L'homme dauphin et la philosophie de l'eau

Andrée Mathieu

Synchronicité? Quand Andrée Mathieu nous a proposé cet article elle ignorait tout de l'importance que prendrait Bachelard dans cette lettre et dans l'ensemble de notre site Homo Vivens. Quelle joie ensuite d'écouter une leçon de Bachelard sur l'eau dans un précieux document de l'INA dont on trouvera le lien à la fin de son article! Deux visions du monde: nager dans la détente, se fondre dans l'eau ou fendre l'eau pour abattre un record.

Influencée sans doute par les valeurs de l'Agora, j’utilise depuis quelque temps un même critère pour juger d’un comportement : nous rapproche-t-il ou nous éloigne-t-il de la vie ? Comme la science moderne, par souci d’objectivité, a dirigé notre attention vers les propriétés quantifiables de la matière, elle a oblitéré l’expérience sensible avec ses qualités, sa subjectivité et sa réciprocité entre le corps et la nature. En somme, elle nous a éloignés de la vie. Mais, les exceptions à la règle ne se présentent pas toujours du côté où nous les attendons...

À la suite de la publication de notre livre sur le biomimétisme[1], je reçois un appel de notre éditrice me demandant d’entrer en contact avec un lecteur qui veut savoir si ce qu’il fait peut être considéré comme du biomimétisme. On me dit qu’il a inventé des techniques de nage et qu’on le surnomme « l’homme-dauphin ». Bon… Il ne manque pas d’originaux qui se laissent inspirer par un nouveau concept et qui essaient de le récupérer à leur façon. Mais pour faire plaisir à notre aimable directrice de publication, je téléphone à « l’homme-dauphin ». Il est gentil, intéressant, cultivé, et bref, j’accepte son offre de venir démontrer ses prouesses dans le lac près duquel j’habite. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre, mais je suis encore stupéfaite de ce que j’ai découvert : une version masculine de la mythique sirène !

Raymond-Louis Laquerre n’imite pas un poisson dans l’eau, il EST un poisson dans l’eau.

Fait-il du biomimétisme ? J’avoue que là ne réside pas son intérêt, mais dans l’illustration parfaite de ce que nous avons appelé « la réciprocité entre le corps et la nature », aquatique dans son cas.

Les qualités de l’eau

 L’approche originale de Raymond-Louis[2] s’inspire de la philosophie orientale et s’appuie sur des principes de physique et d’hydrodynamique. Elle commence par un apprivoisement du milieu aquatique au moyen d’une « écoute attentive des sensations obtenues au contact de l’eau », l’idée étant de retrouver le plaisir ressenti dans le milieu intra-utérin. C’est en enseignant la natation à une jeune femme souffrant de poliomyélite qu’il a découvert le pouvoir du « plaisir d’apprendre à nager dans la détente ». « S'il y a un stress mental ou une tension musculaire, le corps ne peut pas être à l'écoute de l'eau. » Il faut lâcher prise pour donner à l’eau la chance « de vous apprivoiser, de jauger votre densité corporelle et vos tissus adipeux. » Car l’eau doit connaître votre degré de flottabilité et l’emplacement de votre centre de gravité afin de vous porter et vous accompagner sans effort. De cet état de détente découlera « la respiration continue, la position horizontale du corps, le mouvement des bras et enfin le mouvement des jambes. »

Pour l’homme-dauphin, l’eau est une présence amie et non une présence « menaçante, aspirante ou dévorante. » « L'eau « principe femelle » (yin) ne désire pas vous attirer vers le fond, au contraire elle rejette toujours à la surface un corps étranger « principe mâle » (yang). » Il faut l’entendre décrire les « qualités de l’eau », qu’elle soit « fluide, gélatineuse comme du Jello ou solide ».

« Depuis 40 ans, je n'ai jamais cessé de nager comme si l'eau était devenue ma compagne de vie. En fait, je devrais plutôt dire mes compagnes de vie et même plus encore mes maîtresses car, à l'exception de l'eau des piscines qui est sensiblement la même d'un endroit à un autre, les eaux des lacs, des rivières et des mers varient considérablement en fonction de leur densité, de leur profondeur, des courants et des vagues. (…) Nagez en mer dans des vagues de deux mètres ou laissez-vous flotter sur l'eau calme d'un lac sauvage au lever du soleil, et vous ne ressentirez pas les mêmes émotions ; les pores de votre peau ne seront pas stimulés de la même façon. »

Quelques nages « osmotiques »

 Généralement, les cours de natation sont centrés sur la performance et la vitesse de déplacement, avant même d’avoir pris le temps de connaître et d’apprivoiser le milieu, avec pour résultat que le nageur a l’impression de devoir dépenser de l’énergie dans le but de « maîtriser » l’eau. Mais, à force de nager avec la conscience qu'il existe une communication entre le rythme des fluides intérieurs de son corps et celui de l'eau environnante, l’homme-dauphin en est arrivé à une sorte d'osmose ou de fusion avec l'eau pour ne former avec elle qu'une seule entité. « Ce n'est plus moi qui nage, c'est le Grand Esprit de l'eau ou la déesse Naïade qui se manifestent à travers moi », dira-t-il.

Raymond-Louis Laquerre a inventé cinq nouveaux styles de nage : le dauphin, la torpille, la carpe, l’anguille et le béluga. S’agit-il de biomimétisme ? Je n’en suis pas certaine, mais qu’importe, ces techniques participent assurément de la « science de la qualité » qui nous rapproche de la vie. Comme je l’ai écrit plus haut, j’ai eu la chance d’avoir une démonstration privée des cinq nages avec toutes les explications théoriques sur lesquelles elles s’appuient, et je peux témoigner qu’elles étaient rigoureuses et d’une clarté témoignant d’un rare talent pédagogique. D’ailleurs, il a appris les principes de physique adaptés à la natation auprès d’un chanteur d’opéra, Jean-Clément Bergeron, qui a introduit dans les écoles aquatiques une nouvelle rigueur dans l'enseignement de la natation. Un chanteur comme mentor, à quoi peut-on s’attendre d’autre d’une sirène ?

La nage dauphin est une nage de survie et d’endurance qui ressemble à la nage papillon, mais sur le dos. Voici comment Raymond-Louis décrit ce nouveau style : « Le dauphin est la seule nage permettant d'avancer contre les vagues et le courant, en pleine mer. En fait, tout comme cet animal, le nageur ne se bat pas contre les vagues : c'est plutôt la vague qui travaille pour lui en le soulevant sans le moindre effort. Cette nage donne les meilleurs résultats quand on avance contre les vagues, car on entre alors en synergie avec les éléments. Il s'agit en réalité de composer avec la nature plutôt que de lutter contre elle. (…) Après deux ou trois heures de nage dauphin, la symbiose devient totale ; mon corps ne fait qu'un avec l'eau qui me porte comme un coussin et qui me transporte comme si elle avait des milliers de petites mains. » La nage dauphin pourrait un jour sauver la vie à des marins ou à des militaires qui se trouvent en détresse à quelques kilomètres des côtes. Grâce à elle, ils pourraient remonter le courant et les vagues sans trop se fatiguer afin de rejoindre la rive. 

C’est un style remarquable mais je dois toutefois admettre que c’est la nage torpille qui m’a le plus impressionnée. C’est une nage très spectaculaire qui oblige le nageur à tourner sur lui-même continuellement, en alternant le crawl et le dos crawlé. Le défi consiste à tourner d'un côté comme de l'autre sans s'étourdir, en maintenant sa vitesse et en se dirigeant en ligne droite. Il fallait voir Raymond-Louis parcourir une longue distance à toute vitesse, tel un tire-bouchon magique, et revenir me parler sans l’ombre d’un essoufflement !

Si vous désirez en apprendre davantage sur les 30 nouvelles habiletés aquatiques, 16 nouvelles nages de courte distance et 8 nouvelles nages de longue distance qui font partie de l'approche de Raymond-Louis Laquerre, je vous invite à consulter son site web http://www.swimmingspirit.com, ou mieux encore, à l’inviter pour vous les expliquer.    

L’homme-dauphin a décroché le diplôme du plus haut niveau de la Société Royale de sauvetage du Canada, obtenant avec « honneur » la médaille d'or et le « Diploma » signé par Her Royal Highness Princess Alexandra de Kent, en Angleterre. Pour obtenir ce diplôme, en plus d'avoir à maîtriser les quatre nages traditionnelles (le crawl, le dos crawlé, la brasse et le papillon), il fallait développer des compétences poussées en sauvetage spécialisé, en nage synchronisée, en plongeon et en water-polo. Parmi ses entraîneurs, on retrouve Dave Williams, premier Québécois à aller dans l'espace (avant Marc Garneau et Julie Payette), qui lui a enseigné des connaissances spécialisées en sauvetage, comme celle de prêter assistance à un baigneur atteint d'une fracture à la colonne vertébrale.

Mais Raymond-Louis Laquerre est aussi un homme de lettres. Il est président-directeur général du Centre de lecture rapide stratégique CLR inc. depuis 1989. Il est également expert de l’œuvre du dramaturge québécois de génie Yves Sauvageau[3]. Enfin, si vous avez envie de rédiger des carnets de voyage, je vous invite à écouter l’entrevue que notre homme-dauphin a accordée à la coach d’affaires Christine Castillon

Quelle finale conviendrait à un « poisson de lettres » sinon ce poème de Paul Éluard dans Les Animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux (1920) ?

POISSON

Les poissons, les nageurs, les bateaux
Transforment l’eau.
L’eau est douce et ne bouge
Que pour ce qui la touche.

Le poisson avance
Comme un doigt dans un gant,
Le nageur danse lentement
Et la voile respire.

Mais l’eau douce bouge
Pour ce qui la touche.
Pour le poisson, pour le nageur, pour le bateau
Qu’elle porte
Et qu’elle emporte.

Voir notre dossier sur l'eau

Une causerie sur la poésie de l'eau de Bachelard


[1] Mathieu, Andrée et Lebel, Moana, L’art d’imiter la nature : le biomimétisme.

  Éditions Multi-Mondes, 2015

[2] Site de Raymond-Louis Laquerre : http://www.swimmingspirit.com/projets.html

[3] http://www.granbyexpress.com/culture/2015/9/30/yves-hebert-sauvageau-se-fait-entendre-4294417.html

 

 

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