à ta demande, elle est fort raisonnable. Tu peux poser en principe que celui qui n'aime pas a sur celui qui aime l'avantage d'être dans son bon sens, je te l'accorde. Mais si d'ailleurs tu peux trouver des raisons plus nombreuses ou plus fortes que les motifs allégués par Lysias, je veux que ta statue en or massif s'élève à Olympie, près de l'offrande des Cypsésides (21).

SOCRATE.

Tu prends la chose au sérieux, Phèdre, parce que je me suis attaqué à celui que tu aimes. je voulais seulement t'agacer un peu. Penses-tu vraiment que je prétende faire assaut d'éloquence avec un écrivain si habile ?

PHÈDRE.

Te voilà revenu, mon cher Socrate, aux mêmes défaites que moi ; mais tu parleras, bon gré, mal gré, comme tu pourras. Prends garde de nous faire jouer une scène de comédie bien rebattue, et ne me force pas à te renvoyer tes railleries et à répéter tes propres paroles : Socrate, si je ne connais pas Socrate, je ne me connais pas moi-même ; il brûlait d'envie de parler, mais il s'est donné l'air de ne s'en point soucier. Sache donc bien que nous ne sortirons pas d'ici avant que tu aies épanché ton coeur qui déborde, comme tu le disais toi-même. Nous sommes seuls, l'endroit est solitaire, je suis le plus jeune et le plus fort. Enfin, tu m'entends, ne m'oblige pas à te faire violence et parle de bon gré.

SOCRATE.

Mais, mon ami, je serai ridicule d'opposer au chef-d'oeuvre d'un maître l'improvisation d'un ignorant.

PHÈDRE.

Sais-tu bien une chose : cesse de faire des façons, ou d'un mot je te forcerai bien à parler.

SOCRATE.

Épargne-moi.

PHÈDRE.

Non, non. Écoute. Cette parole magique est un serment. Je jure, mais par quel dieu ? si tu veux, par ce platane, je m'engage par serment, si tu ne parles à l'instant en sa présence, à ne te lire et à ne te réciter aucun autre discours de qui que ce soit.

SOCRATE.

Oh ! le méchant ! comme il a su se faire obéir, en me prenant par mon faible pour les discours !

PHÈDRE.

Eh bien, as-tu encore quelque mauvais prétexte ?

SOCRATE.

Hélas non ! après un pareil serment. Le moyen de m'imposer une si cruelle privation ?

PHÈDRE.

Parle donc.

SOCRATE.

Sais-tu ce que je vais faire auparavant ?

PHÈDRE.

Voyons.

SOCRATE.

Je vais me voiler la tête, pour fournir ma carrière le plus tôt possible, sans que ta vue me remplisse de trouble et de confusion.

PHÈDRE.

Parle seulement ; et, du reste, fais comme il te plaira.

SOCRATE.

Venez, Muses ligies, que vous deviez ce surnom à la douceur de vos chants (22) ou à la passion des Ligyens (23) pour vos divines mélodies, je vous invoque, soutenez ma faiblesse dans ce discours que m’arrache mon bel ami, sans doute pour ajouter un nouveau titre après tant d'autres à la gloire de son cher Lysias.

Il y avait donc un enfant, ou plutôt un jeune homme encore dans toute la fleur de son enfantine beauté. Il avait un grand nombre d'adorateurs. L'un d'eux était un rusé ; non moins amoureux que les autres, il avait réussi à lui persuader qu'il n'avait point d'amour. Et un jour qu'il sollicitait ses faveurs, il entreprit de lui prouver qu'il fallait tout accorder à son indifférence plutôt qu'à la passion des autres. Voici son discours.

En toutes choses, mon enfant, pour prendre une sage résolution, il faut commencer par savoir sur quoi l'on délibère, autrement on se trompera infailliblement. La plupart des hommes ignorent l'essence des choses ; et dans leur ignorance dont ils ne s'aperçoivent même pas, ils négligent d'abord de poser l'état de la question. Aussi, en avançant dans la discussion, il leur arrive nécessairement de ne s'entendre ni avec les autres ni avec eux-mêmes. Évitons donc ce défaut que nous reprenons dans autrui ; et puisqu'il s'agit de savoir si l'on doit plutôt s'abandonner à celui qui est amoureux ou à celui qui ne l'est pas, commençons par convenir d'une définition de l'amour, de sa nature et de ses effets, et nous reportant sans cesse à ces principes et y ramenant toute la discussion, examinons s'il est utile ou nuisible.

Que l'amour soit un désir, c'est une vérité évidente ; et il est aussi évident que le désir des belles choses n'est pas toujours de l'amour. A quel signe distinguerons-nous donc celui qui aime de celui qui n'aime pas ? Chacun de nous doit reconnaître qu'il y a en lui deux principes qui le gouvernent et qui le dirigent, et dont l'impulsion le détermine : l'un est le désir instinctif du plaisir, l'autre le goût réfléchi du bien. Tantôt ces deux principes sont en harmonie, tantôt ils se combattent, et la victoire appartient tour à tour à l'un ou à l'autre. Quand le goût du bien, que la raison nous inspire, s'empare de l'âme tout entière, il s'appelle sagesse ; quand le désir irréfléchi qui nous entraîne vers le plaisir vient à dominer, il reçoit le nom d'intempérance. Mais l'intempérance change de nom suivant les objets différents sur lesquels elle s'exerce et les formes diverses qu'elle affecte ; et l'homme, dominé par la passion, selon la forme particulière sous laquelle elle se manifeste en lui, en reçoit un nom qu'il n'est beau ni honorable de porter. Ainsi, quand le désir de la bonne chère l'emporte à la fois et sur le goût du bien inspiré par la raison et sur les autres désirs, il s'appelle gourmandise, et ceux qui en sont atteints sont flétris de l'épithète de gourmands. Quand c'est le désir de la boisson qui exerce cette tyrannie, on sait quel titre injurieux on donne à celui qui s'y est abandonné. Enfin il en est de même de tous les désirs de cette famille, et personne n'ignore quels noms également honteux on doit donner à leur tyrannie. On devine sans doute celui où j'en veux venir après ce préambule ; cependant je crois devoir m'expliquer clairement. Quand le désir déraisonnable, étouffant dans notre âme ce goût du bien, se porte tout entier vers le plaisir que promet la beauté, et quand il s'élance avec tout l'essaim des désirs de la même famille vers la seule beauté corporelle, sa puissance devient irrésistible, et, tirant son nom de cette force toute-puissante, il s'appelle amour (24).

Eh bien ! mon cher Phèdre, ne te semble-t-il pas comme à moi que je suis inspiré par quelque divinité ?

PHÈDRE.

En effet, Socrate, les paroles coulent avec une abondance inusitée.

SOCRATE.

Fais donc silence pour m'écouter, car en vérité ce lieu a quelque chose de divin ; et si, dans la suite de mon discours, les nymphes de ces rivages m'inspiraient quelques transports frénétiques, ne t'en étonne point. Déjà je suis peu éloigné du ton du dithyrambe.

PHÈDRE.

Rien de plus vrai.

SOCRATE.

C'est toi pourtant qui en es cause. Mais prête l'oreille au reste de mon discours, car l'inspiration pourrait m'abandonner ; d'ailleurs, c'est l'affaire du dieu qui me possède ; pour nous, continuons de parler à notre adolescent.

Ainsi, mon ami, nous avons déterminé l'objet qui nous occupe, et nous avons défini sa nature. Allons plus loin, et, sans perdre de vue nos principes, examinons les avantages ou les inconvénients des complaisances qu'on peut avoir soit pour un amant, soit pour un ami que l'amour n'a point touché. Celui que le désir possède, que la volupté domine, doit nécessairement chercher dans l'objet de son amour le plus de plaisir possible. Or un esprit malade trouve son plaisir dans un entier abandon à ses caprices, tandis que tout ce qui l'emporte sur lui ou semble le défier lui est insupportable. Ainsi, l'homme épris d'amour verra impatiemment un supérieur ou un égal dans l'objet de sa passion, et travaillera sans relâche à le rabaisser et à le ravaler au-dessous de lui-même. Or, l'ignorant est inférieur au savant, le lâche à l'homme courageux, celui qui ne sait point parler à l'orateur brillant et facile, celui dont l'esprit est lourd à l'homme d'un génie vif et étendu. Ces défauts et d'autres encore plus honteux réjouiront l'amant s'il vient à les rencontrer dans l'objet de son amour ; et dans le cas contraire, il cherchera à les faire naître dans son âme, ou il en souffrira dans la poursuite de ses plaisirs éphémères. Mais surtout il sera jaloux ; il interdira à celui qu'il aime toutes les relations qui peuvent le rendre plus parfait et plus homme ; il lui causera ainsi un grand préjudice, et surtout il lui fera un mal irréparable en l'éloignant de ce qui pourrait éclairer son âme, je veux dire de la divine philosophie ; l'amant voudra nécessairement en détourner celui qu'il aime, dans la crainte de devenir pour lui un objet de mépris. Enfin, il s'efforcera en tout et partout de le maintenir dans l'ignorance, pour le forcer à n'avoir d'yeux que pour lui, si bien que l'objet de son amour lui sera d'autant plus agréable qu'il se sera fait plus de tort à lui-même. Ainsi, sous le rapport moral, il n'est pas de guide plus mauvais et de compagnon plus funeste qu'un homme amoureux.

Voyons maintenant ce que les soins d'un amant, que sa passion contraint à sacrifier le beau et l'honnête à l'agréable, feront du corps qu'il possède. On le verra rechercher un jeune homme délicat et sans vigueur, élevé à l'ombre et non à la clarté du soleil, étranger aux mâles travaux et aux sueurs du gymnase, accoutumé à une vie de molles délices, demandant au fard et à la parure la beauté qu'il a perdue, enfin n'ayant rien dans sa personne et dans ses moeurs qui ne réponde à ce portrait. Tout cela est évident, et il est inutile d'insister davantage. Remarquons seulement, pour nous résumer, avant de passer à d'autres considérations, que, dans la guerre et les autres occasions périlleuses, ce jeune efféminé ne pourra qu'inspirer de l'audace à ses ennemis, de la crainte à ses amis et à ses amants. Mais encore une fois passons sur ces réflexions dont la vérité est manifeste.

Nous devons encore examiner en quoi la société et l'influence d'un amant peuvent être utiles ou nuisibles, non plus à l'âme ou au corps, mais aux biens de l'objet aimé. Il est clair pour tout le monde, et surtout pour l'amant lui-même, qu'il n'a rien tant à coeur que de voir celui qu'il aime privé de ce qu'il a de plus précieux, de plus cher et de plus sacré. Il le verrait avec joie perdre son père, sa mère, ses parents, ses amis, qu'il regarde comme des censeurs et des obstacles à son doux commerce. Si ce jeune homme possède de grands biens en argent ou en terres, il sait qu'il le séduira moins facilement et ne le trouvera pas aussi docile après l'avoir séduit. La fortune de celui qu'il aime le chagrine, et il se réjouira de sa ruine. Enfin il désirera le voir le plus longtemps possible sans femme, sans enfants, sans foyer domestique, pour reculer le moment où il cessera de jouir de ses faveurs.

Un dieu a mêlé à la plupart des autres maux qui tourmentent les hommes une jouissance fugitive. Ainsi le flatteur, cette bête cruelle, ce fléau si funeste, nous fait goûter quelquefois un plaisir assez délicat. Le commerce d'une courtisane, dont on signale les dangers avec raison, toutes les autres liaisons et habitudes semblables, ne sont pourtant pas sans quelque douceur passagère. Mais ce n'est pas assez que l'amant nuise à l'objet aimé ; les assiduités de chaque jour en font encore un objet très désagréable. Un vieux proverbe dit que ceux d'un même âge se rapprochent volontiers. En effet, quand les âges sont les mêmes, la conformité de goûts et d'humeur qui en résulte dispose à l'amitié ; et cependant de pareilles liaisons ont aussi leur dégoût. En toutes choses, dit-on, la nécessité est un joug pesant, mais surtout dans la société d'un amant que son âge éloigne de celui qu'il aime. Vieux, il poursuit un plus jeune que lui, et ne le voudrait quitter ni le jour ni la nuit ; une passion irrésistible, une sorte de fureur l'entraîne vers celui dont la présence le charme sans cesse par la vue, par l'ouïe, par le toucher, par tous les sens, et il trouve une grande douceur à le servir sans relâche ; mais quel plaisir, quelle jouissance lui donne-t-il en dédommagement de l'ennui mortel qu'il lui cause par son importunité ? Le jeune homme a sous les yeux un corps usé et flétri par les années, affligé des infirmités de la vieillesse, dont on ne peut parler, et à plus forte raison essuyer les approches, comme il en est sans cesse menacé, qu'avec une extrême répugnance. Surveillé avec une jalousie soupçonneuse dans toutes ses démarches, dans tous ses entretiens, il entend encore de la bouche de son amant tantôt des louanges maladroites et excessives, tantôt des reproches insupportables qu'il lui adresse même dans son bon sens ; mais quand l'ivresse vient égarer ses sens, il l'abreuve sans trêve et sans retenue d'outrages qui le couvrent de honte.

L'amant, tant que sa passion durera, sera donc un objet aussi déplaisant que funeste ; quand elle viendra à s'éteindre, il se montrera sans foi ; il trahira celui qu'il a séduit par ses promesses magnifiques, ses serments et ses prières, et que l'espoir des biens qu'il promettait a pu à grand'peine décider à supporter un commerce si pénible. Quand vient le moment de s'acquitter, il obéit à un autre maître, il suit un autre guide ; c'est la raison et la sagesse qui règnent en lui, et non plus l'amour et folie ; il est devenu tout autre à l'insu de celui dont il était épris. Le jeune homme exige le prix des faveurs d'autrefois, il lui rappelle tout ce qu'il a fait, tout ce qu'il a dit, comme s'il parlait encore au même homme. Celui-ci, dans sa confusion, n'ose convenir de son changement, il ne sait comment s'acquitter des serments et des promesses qu'il a prodigués sous l'empire de sa folle passion ; cependant il est rentré en lui-même et est déjà assez sage pour ne plus se laisser entraîner aux mêmes égarements et pour ne pas vouloir redevenir ce qu'il était. Il se voit donc obligé d'éviter celui qu'il aimait autrefois, et, l'écaille étant retournée (25), de poursuivant il devient fuyard. Il ne reste plus au jeune homme qu'à s'accabler de ses reproches indignés et de ses imprécations, pour avoir ignoré, dès le principe, qu'il valait mieux accorder ses faveurs à un ami froid et maître de lui-même qu'à un homme dont l'amour a nécessairement troublé la raison ; et qu'en agissant autrement il s'abandonnait à un maître perfide, incommode, jaloux, déplaisant, nuisible à sa fortune, nuisible à sa santé, nuisible surtout au perfectionnement de son âme qui est et sera dans tous les temps la chose la plus précieuse au jugement des hommes et des dieux. Voilà, mon enfant, les vérités que tu dois méditer sans cesse, n'oubliant jamais que la tendresse d'un amant n'est pas une affection bienveillante, mais un appétit grossier qui cherche à s'assouvir ;

Comme le loup aime l'agneau,

L'amant aime son bien-aimé.


Voilà tout ce que j'avais à dire, mon cher Phèdre, tu n'en entendras pas davantage, mon discours est terminé.

PHÈDRE.

Je croyais que ce n'en était que la première partie, et que tu parlerais ensuite de l'homme sans amour, pour prouver qu'on doit le favoriser de préférence et pour montrer les avantages que présente son commerce. D'où vient, Socrate, que tu t'arrêtes au milieu de ton discours ?

SOCRATE.

Ne t'es-tu pas aperçu, mon bon ami, que si je ne suis pas encore monté au ton du dithyrambe, déjà mon langage est tout plein de poésie, quand il ne s'agit que de blâmer ? Que sera-ce donc si j'entreprends de faire le panégyrique de l'ami sage ? Veux-tu, après m'avoir exposé à l'influence des nymphes, achever d'égarer ma raison ? Je dis donc, en me résumant, qu'on trouve dans le commerce de l'homme sans amour autant d'avantage que nous avons reconnu d'inconvénients dans celui de l'amant passionné. Qu'est-il besoin de plus longs discours ? Je me suis assez expliqué sur les deux prétendants. Notre bel enfant fera de mes conseils ce qu'il voudra ; pour moi, je repasse l'Ilissus, et je m'enfuis avant qu'il ne prenne fantaisie de me faire subir de plus grandes violences.

PHÈDRE.

Pas encore, Socrate ; attends que la chaleur soit passée. Ne vois-tu pas qu'il est à peine midi, c'est l'heure où le soleil semble s'arrêter au plus haut du ciel. Demeurons ici quelques instants, en nous entretenant de ce que nous venons de dire ; et dès que la fraîcheur se fera sentir, nous partirons.

SOCRATE.

Tu as, mon cher, une merveilleuse passion pour les discours et on ne peut assez t'admirer ; je pense que de tous les hommes de ta génération, il n'en est pas qui ait produit plus de discours que toi, soit pour les avoir toi-même prononcés, soit pour avoir obligé les autres à les composer bon gré, mal gré.

J'en excepte toutefois Simmias le Thébain ; mais aucun autre ne pourrait t'être comparé. Et maintenant encore je crois bien que tu vas m'arracher quelque nouveau discours.

PHÈDRE.

Tu n'es plus si rebelle que tout à l'heure ; voyons, de quoi s'agit-il ?

SOCRATE.

Comme je me disposais à passer l'eau, j'ai senti ce signal divin qui m'avertit d'ordinaire, et m'arrête toujours au moment de prendre quelque résolution (26); et j'ai cru entendre de ce côté une voix qui me défendait de partir avant d'avoir offert aux dieux une expiation, comme si j'eusse commis quelque impiété. C'est que je suis devin, non pas, il est vrai, des plus habiles, mais, comme ceux dont l'écriture mal formée n'est lisible que pour eux seuls, j'en sais assez pour mon usage. Aussi je devine la faute que j'ai commise. Il y a dans l'âme humaine, mon cher ami, une puissance divinatoire. En te parlant, je sentais depuis quelques instants un grand trouble et un vague effroi ; il me semblait, comme dit le poëte Ibycus, que les dieux allaient me faire un crime de ce qui me faisait honneur aux yeux des hommes. Oui, je sais maintenant quelle est ma faute.

PHÈDRE.

Que veux-tu dire ?

SOCRATE.

Tu es doublement coupable, mon cher Phèdre, et pour le discours que tu as lu et pour celui que tu m'as fait prononcer.

PHÈDRE.

Comment cela ?

SOCRATE.

L'un et l'autre ne sont que sottise et même qu'impiété. On ne peut donc les condamner trop sévèrement.

PHÈDRE.

Non, sans doute, si tu dis vrai.

SOCRATE.

Quoi donc ? ne crois-tu pas que l'Amour est fils de Vénus et qu'il est dieu ?

PHÈDRE.

On le dit.

SOCRATE.

En bien, Lysias n'en a point parlé, ni toi-même, dans ce discours que tu as prononcé par ma bouche, tandis que j'étais comme enchanté par tes sortilèges. Cependant si l'Amour est un dieu ou quelque chose de divin, comme il l'est en effet, il ne saurait être mauvais : or, nos deux discours l'ont représenté comme tel. Ils sont donc coupables d'impiété envers l'Amour, et de plus je les trouve d'une sottise tout à fait plaisante ; car, bien qu'il n'y ait en eux ni raison ni vérité, ils se donnent l'air de valoir quelque chose, parce qu'ils pourront séduire de jeunes étourdis et surprendre leur admiration. Tu vois donc que je dois me soumettre à une expiation ; or, pour ceux qui se sont trompés en théologie, il est une antique expiation, qu'Homère n'a point imaginée, mais que Stésichore a pratiquée. Car, privé de la vue pour avoir médit d'Hélène, il ne méconnut pas, comme Homère, le sacrilège qu'il avait commis, mais en homme véritablement inspiré par les Muses, il comprit la cause de son malheur, et fit aussitôt ces vers :

« Non, ce récit n’est pas vrai ; non, tu n’es point montée sur les vaisseaux munis de bons tillacs ; jamais tu n'es entrée dans la citadelle de Troie. »

Et, après avoir composé tout son poëme connu sous le nom de Palinodie, il recouvra la vue sur-le­champ. Instruit par cet exemple, je serai plus sage que les deux poëtes ; car, avant que l'Amour ait puni mes discours outrageants, je prétends lui offrir ma palinodie. Mais je parlerai cette fois à visage découvert, et la honte ne me fera plus voiler ma tête, comme tout à l'heure.

PHÈDRE.

Tu ne saurais, mon cher Socrate, m'annoncer rien de plus agréable.

SOCRATE.

Tu dois sentir, comme moi, toute l'impudence du discours que j'ai prononcé et de celui que tu as lu ; s'ils avaient été écoutés par quelque homme bien né et d'un bon naturel, qui fût lui-même épris d'amour ou qui eût été aimé dans sa jeunesse, à nous entendre soutenir que les amants conçoivent des haines violentes pour des motifs frivoles, qu'ils tourmentent leurs bien-aimés de leurs soupçons jaloux et ne font que leur nuire, ne crois-tu pas qu'il nous eût pris pour des gens élevés parmi les matelots, qui n'auraient jamais entendu parler de l'amour des honnêtes gens ? Tant il eût été éloigné de reconnaître la vérité des reproches que nous adressions à l'amour.

PHÈDRE.

Par Jupiter, Socrate, cela se pourrait bien.

SOCRATE.

Aussi par respect pour cet homme et par crainte de la vengeance de l'Amour, je veux qu'un discours plus doux vienne tempérer l'amertume du premier. Et je conseille aussi à Lysias de composer au plus vite un second discours pour prouver qu'il est d'un coeur reconnaissant d'accorder ses faveurs à l'amant plutôt qu'à celui qui n'aime pas.

PHÈDRE.

Sois persuadé qu'il en sera ainsi : si tu prononces l'éloge de l'amant passionné, il faudra bien que Lysias se laisse contraindre par moi à écrire sur le même sujet.

SOCRATE.

On peut compter sur toi pour l'y obliger, à moins que tu ne cesses d'être Phèdre.

PHÈDRE.

Parle donc avec confiance.

SOCRATE.

Mais où est l'enfant à qui je m'adressais ? Il faut qu'il entende aussi ce nouveau plaidoyer, et qu'en m'écoutant il apprenne à ne pas trop se hâter d'accorder ses faveurs à l'homme sans amour.

PHÈDRE.

Cet enfant est près de toi, et il sera toujours à tes côtés tant que tu le désireras.

SOCRATE.

Figure-toi donc, mon bel enfant, que le premier discours était de Phèdre, fils de Pythoclès, du dème de Myrrhinos, et que celui que je vais prononcer est de Stésichore d'Himère fils d'd'Euphémos. Voici donc comme il faut parler. Non, il n'y a rien de vrai dans ce discours ; non, il ne faut pas dédaigner un amant passionné et s'abandonner à l'homme sans amour, par cela seul que l'un est en délire et l’autre dans son bon sens. Ce serait fort bien, s’il était évident que le délire fût un mal ; mais, au contraire, c'est au délire inspiré par les dieux que nous sommes redevables des plus grands biens. C'est dans le délire que la prophétesse de Delphes et les prêtresses de Dodone ont rendu un grand nombre de services signalés aux Républiques de la Grèce et aux particuliers ; quand elles étaient de sang-froid, elles en ont rendu fort peu, ou même point du tout. Je ne veux point parler de la Sibylle et de tous ceux qui ayant reçu des dieux le don de prophétie ont inspiré aux hommes de sages pensées en leur annonçant l'avenir, ce serait m'étendre inutilement sur ce que personne n'ignore. Je puis d'ailleurs invoquer le témoignage des anciens qui ont fait les mots : ils n'ont pas regardé le délire (mania)comme honteux et déshonorant ; car ils n'auraient pas attribué ce nom au plus noble de tous les arts, celui qui nous fait connaître l'avenir, et ne l'auraient pas appelé maniké ; mais s'ils lui ont donné ce nom, c'est qu'ils pensaient que le délire est un don magnifique quand il nous vient des dieux. Les hommes d’à présent, introduisant mal à propos un t dans ce mot, en ont fait celui de mantiké. Au contraire, la recherche de l'avenir faite par des hommes sans inspiration qui observaient le vol des oiseaux et les autres signes fut appelée oionoistikê, parce que ces devins cherchaient, à l'aide du raisonnement, à donner à la pensée humaine (oiêsis) l'intelligence (nous) et la connaissance (istoria), et les modernes, en changeant l'ancien o en leur emphatique ô, ont nommé cet art oiônoistikê. Ainsi, autant le don de prophétie l'emporte en perfection et en dignité sur l'art augural, et quant au nom et quant à la chose, autant le délire qui vient des dieux est plus noble que la sagesse qui vient des hommes ; et les anciens nous l'attestent.

Quand les contagions ou des fléaux terribles venaient fondre sur les peuples en punition d'un antique forfait, le délire, s'emparant de quelques mortels et les remplissant de l'esprit prophétique, leur fit chercher un remède à ces maux et un refuge contre la colère divine dans les prières et les cérémonies expiatoires. C'est donc au délire qu'on dut les purifications et les rites mystérieux qui préservèrent des maux présents et des maux futurs l'homme vraiment inspiré et animé de l'esprit de prophétie, en lui révélant les moyens de s'en affranchir.

Il est une troisième espèce de possession et de délire, celui qui est inspiré par les Muses ; quand il s'empare d'une âme naïve et vierge encore, il la transporte et lui inspire des odes et d'autres poëmes qui servent à l'enseignement des générations nouvelles, en célébrant les exploits des anciens héros. Mais quiconque ose, sans être agité par ce délire qui vient des Muses, approcher du sanctuaire de la poésie, quiconque se persuade que l'art suffira pour le faire poëte, restera toujours bien loin de la perfection ; et toujours la poésie des sages sera éclipsée par les chants qui respirent une divine folie (27).

Tels sont les avantages merveilleux que procure aux mortels le délire envoyé par les dieux, et je pourrais en citer beaucoup d'autres. Ainsi gardons-nous de le redouter, et ne nous laissons pas troubler par ce lâche discours qui prétend qu'on doit préférer un ami froid à l'amant que la passion agite. Il faudrait, pour nous réduire à nous avouer vaincus par ses raisons, qu'il pût nous démontrer que les dieux qui inspirent l'amour ne veulent pas le plus grand bien à l'amant et au bien-aimé. Nous prouverons, au contraire, que c'est pour notre plus grande félicité que les dieux nous envoient cette espèce de délire. Nos preuves exciteront le dédain des faux sages, mais sauront persuader les sages véritables.

Il faut d'abord déterminer exactement la nature de l'âme divine et humaine par l'observation de ses propriétés et de ses facultés.

Nous partirons donc de ce principe. Toute âme est immortelle, car tout ce qui se meut d'un mouvement continuel est immortel. L'être qui communique le mouvement ou qui le reçoit, au moment où il cesse d’être mû, cesse de vivre ; seul entre tous, l'être qui se meut lui-même, ne pouvant cesser d'être lui-même, ne cesse jamais de se mouvoir ; bien plus, il est pour tous les autres êtres qui participent au mouvement la source et le principe du mouvement. Or, un principe ne peut être produit ; car tout ce qui commence d’être doit nécessairement être produit par un principe, et le principe lui-même n’être produit par rien, autrement il cesserait d’être un principe. Mais s'il n'a pas de commencement, il ne peut pas non plus être détruit. Car si un principe était une fois détruit, il ne pourrait lui-même renaître de rien, et rien ne pourrait naître de lui, si, comme nous l’avons dit, tout est produit nécessairement par un principe. Ainsi l’être qui se meut lui-même est le principe du mouvement, et il ne peut ni naître, ni périr, autrement le ciel tout entier et tous les êtres qui ont reçu la naissance s'affaisseraient dans une immobilité morne, et n'auraient plus de principe pour leur rendre ce mouvement une fois détruit. Nous avons donc démontré que ce qui se meut soi-même est immortel ; et personne ne craindra d'affirmer que la puissance de se mouvoir soi-même est l'essence de l'âme. En effet, tout corps qui est mû par une impulsion étrangère est inanimé ; tout corps qui reçoit le mouvement d'un principe intérieur est animé : telle est la nature de l'âme. Si donc il est vrai que ce qui se meut soi-même n'est pas autre chose que l'âme, il suit nécessairement que l'âme ne peut avoir ni commencement ni fin. Mais c'est assez parler de son immortalité.

Occupons-nous maintenant de l’âme en elle-même. Pour dire ce qu’elle est, il faudrait une science divine et des développements sans fin ; pour faire comprendre sa nature par une comparaison, il suffit d'une science humaine et de quelques mots. Disons donc qu'elle ressemble aux forces réunies d'un attelage ailé et d'un cocher ; les coursiers et les cochers des âmes divines sont tous excellents et de bonne race ; mais chez les autres êtres leur nature est mêlée de bien et de mal. C’est ainsi que chez nous autres hommes, le cocher dirige deux coursiers, l'un excellent et d'une race excellente, l’autre bien différent du premier et d’une origine bien différente ; et un pareil attelage ne peut manquer d’être pénible et difficile à guider.

Mais comment, parmi les êtres animés, les uns sont-ils appelés mortels et les autres immortels ? c'est ce qu'il faut tâcher d'expliquer. L’âme universelle régit la matière inanimée, et fait le tour de l’univers en se manifestant sous mille formes diverses. Quand elle est parfaite et ailée, elle plane au plus haut des cieux, et gouverne l’ordre universel. Mais quand elle a perdu ses ailes, elle roule dans les espaces infinis, jusqu’à ce qu’elle s’attache à quelque chose de solide ; elle y établit sa demeure ; et quand elle a ainsi revêtu un corps terrestre, qui dès lors, mû par la force qu'elle lui communique, semble se mouvoir lui-même, cet assemblage d’une âme et d’un corps s’appelle un être vivant, et on ajoute qu’il est mortel. Quant au nom d’immortel, le raisonnement ne peut le définir, mais nous l'imaginons ; et, sans avoir jamais vu la substance à laquelle ce nom convient et sans la comprendre suffisamment, nous conjecturons que c’est un être immortel, formé de l’assemblage d’une âme et d’un corps unis de toute éternité. Mais qu’il en soit ce qu’il plaît à Dieu, et qu’on en dise ce qu’on voudra ; pour nous, expliquons comment les âmes perdent leurs ailes. En voici peut-être la cause.

La vertu des ailes est de porter ce qui est pesant vers les régions supérieures où habite la race des dieux ; et elles participent à ce qui est divin plus que toutes les choses corporelles. Or ce qui est divin, c'est ce qui est beau, vrai, bon et tout ce qui possède des qualités analogues ; et c'est aussi ce qui nourrit et fortifie les ailes de l'âme ; et toutes les qualités contraires, comme la laideur et le mal, les flétrissent et les font dépérir. Or le maître tout-puissant qui est au ciel, Jupiter, s'avance le premier, conduisant son char ailé, ordonnant tout et veillant sur tout. L'armée des dieux et des démons le suit, divisée en onze tribus. Car Vesta reste dans le palais céleste, seule des douze divinités suprêmes ; les onze autres, dans l'ordre qui leur est prescrit, conduisent chacune la tribu à laquelle elles président. Que de spectacles ravissants nous offre l'immensité du ciel, quand les immortels bienheureux y accomplissent leurs révolutions, en remplissant les fonctions assignées à chacun d'eux ! Derrière eux marche quiconque veut et peut les suivre ; car l'envie est bannie loin du choeur céleste. Quand ils se rendent au festin et au banquet qui les attend, ils s'avancent par un chemin escarpé jusqu'au sommet le plus élevé de la voûte des cieux. Les chars des dieux, toujours maintenus en équilibre par leurs coursiers dociles au frein, montent sans effort ; les autres gravissent avec peine, car le mauvais coursier pèse sur le char incliné et l'entraîne vers la terre, s'il n'a pas été dompté par son cocher. C'est alors que l'âme doit subir une épreuve et une lutte suprême. Les âmes de ceux qu'on nomme immortels, quand elles ont monté au plus haut du ciel, s'élèvent au-dessus de la voûte céleste et s'arrêtent sur sa convexité ; elles sont alors emportées par un mouvement circulaire, et contemplent pendant cette évolution ce qui est en dehors de cette voûte qui embrasse l'univers.

Aucun des poëtes d'ici-bas n'a jamais célébré la région qui s'étend au-dessus du ciel ; aucun ne la célébrera jamais dignement. Voici pourtant ce qui en est. Car, si l'on doit toujours oser dire la vérité, on y est surtout obligé quand on parle sur la vérité. L'essence sans couleur, sans forme, impalpable, ne peut être contemplée que par le guide de l'âme, l'intelligence ; autour de l'essence est le séjour de la science parfaite qui embrasse la vérité tout entière. Or la pensée des dieux, qui se nourrit d'intelligence et de science sans mélange, comme celle de toute âme avide de l'aliment qui lui convient, admise à jouir de la contemplation de l'Être absolu dont elle était depuis longtemps privée, s'abreuve de la vérité qui se dévoile à ses regards, et est plongée dans le ravissement, jusqu'à ce que le mouvement circulaire la ramène au point d'où elle est partie. Pendant cette révolution, elle contemple la justice en soi, la sagesse en soi, la science, non cette science qui est sujette au changement et qui se montre différente suivant les différents objets que nous autres mortels nous voulons bien appeler des êtres, mais la science qui a pour objet l'Être des êtres. Et quand elle a ainsi contemplé les essences et qu'elle s'en est rassasiée, elle se replonge de nouveau dans l'intérieur du ciel et rentre dans sa demeure. À peine y est-elle arrivée, que le cocher conduit les coursiers à la crèche, répand devant eux l'ambroisie et leur verse le nectar. Telle est la vie des dieux.

Parmi les autres âmes, celle qui suit les âmes divines d'un pas plus égal et qui leur ressemble le plus, élève la tête de son cocher dans les régions supérieures, et se trouve emportée par le mouvement circulaire ; mais, troublée par ses coursiers, elle peut à peine entrevoir les essences. Il en est d'autres qui tantôt s'élèvent et tantôt s'abaissent, et qui, entraînées çà et là par leurs coursiers, aperçoivent certaines essences et ne peuvent les contempler toutes. Enfin les autres âmes suivent de loin, aspirant comme les premières à s'élever vers les régions supérieures, mais leurs efforts sont impuissants ; elles sont comme submergées et roulent dans les espaces inférieurs, et, luttant de vitesse pour se devancer, elles se heurtent et se foulent aux pieds ; ce n'est plus alors que confusion, combat, lutte désespérée ; et, par la maladresse de leurs cochers, plusieurs de ces âmes sont estropiées, d'autres voient tomber une à une les plumes de leurs ailes ; toutes, après bien des efforts inutiles, dans leur impuissance à s'élever jusqu'à la contemplation de l’Être absolu, retombent et n'ont plus dans leur chute que les conjectures de l'opinion pour pâture. Mais ce qui fait ce grand empressement des âmes à s'élever en un lieu d'où elles puissent découvrir la plaine de la Vérité, c'est que c'est dans cette plaine seulement qu'elles peuvent trouver un aliment capable de nourrir la partie la plus noble d'elles- mêmes et de développer les ailes qui portent l'âme loin des basses régions. C’est une loi d'Adrastée, que toute âme qui a pu suivre l'âme divine et contempler avec elle quelqu'une des essences, soit exempte de tous maux, jusqu’à un nouveau voyage, et que si son essor ne s'affaiblit point, elle ignore éternellement sa souffrance. Mais quand elle ne peut plus suivre les dieux, quand, par un égarement funeste, s'étant remplie de l'aliment impur du vice et de l'oubli, elle s'appesantit et perd ses ailes, elle tombe sur la terre ; une loi veut qu'à cette première génération elle n'anime le corps d'aucun animal. L'âme qui a le mieux vu les essences et la vérité devra former un homme qui se consacrera à la sagesse, à la beauté, aux Muses et à l'amour ; celle qui ne vient qu'au second rang, un roi juste ou guerrier et puissant ; celle du troisième rang, un politique, un financier, un négociant ; celle du quatrième, un athlète infatigable ou un médecin ; celle du cinquième, un devin ou un initié ; celle du sixième, un poëte ou un artiste ; celle du septième, un ouvrier ou un laboureur ; celle du huitième un sophiste ou un démagogue, celle du neuvième un tyran. Dans tous ces états, quiconque a pratiqué justice est appelé après sa mort à une destinée si haute ; quiconque l'a violée tombe dans une condition inférieure. L'âme ne peut retourner au séjour d'où elle est partie qu'après un exil de dix mille ans ; car elle ne recouvre pas ses ailes auparavant à moins qu'elle n'ait cultivé la philosophie avec un coeur sincère ou aimé les jeunes gens d'un amour philosophique. À la troisième révolution de mille ans, si elle a choisi trois fois de suite ce genre de vie, elle recouvre ses ailes et retourne vers les dieux aussitôt que la dernière des trois mille années est accomplie. Mais les autres âmes, après avoir vécu leur première existence, subissent un jugement ; et, quand elles sont jugées, les unes descendent dans les entrailles de la terre pour y subir leur peine, les autres, qui ont obtenu un arrêt favorable, sont enlevées dans un certain endroit du ciel où elles reçoivent les récompenses des vertus qu'elles ont pratiquées pendant leur vie terrestre. Après mille ans, les unes et les autres sont appelées à un nouveau partage des conditions, et chacune peut choisir le genre de vie qu'elle préfère. Ainsi l’âme d'un homme peut animer une bête sauvage, et l'âme d'une bête animer un homme, pourvu que celle-ci ait été homme dans une existence antérieure. Car l'âme qui n'a jamais entrevu la vérité ne peut revêtir la forme humaine. En effet, l'homme doit comprendre le général, c'est-à-dire s'élever de la multiplicité des sensations à l'unité rationnelle. Or cette faculté n'est autre chose que le ressouvenir de ce que notre âme a vu quand elle suivait l'âme divine dans ses évolutions, quand, laissant tomber un regard de dédain sur ce que nous appelons des êtres, elle s'élevait à la contemplation de l'être véritable. C’est pour cela qu'il est juste que la pensée du philosophe ait seule des ailes ; car elle s'attache toujours, autant que possible, par le souvenir, aux essences auxquelles Dieu lui-même doit toute sa divinité. L'homme qui sait se servir de ces réminiscences est initié sans cesse aux mystères de l'infinie perfection, et seul devient lui-même véritablement parfait. Détaché des soins qui agitent les hommes et n'ayant plus souci que des choses divines, la multitude prétend le guérir de sa folie et ne voit pas qu'il est inspiré.

C’est ici qu'en voulait venir tout ce discours sur la quatrième espèce de délire. Quand un homme aperçoit les beautés d’ici-bas, et qu'il se ressouvient de la beauté véritable, son âme prend des ailes et désire s'envoler ; mais, sentant son impuissance, il lève, comme l'oiseau, ses regards vers le ciel (28) ; il néglige les occupations du monde, et se voit traité d'insensé. Or, de tous les genres d'enthousiasme, celui-ci est le plus magnifique dans ses causes et dans ses effets pour celui qui l'a reçu dans son coeur et pour celui à qui il se communique, et l'homme que ce désir possède et qui se passionne pour la beauté prend le nom d'amant. En effet, comme nous l'avons dit, toute âme humaine a dû nécessairement contempler les essences ; autrement, elle n'eût pu entrer dans le corps d'un homme. Mais les souvenirs de cette contemplation ne s'éveillent pas dans toutes les âmes avec la même facilité : l'une n'a fait qu'entrevoir les essences ; une autre, après sa chute sur la terre, a eu le malheur d’être entraînée vers l'injustice par des sociétés funestes ; et d'oublier les mystères sacrés qu'elle avait jadis contemplés. Il est seulement un petit nombre d’âmes qui en conservent un souvenir à peu près distinct. Ces âmes, lorsqu'elles aperçoivent quelque image des choses du ciel, sont remplies d'un grand trouble et ne peuvent se contenir ; mais elles ne savent ce qu'elles éprouvent, parce que leurs perceptions ne sont pas assez nettes. C’est qu'en effet la justice, la sagesse, tous les biens de l'âme, ne brillent plus dans leurs images terrestres du même éclat qu'autrefois ; mais c'est à peine si la faiblesse de nos organes permet à un petit nombre d'entre nous, en présence de ces images, de reconnaître le modèle qu'elles représentent. Il nous était donné de contempler la beauté toute rayonnante quand, mêlés au choeur des bienheureux, nous marchions à la suite de Jupiter, et les autres âmes à la suite des autres dieux ; nous jouissions alors du plus ravissant spectacle ; initiés à des mystères qu'il est permis d'appeler divins, nous les célébrions, exempts de l'imperfection et des maux qui nous attendaient dans la suite ; nous étions admis à contempler ces essences parfaites, simples, pleines de calme et de béatitude, et les visions rayonnaient au sein de la plus pure lumière ; et nous étions nous-mêmes purs, libres encore de ce tombeau que nous appelons notre corps, que nous traînons avec nous comme l’huître sa prison.

Qu'on pardonne ces longueurs au souvenir et au regret de ces splendeurs passées. Quant à la beauté, elle brillait, comme je l'ai dit, parmi toutes les autres essences, et dans notre séjour terrestre, où elle efface encore toutes choses par son éclat, nous l'avons reconnue par le plus lumineux de nos sens. La vue est en effet le plus subtil de tous les organes du corps. Elle ne saurait pourtant apercevoir la sagesse ; car nous sentirions des amours incroyables, si son image et les images des autres essences dignes de notre amour s'offraient à notre vue aussi distinctes et aussi vives. Mais maintenant c'est la seule beauté qui a ce privilège d'être à la fois l'objet le plus frappant comme le plus aimable. L'âme qui n'a pas un souvenir récent des mystères divins, ou qui s'est abandonnée aux corruptions de la terre, a peine à s'élever des choses d’ici-bas jusqu'à la parfaite beauté par la contemplation des objets terrestres qui en portent le nom ; si bien qu'au lieu de se sentir frappée de respect à sa vue, elle se laisse dominer par l’attrait du plaisir, et, comme une bête sauvage, violant l'ordre éternel, elle s'abandonne à un désir brutal ; et, dans son commerce grossier, elle ne craint pas, elle ne rougit pas de poursuivre une volupté contre nature. Mais l’homme qui a été parfaitement initié, qui a jadis contemplé le plus grand nombre des essences, lorsqu’il aperçoit un visage qui retrace la beauté céleste ou un corps qui lui rappelle par ses formes l'essence de la beauté, sent d'abord comme un frisson et éprouve ses terreurs religieuses d'autrefois ; puis attachant ses regards sur l'objet aimable, il le respecte comme un Dieu ; et s'il ne craignait pas de voir traiter son enthousiasme de folie, il immolerait des victimes à l'objet de sa passion, comme à une idole, comme à un Dieu. À son aspect, semblable à un homme que la fièvre a saisi, il change de visage, la sueur inonde son front, et un feu inaccoutumé se glisse dans ses veines (29) ; sitôt qu'il a reçu par les yeux l’émanation de la beauté, il ressent cette douce chaleur qui nourrit les ailes de l'âme ; cette flamme fait fondre l'enveloppe dont la dureté les empêchait depuis longtemps de se développer. L'affluence de cet aliment fait gonfler la tige des ailes, et elles brûlent de se répandre dans l’âme tout entière : car primitivement l’âme était tout ailée. Maintenant donc elle est dans l'effervescence et l'agitation ; et cette âme dont les ailes commencent à pousser, est comme l'enfant dont les gencives sont irritées et agacées par les premières dents. Les ailes en se développant lui font éprouver une chaleur, un agacement, une irritation du même genre. En présence d'un bel objet, elle reçoit les parcelles de beauté qui s'en détachent et en émanent, et qui ont fait donner au désir le nom d’ϊμερος,elle éprouve comme une tiède chaleur, se sent soulagée, et nage dans la joie. Mais quand elle est séparée de l'objet aimé, l’ennui la consume, les pores de l'âme, par où sortent les ailes, se dessèchent, se ferment, de sorte qu'elles n'ont plus d’issue. En proie au désir et renfermées dans leur prison, elles s’agitent, comme le sang qui bondit dans les veines ; elles vont se heurter contre toutes leurs issues, et l'âme, aiguillonnée de toutes parts, devient furieuse et folle de souffrance, tandis que le souvenir de la beauté l’inonde de joie. Ces deux sentiments la partagent et la troublent ; dans la confusion où la jettent ces étranges émotions, elle est plongée dans l’angoisse, et dans sa frénésie elle ne peut ni reposer la nuit, ni pendant le jour goûter quelque tranquillité ; mais poussée par sa passion, elle s’élance partout où elle pense rencontrer sa chère beauté. L’a-t-elle revue, a-t-elle reçu de nouveau ses émanations, aussitôt se rouvrent les pores obstrués tout à l’heure ; l’âme respire enfin, elle ne sent plus l'aiguillon de la douleur, et goûte pendant ces instants trop courts la plus charmante volupté. Aussi, l’amant ne veut-il plus se séparer du bien-aimé, rien ne lui est aussi précieux que cet objet si beau ; mère, frère, amis, il oublie tout ; sa fortune négligée se perd, et il ne s'en émeut point ; des devoirs, les convenances, qu’auparavant il tenait à honneur de respecter, n'ont plus rien qui le touche ; il consent à être esclave, et à s'endormir, pourvu que ce soit le plus près possible de l’objet de ses désirs ; car, s’il adore celui qui possède la beauté, c'est qu'il ne trouve qu'en lui un soulagement aux tourments qu’il endure.

Cette affection, ô bel enfant à qui s'adresse ce discours, les hommes l’appellent amour ; les dieux lui donnent un nom si singulier qu’il te fera peut-être sourire. Quelques Homérides nous citent, je crois, deux vers de leur poëte qu’ils ont conservés, dont l’un est très-injurieux pour l'amour et vraiment peu mesuré. " Les mortels le nomment Éros, le dieu ailé, les immortels l’appellent Ptéros, celui qui donne des ailes. " On peut admettre ou rejeter l’autorité de ces deux vers ; toujours est-il que la cause et la nature de l’affection des amants sont telles que je les ai décrites.

Si l’homme que l'amour a saisi a été autrefois un des suivants de Jupiter, il a plus de force pour supporter le dieu ailé qui est venu fondre sur lui ; ceux qui ont été serviteurs de Mars et l'ont suivi dans sa révolution autour du ciel, quand ils sont épris d'amour et qu'ils se croient outragés par l'objet de leur passion, sont saisis d’une rage meurtrière qui les porte à s’immoler eux-mêmes avec leur bien-aimé. C’est ainsi que chacun honore le dieu dont il suivait le cortège, et l’imite dans sa vie autant qu’il est en lui, du moins pendant sa première génération et tant qu’il n'est pas tout à fait corrompu ; et il porte cette imitation dans ses liaisons amoureuses et dans toutes ses autres relations. Chaque homme se choisit un amour selon son caractère ; il en fait son dieu, lui élève une statue dans son coeur et se plaît à la parer, comme pour l’adorer et célébrer ses mystères. Les serviteurs de Jupiter cherchent une âme de Jupiter dans celui qu’ils aiment ; ils examinent donc s’il a le goût de la sagesse et du commandement, et quand ils l'ont trouvé tel qu’ils le désirent, et qu’ils lui ont voué leur amour, ils font tout pour développer en lui ces nobles penchants. S’ils ne se sont pas tout d’abord adonnés tout entiers aux occupations qui s’y rapportent, ils s’y livrent maintenant, et travaillent à se perfectionner par les enseignements d’autrui et par leurs propres efforts ; ils cherchent à découvrir en eux-mêmes le caractère de leur dieu, et ils réussissent, parce qu’ils sont forcés de tourner sans cesse leurs regards du côté de ce dieu ; et quand ils l'ont ressaisi par le souvenir, l'enthousiasme les transporte, et ils lui empruntent ses moeurs et ses habitudes, autant du moins qu’il est possible à l'homme de participer à la nature divine. Comme ils attribuent cet heureux changement à l’influence de leur bien-aimé, ils l'en aiment encore davantage ; et si Jupiter est la source divine où ils puisent leur inspiration, pareils à des bacchantes, ils la répandent sur l'objet de leur amour, et, autant qu’ils le peuvent, le rendent semblable à leur dieu. Ceux qui ont voyagé à la suite de Junon recherchent une âme royale, et, dès qu’ils l'ont trouvée, ils agissent envers elle de la même manière. Enfin, tous ceux qui ont suivi Apollon ou les autres dieux, réglant toutes leurs démarches sur la divinité qu’ils ont choisie, cherchent un jeune homme du même naturel ; et, quand ils le possèdent, en imitant eux-mêmes leur divin modèle, ils s'efforcent de persuader à leur bien-aimé d'en faire autant ; ils le façonnent aux moeurs de leur dieu, et l’amènent à reproduire ce type de perfection, autant qu’il est en eux. Bien loin de concevoir contre lui des sentiments d’envie ou de basse malveillance, tous leurs désirs et tous les efforts ne tendent qu’à le rendre semblable à eux-mêmes et au dieu qu’ils honorent. Tel est le zèle dont sont animés les vrais amants ; et, s’ils réussissent à faire partager leur amour, leur victoire est une initiation ; le bien-aimé qui se laisse subjuguer par un amant en délire s’abandonne à une passion noble et qui sera pour lui une source de félicité. Or sa défaite a lieu de cette manière.

Nous avons distingué dans chaque âme trois parties différentes, en commençant cette allégorie : deux coursiers et un cocher. Attachons-nous à suivre la même figure. L'un des deux coursiers, disions­nous, est de bonne race, l’autre est vicieux. Mais d’où vient l’excellence de l’un et le vice de l’autre ? c'est ce que nous n'avons pas dit, et ce que nous devons expliquer maintenant. Le premier a la contenance superbe, les formes régulières et bien prises, la tête haute, les naseaux un peu recourbés ; il est blanc avec des yeux noirs ; il aime la gloire avec une sage retenue ; il est passionné pour le véritable honneur ; il obéit, sans qu’on le frappe, aux exhortations et à la voix du cocher. Le second a les membres tordus, épais, ramassés, la tête grosse, l’encolure courte, les naseaux aplatis ; il est noir ; ses yeux sont verts et veinés de sang ; il ne respire que fureur et vanité ; ses oreilles velues sont sourdes aux cris du cocher, et il n’obéit qu’à peine au fouet et à l’aiguillon.

À la vue de l’objet aimable, quand le cocher sent les feux de l'amour pénétrer son âme tout entière et l’aiguillon du désir irriter son coeur, le coursier docile, dominé sans cesse et en ce moment même par les lois de la pudeur, se contient pour ne pas assaillir le bien-aimé ; mais l’autre coursier ne connaît déjà plus ni le fouet ni l’aiguillon, il bondit et s'emporte, et, embarrassant à la fois son guide et son compagnon, il les entraîne par force vers l’objet aimé pour goûter auprès de lui les voluptés sensuelles. D’abord ceux-ci résistent et s’indignent contre une violence odieuse et coupable ; mais à la fin, quand le mal est sans bornes, ils se laissent entraîner, cèdent au coursier furieux et promettent de consentir à tout. Ils s’approchent du bel objet, et contemplent cette apparition toute resplendissante. À cette vue, le souvenir du cocher se reporte vers l’essence de la beauté, et il lui semble comme autrefois la voir au séjour de la pureté s’avancer à côté de la sagesse. Cette vision le remplit d’une terreur religieuse, il se rejette en arrière, ce qui fait qu’il tire les rênes avec tant de violence, que les deux coursiers se cabrent en même temps, l’un de bon gré, car il n'est pas accoutumé de faire résistance, l’autre malgré lui, parce qu’il est toute violence et toute révolte. Tandis qu’ils reculent, l’un, tout rempli de pudeur et de ravissement, inonde l’âme tout entière de sueur ; l’autre, déjà insensible à l’impression du frein et à la douleur de sa chute, ayant à peine repris haleine, se répand en cris de fureur, et, accablant d’injures son guide et son compagnon, il leur reproche d’avoir par lâcheté et manque de coeur abandonné leur poste et trahi leur serment. Il les contraint malgré eux de revenir à la charge, et accorde à peine à leurs prières quelques instants de délai. Quand cette trêve est expirée, ils feignent de n’y plus penser ; mais lui, leur rappelant leur engagement, leur faisant violence, hennissant de fureur, les entraîne, les force de renouveler leurs tentatives auprès de l'objet aimé. À peine s'en est-il approché, qu’il se penche sur lui, s'allonge en mordant son frein, et pousse en avant avec effronterie. Mais alors le cocher éprouve encore plus fortement l’impression qu’il a ressentie tout d'abord, il se rejette en arrière comme le cavalier qui va toucher la barrière, et tire à lui avec une force nouvelle le mors du coursier indompté ; il brise ses dents, meurtrit sa langue insolente, ensanglante sa bouche, fait toucher la terre à ses jambes et à ses cuisses et lui fait sentir mille angoisses. Quand à force de souffrir le coursier vicieux a vu tomber sa fureur, il baisse la tête et suit la direction du cocher ; et, dès qu’il aperçoit le bel objet, il se meurt de terreur. Alors seulement l'âme de l'amant suit celui qu'il aime avec crainte et avec pudeur.

Cependant le jeune homme qui se voit servi et honoré à l'égal d'un dieu par un amant qui ne feint point l'amour, mais qui est sincèrement épris, sent s’éveiller en lui le besoin d'aimer. Si précédemment ses camarades ou d'autres personnes ont dénigré devant lui ce sentiment en lui disant qu'il est honteux d'avoir un commerce amoureux, et si de pareils discours lui ont fait repousser son amant, le temps qui s'écoule, l'âge, la nécessité d'aimer et d'être aimé, l’amènent bientôt à le recevoir dans son intimité. Car il ne peut être dans les arrêts du destin que le méchant aime le méchant et que l’homme vertueux ne puisse être cher à l’homme vertueux. Quand le bien-aimé à accueilli celui qu’il aime, qu’il a joui de la douceur de son entretien et de sa société, il est comme ravi par cette passion, et il comprend que l'affection de tous ses amis et de tous ses parents n'est rien auprès de celle d'un amant inspiré. Quand ils ont quelque temps entretenu ce commerce, qu’ils se sont vus et touchés, soit dans les gymnases, soit dans d’autres rencontres, le courant de ces émanations que Jupiter amoureux de Ganymède appela désir, se porte à flots vers l’amant ; il le pénètre en partie, et, quand il en est tout rempli, le reste s'écoule au dehors ; et, ainsi qu’un souffle ou un son réfléchi par un corps solide et poli, de même les émanations de la beauté reviennent à l’âme du bel enfant par le canal des yeux, et, ouvrant aux ailes tous leurs passages, les nourrissent et les dégagent, et remplissent d'amour l’âme du bien-aimé. Il aime donc, mais il ne sait quoi ; il ne comprend pas ce qu’il éprouve et il ne pourrait le dire ; il ressemble à l’homme qui, pour avoir trop longtemps contemplé des yeux malades, sent sa vue s'obscurcir ; il ne connaît pas la cause de son trouble, et ne s'aperçoit pas qu’il se voit dans son amant comme dans un miroir. En sa présence, il sent comme lui ses tourments s'apaiser ; est-il éloigné, il le regrette autant qu’il en est regretté, il éprouve une affection qui est comme l'image de l'amour qu'on a pour lui ; mais il n'appelle pas cette affection du nom d'amour, il la croit de l’amitié. Cependant il désire comme son amant, quoique avec moins d’ardeur, le voir, le toucher, l'embrasser, partager sa couche ; et sans doute il ne tardera pas à satisfaire ce désir. Tandis qu’il repose à ses côtés, le coursier indocile de l'amant a beaucoup de choses à dire au cocher ; et, pour prix de tant de souffrances, il demande un instant de plaisir. Le coursier du bien-aimé n'a rien à dire ; mais, éprouvant des transports qu’il ne comprend pas, il entoure son amant de ses bras, le couvre des baisers les plus tendres ; et, tandis qu’ils reposent si près l’un de l’autre, il n'a pas la force de refuser les faveurs que son amant demandera. Mais l'autre coursier et le cocher résistent au nom de la pudeur et de la raison.

Si donc la partie la meilleure de l’âme est la plus forte et les guide vers une vie ordonnée suivant les préceptes de la sagesse, ils passent ici-bas leurs jours dans le bonheur et l'union ; maîtres d'eux mêmes, ils vivent en honnêtes gens, parce qu’ils ont asservi ce qui portait le vice dans leur âme et donné un libre essor à ce qui y fait naître la vertu. À la mort, ailés et allégés de tout grossier fardeau, ils sortent vainqueurs d'un des trois combats qu'on peut appeler vraiment olympiques ; et c'est un bien si grand, que ni la sagesse humaine, ni le délire qui vient des dieux n'en saurait procurer à l'homme un plus désirable. Si, au contraire, ils ont embrassé un genre de vie plus vulgaire et contraire à la philosophie, sans violer les lois de l’honneur, au milieu de l’ivresse, dans un moment d’oubli et d’égarement, il arrivera sans doute que les coursiers indomptés des deux amants, entraînant leurs âmes par surprise, les conduiront vers un même but ; ils choisiront alors le genre de vie le plus enviable aux yeux du vulgaire, et se précipiteront dans la jouissance. Quand ils se sont satisfaits, ils goûtent encore les mêmes plaisirs, mais rarement, parce qu’ils ne sont pas approuvés de l’âme tout entière. Ils ont l’un pour l’autre une affection véritable, mais moins forte que celle des purs amants ; et, quand leur délire a cessé, ils pensent s’être donné les gages les plus précieux d’une foi mutuelle ; aussi croiraient­ils commettre un sacrilège en brisant ces noeuds pour ouvrir leurs coeurs à la haine. À la fin de leur vie, sans ailes encore, mais déjà impatientes d'en prendre, leurs âmes abandonnent leurs corps, de sorte que leur délire amoureux reçoit une grande récompense. Car la loi divine ne permet pas que ceux qui ont commencé leur voyage céleste soient précipités dans les ténèbres souterraines, mais ils passent une vie brillante et bienheureuse dans une union éternelle, et, quand ils reçoivent des ailes, ils les reçoivent ensemble, à cause de l’amour qui les a unis sur la terre.

Tels sont, ô mon enfant, les biens merveilleux et divins que te procurera l’affection d’un amant ; mais l’amitié d’un homme sans amour, qui n’a qu’une sagesse mortelle et qui est tout entier aux vains soucis du monde, ne peut enfanter dans l’âme de l’aimé qu’une prudence d’esclave à laquelle le vulgaire donne le nom de vertu, mais qui le fera errer privé de raison sur la terre et sous la terre pendant neuf mille ans.

Voilà ; ô amour, la plus belle et la meilleure palinodie qu’il soit en mon pouvoir de t’offrir en expiation de mon crime. Si mon langage a été trop poétique, c’est Phèdre qui m’a jeté dans ces transports. Pardonne-moi mon premier discours et reçois celui-ci avec indulgence ; jette sur moi un regard de bienveillance et de douceur ; ne me ravis point, n’affaiblis pas en moi cet art d’aimer dont tu m’as fait présent ; mais accorde-moi d’être plus cher que jamais à la beauté. Si Phèdre et moi nous t’avons d’abord grossièrement outragé, n’en accuse que Lysias, père de ce discours ; fais-le renoncer à ces compositions frivoles, et tourne-le vers la philosophie, que son frère Polémarque a déjà embrassée, afin que son amant qui m’écoute, délivré de l’incertitude qui le tourmente maintenant, puisse consacrer sans arrière-pensée sa vie tout entière à l’amour dirigé par la philosophie.

PHÈDRE.

Je m’unis à toi, mon cher Socrate, pour demander aux dieux qu’ils prennent ce parti, le meilleur pour lui et pour moi. Mais en vérité je ne puis assez admirer ton dernier discours, dont la beauté m’a fait oublier le premier. Je crains que Lysias ne me paraisse un bien faible orateur ; s’il essaye de lutter contre toi dans un nouvel ouvrage. Du reste, tout dernièrement, mon cher ami, un de nos hommes d’État lui reprochait en termes offensants de trop écrire, et dans toute sa diatribe il l’appelait le faiseur de discours. Peut-être l’amour-propre l’empêchera-t-il de te répondre.

SOCRATE.

Voilà une idée singulière, jeune homme ; tu connais bien peu ton ami, si tu le crois homme à s’effrayer ainsi d’un peu de bruit. As-tu bien pu penser que celui qui lui faisait ce reproche parlait sérieusement ?

PHÈDRE.

Il en avait bien l’air, Socrate, et tu sais toi-même que les hommes les plus puissants et les plus considérables dans nos cités rougissent de composer des discours et de laisser des écrits, craignant de passer pour des sophistes aux yeux de la postérité.»


Phèdre - 2e partie


Notes

1. Lysias, né à Athènes en 459, mort en 379. Les anciens regardaient ses plaidoyers comme le parfait modèle du pur atticisme. Il appartenait au parti démocratique. Les Trente firent boire la ciguë à son frère Poléniarque et à son beau-frère Dionysidore, et lui-même fut obligé de s’exiler à Mégare, tout le temps que dura l’oligarchie.

2. Le fils d’Acuménos, Eryximaque, médecin comme lui, est un des personnages du Banquet.

3. Lysias demeurait au Pirée. (V. son discours contre Ératosthène.)

4. Maison ainsi appelée d'un certain Morychos.

5. Isthmiques. Ire.

6. Lysias était des amis de Socrate. On sait que, lorsque Socrate fut accusé, il lui offrit un plaidoyer qu'il avait composé en sa faveur, et que le philosophe crut devoir refuser.

7. Dans le Banquet, après qu'Eryximaque a invité chacun des convives à prononcer de son mieux un discours à la louange de l'amour, Socrate lui répond : « Je ne doute pas, Eryximaque, que ton avis ne passe ici tout d'une voix. Je sais bien au moins que je ne m'y opposerai pas, moi qui fais profession de ne savoir que l'amour. »

8. Ceci est une raillerie contre les orateurs populaires. On sait que Socrate avait peu de goût pour la démocratie athénienne.

9. Cet Hérodicos était un médecin.

10. Phèdre est un des personnages du Banquet. Il s'y montre passionné pour les discours et savant en amour. C’est à son instigation qu’Eryximaque, fils d’Acuménos, propose aux convives d’improviser chacun à son tour un discours à la louange de l’amour ; et Phèdre lui-même parle le premier.

11. V. p. 311 comment Phèdre retourne tout ceci fort spirituellement contre Socrate.

12. « Il me dit donc qu’il avait rencontré Socrate qui sortait du bain, et qui avait mis des sandales, ce qui ne lui était pas ordinaire, et qu’il lui avait demandé où il allait si beau. Je vais souper chez Agathon me répondit-il. » Le Banquet.

13. On sait qu'il y a deux systèmes d’exégèse religieuse : I. Le système des rationalistes qui accepte les faits de l'histoire religieuse en les réduisant aux proportions de l'histoire humaine et naturelle. (Hypothèse objective.) –II. Le système des mythologues, qui refuse à ces récits toute réalité historique et y voit, non plus des légendes, mais des mythes, produit spontané de l'esprit humain, des allégories morales ou métaphysiques. (Hypothèse sub­jective.) - Ce chapitre de Platon nous atteste l’existence de l’exégèse rationaliste 400 ans avant J.-C. Anaxagore, le premier, chercha, dit-on , à expliquer la théologie par la physique ; et plus tard ce système d'interprétation fut repris par les stoïciens, tandis qu'Evhémère créait l'interprétation historique. Les alexandrins furent au contraire des mythologues. On peut voir par le commentaire d'Hermias sur le Phèdre dans quelles subtilités l'habitude des interprétations allégoriques précipita cette école.

14. Dans tout ce morceau éclate le caractère exclusivement psychologique, moral et pratique de la réforme de Socrate, son opposition contre toute spéculation philosophique qui n'a pas pour but unique de connaître l'homme en vue de le diriger.

15. Socrate professait le plus grand respect pour les lois religieuses de son pays. Il aimait à citer la réponse de l'orale de Delphes à ceux qui l'interrogeaient sur la manière d'honorer les dieux : « Suivez les lois de votre pays. » (Xénop., 1. IV, c. III.) Lui-même il sacrifiait, il consultait les oracles, il engageait ses amis à avoir recours à la divination, du moins pour les choses qu'ils ne pouvaient connaître par la raison. Mais quand la religion contredisait la morale, Socrate se tournait contre la religion. (V. l'Eutyphron.) L'Eutyphron nous montre combien la tentative de Socrate, réformateur en morale, conservateur en religion, était contradictoire. A une morale nouvelle il fallait une religion nouvelle comme base et comme sanction. Cette religion fut le christianisme, que Socrate prépara sans le pressentir.

16. Chaque saison a ses bruits et comme une harmonie qui lui est propre. « L'automne, a dit madame Sand, est un andante mélancolique et gracieux qui prépare admirablement le solennel adagio de l'hiver. »

17. On peut rapprocher ce morceau d'un fragment de la sixième idylle de Théocrite : « Nous nous couchâmes gaiement sur un lit épais de lentisque parfumé et de pampres fraîchement coupés. Sur nos têtes les peupliers et les ormeaux se balançaient au vent ; près de nous murmurait une source sacrée qui s'échappait d'un antre, demeure des nymphes ; au pied des buissons touffus babillaient sans repos ni trêve les cigales brûlées par le soleil ; plus loin la fauvette gazouillait sur les touffes d'aubépine. L'alouette et le chardonneret chantaient, la tourterelle gémissait. Les blondes abeilles venaient boire aux ruisseaux, tout sentait la riche saison où tout vient à maturité. »

18. C'est encore aux préoccupations exclusivement morales de Socrate qu'il faut attribuer le dédain qu'il professe ici pour les enseignements de la nature. Nous aimons à opposer à cette vue incomplète du sage d'Athènes, qui forme ainsi une des voies par lesquelles l'homme va à Dieu, ces paroles de Goethe : « Le livre de Jacobi m'a sincèrement affligé ; et comment, en effet, aurais-je pu me réjouir de voir un ami si vivement affectionné soutenir cette thèse : que la nature dérobe Dieu à notre vue ? Pénétré comme je suis d'une méthode pure, profonde, innée, qui m'a toujours fait voir inviolablement Dieu dans la nature et la nature en Dieu, de telle sorte que cette conviction a servi de base à mon existence entière, un paradoxe si étroit et si borné ne devait-il pas m'éloigner à jamais, quant à l'esprit, d'un homme généreux dont je chérissais le cœur vénérable ? Cependant je n'eus garde de me laisser abattre tout à fait par le triste découragement que j'en ressentis, et me réfugiai avec d'autant plus d'ardeur dans mon antique asile, l'Éthique de Spinoza. » Toutefois pardonnons à Socrate de n'avoir pas vu Dieu dans la nature puisqu'il l'a vu dans l'humanité ; et n'oublions pas que l'excès de la méthode contraire a précipité Goethe et son maître Spinoza dans le panthéisme.

19. Ce discours est-il de Lysias, ou n'est-il qu'une imitation ingénieuse ? C'est une question que l'auteur d'une thèse sur Les Caractères de l'atticisme dans l'éloquence de Lysias, M.Girard, ancien membre de l'école d'Athènes, a cru devoir laisser pendante, et que nous n'aurons pas la témérité d'aborder après lui. M. Girard distingue deux époques dans l'éloquence de Lysias. Pendant sa jeunesse, il vécut exilé à Thurium, et y recueillit de la bouche même de Tisias les traditions de la rhétorique sicilienne. Son éloquence dut alors différer assez peu de celle des sophistes. Rappelé à Athènes par une révolution politique, à l’âge de quarante-sept ans, il se sépara de ses maîtres, et composa dans un système tout différent les plaidoyers qui ont valu à son style sa réputation de parfait atticisme. Le discours sur l’amour appartient à la première manière de Lysias (Éloq. de Lysias, p. 6), bien qu’il présente déjà beaucoup des qualités qu’eut plus tard son style (p.41).

20. Chacun des archontes jurait en entrant en charge de consacrer à Delphes sa propre statue en or s'il se laissait corrompre.

21. Statue de Jupiter que les descendants de Cypsélos consacrèrent à Olympie, d'après le voeu qu'ils en avaient fait, s'ils recouvraient à Corinthe le souverain pouvoir.

22. Αίγεια veut dire harmonieuse.

23. Les Liguriens, peuple de la haute Italie.

24. Eros, amour ; errômenôs, avec force. Il est impossible de conserver dans une traduction française cette ressemblance étymologique.

25. Allusion à un jeu où, pour savoir celui qui poursuivrait l’autre, on jetait en l’air une coquille blanche d’un côté et noire de l’autre.

26. Tout le monde a entendu parler du démon de Socrate, et personne ne sait bien précisément ce qu’on doit entendre par ce démon. Aucun des auteurs anciens qui ont écrit sur ce sujet ne nous en donne une explication satisfaisante. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce démon était pour Socrate autre chose que la voix de sa conscience. Il faut y voir une de ces divinités inférieures que Socrate paraît avoir reconnues, et dont la philosophie alexandrine peuple les espaces intermédiaires, croyant ainsi combler la distance infinie qui séparait son unité morte et abstraite de l’être multiple et vivant ; soit plutôt Dieu lui-même, le Dieu suprême, l’Esprit divin présent partout, qui, sommeillant dans les êtres inférieurs, s’éveille dans l’âme du sage et y habite. « In unoquoque virorum bonorum, quis Deus incertum est, habitat Deus. » (Senec., Epist.)

27. Rappocher de ce passage l’allusion demi-sérieuse, demi-ironique que fait Socrate aux transports que lui inspirent les nymphes de l’Ilissus (p. 39). Platon a développé ses idées sur l’inspiration poétique dans un morceau célèbre de l’Ion. On sait que cette théorie, qui donne à la poésie une origine pour ainsi dire surnaturelle et qui n’attribue à l’art qu’une importance secondaire, a été acceptée et proclamée par Horace, Quintilien et Boileau, avant de devenir la thèse favorite de l’école romantique.

Ma poétique, un jour, si je la puis donner,
Sera bien autrement savante et salutaire.
C’est trop peu que d’aimer, c’est trop peu que de plaire :
Le jour où l’Hélicon m’entendra sermonner,
Mon premier point sera qu’il faut déraisonner.

(Alfred De Musset, après une lecture.)

28. « Elle ne peut plus respirer que du côté du ciel. » (V. Bossuet, Sermon pour la profession de madame de la Vallière.)

29. V. l’ode de Sapho, Πρòς ε̉ωμένην.

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