Le crépuscule de l’universel selon Chantal Delsol

Philippe Lorange

En 1992, le politologue Francis Fukuyama prédisait « la fin de l’Histoire » par le triomphe du libéralisme dans toutes les contrées du mond­e. Une trentaine d’années plus tard, force est de constater que la prétention universelle du modèle politique occidental se trouve en porte-à-faux avec la réalité du XXIème siècle. Et particulièrement dans une crise sanitaire qui révèle les défauts de l’humanitarisme occidental. Le nouvel essai de Chantal Delsol  nous permet d'entrevoir le nouveau monde qui se dessine à nos yeux.

Le simple fait de mentionner « la crise du coronavirus » a pour effet depuis un certain temps de susciter les soupirs et les autres signes d’exaspération. De plus en plus libre, chacun cherche à oublier la possibilité d’un nouveau confinement. Cette crise sanitaire en cours peut servir à nous faire réfléchir sur les grands enjeux de notre temps. Que ce soit au sujet de la mondialisation, du nationalisme ou de la défense des singularités culturelles, le coronavirus exacerbe des tensions qui s’intensifiaient depuis quelques années.  En l’occurrence, seulement deux mois avant cette crise mondiale, la philosophe Chantal Delsol, membre de l’Institut (Académie des Sciences morales et politiques) et chroniqueur au Figaro, publiait son dernier essai, divisé en six parties, Le crépuscule de l’universel (éditions du Cerf, 377p.), sur le thème de la modernité tardive. L’essayiste s’est intéressée aux critiques de de l’universalisme occidental et de ses effets délétères,  provenant principalement des pays non occidentaux.

On connaissait déjà l’auteur[PL1]  par ses nombreux et remarquables essais : pensons à La Haine du monde, paru en 2016, un ouvrage essentiel pour comprendre les illusions politiques de notre temps, ou encore Qu’est-ce que l’homme? (2008), un « cours familier d’anthropologie » passionnant. Dans cette nouvelle parution, la philosophe s’inscrit dans la continuité de ses recherches sur l’évolution de la modernité et des idéologies néfastes qui l’habitent.

L’Occident face à ses contradicteurs

Dès l’introduction, Chantal Delsol donne le ton : en établissant une rapide genèse des événements qui ont marqué la prétention universaliste occidentale dans le monde, elle affirme d’emblée que cette belle aventure prendra dorénavant un nouveau chemin. « Depuis une vingtaine d’années, nous dit-elle, la réception du message occidental a changé[1]. » Mais où, précisément? En Russie, en Chine, dans les pays arabo-musulmans, au sein de l’Afrique, en Europe centrale et au cœur même de l’Occident par les mouvements populistes. Bref, un peu partout. Ces cultures s’opposent au postmodernisme, cette idéologie d’une large partie des élites politiques et médiatiques occidentales qui consiste à déconstruire tous les référents anthropologiques, à tourner en dérision toutes les formes d’enracinement et à troquer l’humanisme contre la version dévoyée qu’est l’humanitarisme. L’auteur établit la distinction en ces termes : « On peut décrire l’humanitarisme comme un héritier déçu de l’humanisme judéo-chrétien, qui a remplacé la sacralité de l’homme par la sacralité du monde (d’où l’écologie radicale ou le veganisme (…)[2] » Par la suite l’auteur[PL2]  se livre dans son essai à une enquête sur les diverses critiques de cette postmodernité qui aliène les hommes et suscite la colère chez un grand nombre d’entre eux.

Dans le premier chapitre intitulé « Le retour de l’holisme » – l’holisme désignant les sociétés où le groupe prime sur l’individu (comme dans les tribus), contrairement à l’individualisme occidental – l’auteur nous montre d’abord comment l’individualisme conditionne nos rapports avec les autres et de quelle façon l’extension de l’appartenance collective mène à l’amour pour « l’humanité globale » : « Les attaches particulières qui motivent des préférences sont considérées comme des replis, des mouvements de frilosité (…)[3] », souligne-t-elle. Elle révèle comment l’idéologie du Progrès, qui est une quête de la société idéale où l’individu aurait réalisé tous les affranchissements, n’est pas partagée partout dans le monde. En Chine et en Russie, notamment, l’attachement à la communauté, qui mène à un certain holisme liberticide, demeure une valeur prisée par les gouvernants.

Dans son deuxième chapitre, Chantal Delsol nous plonge dans sa recherche sur les principales proclamations de droits qui ont été rédigées ces dernières décennies dans le monde. Avec une perspicacité qui ne dément pas, elle compare rigoureusement la Déclaration des droits de l’Homme de 1948, les déclarations islamiques, la Déclaration orthodoxe, la Charte africaine et d’autres textes importants. Dans cette partie, elle explique comment les différentes cultures non-occidentales cherchent à apporter une autre vision des droits que celle de l’Europe, plus axée sur l’esprit de communauté et sur le sens de la responsabilité.

La régression du Progrès

Dans ce chapitre, l’essayiste démontre comment la conviction qu’un Progrès inéluctable réaliserait ses aspirations sur toute la surface de la Terre se heurte à des réalités qui contredisent cette confiance. Selon Delsol, les tenants du « Progrès fatal » font une erreur cruciale, puisqu’ils parlent de l’universalisme de leur doctrine « comme si cette libération n’était pas justifiée, puis accélérée, par une culture particulière qui est celle de l’Occident[4]. » Ne nous empressons pas de croire que l’auteure de ces lignes verse dans le relativisme. Pour mieux faire comprendre son propos, elle affirme : « On pourrait dire déjà que les questions humaines sont les mêmes partout, puisque notre condition ne varie pas d’un continent à l’autre. Il y a, positivement, une morale universelle qui consiste à protéger le faible[5].  » Autrement dit, tous les hommes se posent les mêmes questions, mais n’arrivent pas forcément aux mêmes conclusions, sauf pour quelques principes. Ainsi, par exemple, de l’Asie, où l’on « considère que l’ordre social passe avant les désirs de l’individu[6]. » Cette section se termine par une réflexion pertinente sur le cynisme qui habite les anti-modernes et sur la manière qu’ils conçoivent leur lutte.

Le quatrième chapitre intitulé « L’emballement moral et la polarité » éclaire la manière intolérante dont la morale humanitaire s’incarne : « Chaque libération, ou supposée telle, chaque émancipation en tout cas, veut être menée jusqu’au bout et tout de suite, avec une certitude et un fanatisme qui n’a d’égal dans l’histoire que les menées idéologiques du siècle passé[7]. » Chantal Delsol exagère-t-elle? Rappelons qu’à l’instar de Hannah Arendt, elle utilise l’expression « totalitarisme » avec parcimonie et qu’il ne lui vient pas à l’idée d’accoler cette étiquette à l’humanitarisme qu’elle critique. Dans cette partie du livre, elle décortique avec brio la coercition qu’exerce la nouvelle morale humanitaire et ses ressemblances avec les idéologies du XXème siècle, sans pour autant laisser croire que cette nouvelle doctrine serait identique en tout point à un système totalitaire.

Esquisse du nouvel affrontement

Le cinquième chapitre qui porte sur « L’assaut contre la douceur et l’apologie de la force » touche au cœur du problème. En relevant les différents témoignages qui révèlent la pleutrerie des Occidentaux et leur manque de virilité, elle met au grand jour une critique cruciale adressée par les cultures non-occidentales à la postmodernité. « Car aucun organisme vivant ne peut perdurer sans la soif et le courage de vivre[8] », nous dit-elle, suivant la réflexion de Soljenitsyne, le célèbre écrivain russe rescapé du goulag, qui parlait de ce « déclin du courage ». Elle poursuit la réflexion sur la question du victimisme et du sentiment de culpabilité, des sujets qui feront le bonheur de tout contemporain exaspéré par les pleurs hebdomadaires de leurs dirigeants…

Au dernier chapitre, concernant cette « guerre des dieux » qui caractérise notre ère, autrement dit du choc des visions du monde, l’auteur analyse comment le crépuscule de l’universel se manifeste dans le monde. Elle nous fait observer que les philosophies politiques des cultures non-occidentales ont, elles aussi, tendance à se transformer en idéologies face au postmodernisme dont elles font le procès. La philosophe croit déceler dans la passion que suscitent les questions d’appartenances et les enjeux « sociétaux » – c’est-à-dire qui concernent des débats comme le mariage gay, l’avortement, la gestation par autrui, etc. – une crise spirituelle qui assaille l’Occident. D’où la virulence dans les débats et le ton de plus en plus injurieux des élites politiques, par exemple aux États-Unis, où la polarisation politique est très forte.

En guise de conclusion, Chantal Delsol se demande quelle modernité pouvons-nous proposer pour l’avenir, autre que celle de la postmodernité humanitaire. Rejetant les conceptions politiques autocratiques de la Russie, de la Chine et des sociétés arabo-musulmanes, l’auteur voit dans l’Europe centrale une chance à saisir. Pour elle, la pensée centre-européenne « défend l’émancipation moderne » mais « ne croit pas que l’émancipation de l’individu doive passer par le déni des appartenances et le dégagement des responsabilités[9]. »

Ce nouvel ouvrage de la philosophe est une remarquable réussite et constitue une lecture enrichissante pour tout observateur de la scène politique en Occident et dans le reste du monde. Cela dit, on se demande pourquoi la chroniqueur[PL3]  au Figaro a escamoté la culture sud-américaine dans sa réflexion, elle qui nous parle d’à peu près tous les pôles culturels sans mentionner le nom de ce continent et son regard sur la modernité. Par ailleurs, l’essayiste paraît voir dans l’Europe centrale un modèle d’inspiration mais à force de chercher loin, ne voit-elle pas que d’autres cultures plus proches de son pays proposent déjà une autre modernité? Pensons à l’Écosse, à la Catalogne et au Québec : trois petites nations qui tentent de faire leur place à la table des pays indépendants, et qui n’ont pas peur de défendre leur singularité culturelle et leur désir d’émancipation par l’enracinement. Ces remarques que nous nous permettons de faire n’enlèvent rien à la qualité du livre, bien au contraire. La crise sanitaire à laquelle nous faisons face a comme effet d’accélérer l’histoire et de mettre en évidence l’échec de certains idéaux prônés par l’universalisme occidental. Il reste à voir comment cette nouvelle modernité prendra forme dans les prochaines décennies à venir. Quoi qu’il en soit, c’est un privilège d’être éclairé, dans Le crépuscule de l’universel, par la pensée de Chantal Delsol sur l’histoire en marche. 

Philippe Lorange

Étudiant en Science politique et philosophie à l’Université de Montréal

 

 


[1] Chantal Delsol, Le crépuscule de l’universel, Paris, Les éditions du cerf, 2020, p.8.

[2] Ibid., p.29.

[3] Ibid., p.43.

[4] Ibid., p.160.

[5] Ibid., p.167.

[6] Ibid., p.176.

[7] Ibid., p.202.

[8] Ibid., p.259.

[9] Ibid., p.367.


 [PL1] [PL1]Je me permets de maintenir le mot sans sa conjugaison féminine, car l’essayiste elle-même semble s’opposer à la féminisation des titres. Cela dit, je ne suis pas intransigeant sur le sujet, je suis prêt à dire « auteure » si vous y tenez.

 

 [PL2]Idem

 [PL3]Idem

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