Harry Potter et la chambre des regrets
Harry Potter: courage, fidélité à ses amis et à ses principes. Au lieu de célébrer ces grandes valeurs dont ils auraient bien besoin en ce moment, les Occidentaux, Américains en tête, accusent de transphobie J.K.Rowling, l’auteur des romans.»Contenu de l'article
Je suis l’un de ces nombreux jeunes dans le monde que la saga de Harry Potter accompagne depuis l’enfance. Qu’on aime ou non l’histoire, elle joua chez moi le rôle d’une mythologie semblable à celle de ces jeunes Grecs de l’Antiquité qui apprenaient les chants homériques par coeur. Tout enfant doit intégrer, d’une manière ou d’une autre, une histoire qui le dépasse et lui permet d’inscrire son action dans les mêmes pas que des personnages qui lui sont familiers. À 11 ans, alors que je passais la 6ème année à lire tous les livres de la série, mes camarades me taguaient du nom du héros : je portais des lunettes et des cheveux semblables aux siens. Contrairement aux contempteurs de ce récit, j’ai toujours vu dans les aventures du magicien de Poudlard les grands thèmes de l’existence. Harry Potter, c’est d’abord et avant tout le courage. Celui d’affronter ses ennemis, de dire les mots interdits, de faire face aux dangers. C’est aussi bien évidemment l’amitié, dans son sens le plus authentique et le plus noble du terme. La fidélité y joue ici un rôle fondamental : fidélité à ceux que l’on aime, mais aussi à des principes qui guident l’action. Quant à la détermination, c’est elle qui pousse notre héros à prendre des chemins escarpés et à affronter ses peurs.
La magie du bannissement
Or, ces temps-ci, l’actualité m’oblige à me demander où sont passées ces grandes valeurs chez les acteurs qui ont eu la chance de mettre en scène l’histoire de J.K. Rowling. Puisqu’il serait de bon de le rappeler : Harry Potter est d’abord l’œuvre d’une auteur, qui mériterait bien de voir son nom connu et célébré. Ce qui était le cas jusqu’à tout récemment. Jusqu’à ce que les acteurs de la série soient conviés à fêter les vingt ans de Harry Potter dans une émission spéciale sur HBO, et ce, en l’absence de… l’auteur des livres. Pourquoi donc? Ayant assimilé les codes de la rectitude politique, les comédiens ont tout bêtement condamné, depuis un bon moment déjà[1], la prétendue « transphobie » de J.K. Rowling, laquelle suffirait à justifier qu’on la traite en paria. Dans les déclarations officielles, on affirme que Rowling fut bien invitée mais qu’elle a refusé[2]. Et pourquoi donc aurait-elle accepté, puisqu’elle savait qu’elle y serait accueillie en persona non grata? Après cette affaire, deux ligues américaines de Quidditch (oui, ce sport existe, sans la magie bien sûr) ont annoncé vouloir renommer leur sport, pour effacer toute référence à l’écrivaine maudite. Il s’agirait de défendre leur réputation « progressiste » et « inclusive[3] ». Exclure pour inclure, c’est le grand paradoxe de notre temps. Une devise probablement fait sienne par la direction de la Boswells School de la ville de Chelmsford, en Angleterre, qui a récemment retiré son intention de nommer un de ses bâtiments J. K. Rowling, encore une fois au nom de la lutte à la transphobie[4]. C’est sans compter la présence très discrète du nom de l’écrivaine dans le générique de son dernier film, Les Animaux fantastiques 3, qui serait pour les participants du film une honte à cacher.
Nous savons tous très bien que Rowling n’a aucune haine à l’égard des transsexuels ou des transgenres, et les acteurs de Harry Potter le savent eux aussi pertinemment. Dans un tweet qui date du printemps 2020, l’écrivaine riait de l’expression « personnes ayant des règles », qui sert à éviter de dire « femme » pour ne pas blesser les femmes transgenres (qui n’ont pas de sexe féminin)[5]. Rowling ne condamnait pas les transgenres, elle se permettait simplement de tourner en dérision une radicalisation de l’idéologie trans, qui veut faire croire à tout un chacun que le genre, voire le sexe, n’aurait rien à voir avec l’anatomie d’un être humain. Cela, le commun des mortels le comprend et se range immédiatement du côté de Rowling, par simple bon sens. Mais nos élites artistiques se sont émancipées de cette sagesse populaire, vue comme étant trop simple et remplie de préjugés. Elles ont eu l’Éveil : la Diversité, le Respect et la Compassion sont leurs totems. Naturellement, pour elles, le respect ne doit pas être entretenu à l’égard de ceux qui refusent d’adhérer à la nouvelle religion woke.
À la manière d’un George Steiner, je me demande comment on peut jouer dans une série aussi belle, jalonnée de scènes de complicité, d’amour, d’amitié aussi fortes et être capable de lyncher l’auteur de notre succès par la suite. Finkielkraut avait raison : l’ingratitude est dans l’ère du temps. N’a-t-elle donc point de limite? Les hommes de principe existent-ils toujours? Il faut croire que la lâcheté est malheureusement répandue. Trop. Où est donc le sens de l’honneur, la fidélité d’un Daniel Radcliffe? Qu’a fait Rupert Grint de son courage et de sa droiture? Que devient Emma Watson, celle qui jouait la brillante élève soucieuse du sort de ses amis? Nous devons en conclure que tout cela n’était que fiction, n’ayant pas l’ambition d’inspirer le monde réel d’une certaine manière digne de vivre. Les comédiens lyncheurs ajoutent une dose de cynisme à notre monde et à cette époque infernale. Ils nous obligent à nous interroger sur le rôle de l’art dans l’existence humaine. L’art est-il donc condamné à n’être qu’un monde « à part », distinct et détaché du réel, n’ayant aucune prétention à penser ce dernier, à inviter à sa méditation? Les écrits d’un Hans-Georg Gadamer nous seraient utiles pour analyser les origines et les conséquences d’une rupture entre l’art et la réalité. Pour le philosophe de l’herméneutique, l’art n’est rien de moins qu’une manière de se comprendre : « Toute compréhension de soi s’accomplit en quelque chose d’autre qui est alors compris, de même qu’elle inclut l’unité et l’identité de cet autre[6]. »
De quelle manière nous comprenons-nous lorsque nous lisons ou regardons l’œuvre de J.K. Rowling? On pourrait nous dire que l’histoire véhicule un certain manichéisme qui oppose le bien aux « forces des ténèbres », les Griffondors courageux aux Serpentards malveillants. Certes, mais les Harry Potter ne sont pas en manque de personnages qui se situent dans le clair-obscur. Pensons simplement à la figure d’un Rogue, homme acerbe et austère, mais qui a en bout de ligne une âme sensible et bienveillante. Malfoy lui-même conserve une conscience morale qui l’empêche d’aller au bout de la criminalité. À l’inverse, des amis peuvent devenir des menaces, comme le professeur Lupin. Harry Potter nous enseigne ainsi une vieille sagesse remontant à Platon : ceux que nous croyons être nos ennemis peuvent être en fait nos amis, et vice-versa. Notre héros ne fera-t-il pas de Sirius Black, le criminel tant recherché, l’un de ses plus précieux amis? Pour en arriver à ce changement radical de perspective, il aura dû accepter de comprendre au lieu de se braquer dans ses préjugés. Une leçon très loin d’abonder dans le même sens que la cancel culture qui s’abat sur Rowling et de la reconnaissance de son œuvre.
Par ailleurs, remarquons ceci que les maisons qui séparent les élèves de Poudlard selon leurs affinités électives ne les empêchent pas de fréquenter la même école, de manger dans la même salle commune et même de nouer des amitiés entre élèves de maisons différentes. La séparation ne signifie pas ici le cloisonnement, mais la simple distinction qui permet de créer des groupes d’appartenance, tous reliés à une même institution. Il faut croire que Harry Potter est déjà l’histoire d’une autre époque : celle où il était encore possible d’avoir des adversaires à rivaliser, pas nécessairement des ennemis à abattre. La modération n’est plus dans l’air du temps.
Une certaine idée de l’école
Mais peut-être est-ce parler trop vite. Car il y a quelque chose d’encourageant à voir la popularité des Harry Potter qui ne se dément pas. Quoiqu’on en dise, cette série est tout le contraire de l’idéologie dominante de notre temps. Si on regarde attentivement, on pourrait voir dans l’œuvre de J.K. Rowling une alternative contre-révolutionnaire à la folie des temps présents. Commençons simplement à noter l’environnement dans lequel vivent les étudiants de Poudlard. Leur école est un immense château magnifique au cœur de l'un des plus beaux paysages d’Écosse. Comment pourrait-on rêver mieux? L’école fait figure ici du lieu reclus, loin du bruit et du brouhaha de la société, des « Moldus » affairés. Ici, on prend le temps d’apprendre, de mûrir, de cultiver son indépendance hors de la présence des parents, de tisser des liens de camaraderie. On est loin des polyvalentes brutalistes ou des catacombes de l’UQÀM. Poudlard est une thébaïde, sans être une tour d’ivoire. Les élèves n’y vont pas pour passer leur vie dans un lieu d’âmes recluses qui chassent les plaisirs à la manière de moines mutiques, mais plutôt dans un refuge destiné à ceux qui présentent des affinités électives – les sorciers.
Considérons aussi les rapports humains entre nos héros. Ils ont la réserve anglaise, la politesse, la modération dans les sentiments. Ici, nulle immaturité ou éloge de la « spontanéité » qui mène trop souvent nos contemporains à l’avachissement. Les élèves ont un respect de l’autorité et conservent des manières propres à une école digne de ce nom. Cela ne les empêche pas de défier ces mêmes figures d’autorité lorsqu’ils en ressentent la nécessité, ni de tisser des liens de complicité avec elles, dans le respect constant de la verticalité des rapports. Tout le contraire de la philosophie populaire de notre temps qui prône l’horizontalité totale des rapports entre maîtres et élèves, ou, selon les termes politiquement corrects, entre « enseignants » et « apprenants ». Rappelons que ladite horizontalité tant prônée par nos écoles a souvent l’effet contraire de celui qui est recherché. Dans les faits, le tutoiement généralisé empêche l’élève de nouer une relation de respect envers son professeur, vu comme étant un simple dispensateur de services éducatifs. C’est précisément cette vision des choses qui réduit le professeur à une loque incitant les étudiants à obtenir un diplôme en négociant avec lui les plans de cours et les exigences. Dans Harry Potter, on parle à « Monsieur le directeur » et à « Professeur McGonagall », de véritables maîtres respectés pour leur savoir et le sérieux qu’ils mettent à leurs devoirs. On n’interpelle pas « Martin » ou « Isabelle » à tu et à toi comme au royaume égalitariste québécois.
Outre ce sens des convenances et du respect de l’autorité, l’histoire de Rowling nous enseigne à vivre nos deuils. Sans en faire une fierté ou une étiquette victimaire, Potter n’est pas gêné de parler de ses parents qu’il n’a pas connus. Non plus de tous ceux qu’il a aimés et qui sont morts sur sa route. Il montre en cela une saine capacité à vivre avec les morts sans se terrer dans le silence, comme ont tendance à le faire des hommes trop orgueilleux pour se montrer vulnérable. Le fait de parler de tous ses proches disparus permet au héros de se rappeler la meilleure part d’eux et de dissiper la tristesse de leur absence. Il ne perd rien de sa masculinité en posant ce geste. Au contraire, il rend éternelle la présence des morts, au lieu de les réduire à jamais au silence. Il sait que la vie continue malgré tout, et que le combat doit se poursuivre malgré tous les soldats tombés au front.
Il y a ceci d’intéressant dans Harry Potter que le monde des sorciers semble bien régi sans avoir besoin d’être intégré à une religion. La morale demeure malgré l’absence du pilier religieux, montrant ainsi la capacité d’une société sécularisée à maintenir une morale par la simple habitude. Les sorciers ne semblent pas désemparés par cette absence de considération pour la question religieuse. Peut-être, entre autres, parce qu’ils sont conscients de vivre déjà dans un monde magique, auquel ils n’ont pas besoin de croire. S’ils souhaitent ardemment quelque chose qui leur tient à cœur, ils n’ont pas besoin d’avoir la foi : ils savent que quelque chose arrivera, sans nécessiter le recours à la prière. Il n’en demeure pas moins que la question fondamentale de l’existence d’un Dieu n’est pas posée : il n’y a pas de culte ou de théologie (à moins qu’on prenne la divination de professeur Trelawney pour une forme de croyance…). Quoiqu’il en soit, cette société organisée et raisonnable malgré l’absence de religion vient peut-être nous montrer que la postmodernité dans laquelle nous entrons progressivement ne sera pas un enfer nihiliste. Tout au plus préfigure-t-elle la montée en puissance des mythes comme le prévoyait Chantal Delsol dans L’âge du renoncement, un ouvrage majeur[7] méconnu.
Dans ce monde qui réussit donc à maintenir un idéal de civilisation malgré l’absence de religion, la vie n’est pas parfaite. C’est peut-être là justement l’une des plus grandes sagesses de l’histoire : certes, il est agréable de vivre dans un tel univers de magie, mais le mal demeure enfoui dans le cœur de l’homme. L’ennemi de Potter porte un nom tabou, et notre héros possède en lui une part de celui-ci. Rowling nous montre ainsi que l’ennemi est bien souvent notre miroir inversé, que la plupart des gens ne veulent pas voir ni même nommer. Il faudra une destinée hors du commun pour sortir du silence collectif et faire face à la plus grande menace qui pèse sur l’époque. Potter n’est pas seulement courageux, mais téméraire, d’où l’importance de garder près de lui ses amis qui refroidissent ses ardeurs. Achille lui-même a eu besoin de la lutte préalable de tous ses camarades pour accomplir sa destinée. Seul au combat, la première flèche l’aurait transpercé.
Revenons à nos acteurs-lyncheurs. Qui, parmi eux, osera nommer l’ennemi du temps? Le silence est confortable, il permet de conserver les privilèges, la réputation et l’insouciance. La chambre d’échos de ces acteurs ne tolère pas la dissidence, laissant aux récalcitrants le chambre des regrets, où l’on constate avec déception la lâcheté des gens que l’on admirait encore jusqu’ici. Mais pendant ce temps, l’ennemi se fait des forces et étend son emprise. Qui, parmi eux, osera prendre part au grand combat de notre temps contre les griffes du wokisme? Rowling est fidèle à sa propre histoire. Espérons que plus d’un parmi ses anciens amis relisent plus attentivement son œuvre.
Philippe Lorange
Étudiant à la maîtrise en sociologie (UQÀM)
[1] Lisa Kassab, « Après avoir tenu des propos jugés, J.K. Rowling signe une pétition pour la liberté d’expression », Madame Figaro, 9 juillet 2020. transphobes
[2] Jean-François Lisée, « Harry Potter et la prisonnière d’Azka-Woke », Le Devoir, 8 janvier 2022.
[3] Simon Cherner, « Le Quidditch bientôt débaptisé aux États-Unis pour rompre avec J.K. Rowling, accusée de transphobie », Le Figaro, 20 décembre 2021.
[4] Valeursactuelles.com, « Une école britannique “J.K. Rowling” débaptisée à cause des accusations de transphobie », Valeurs Actuelles, 6 janvier 2022.
[5][5] Doha Madani, « J.K. Rowling accused of transphobia after mocking `people who menstruate` headline », NBC News, 7 juin 2020.
[6] H.-G. Gadamer, Vérité et méthode, Seuil, 1996, collection « Points », 2018, p. 165.
[7] Chantal Delsol, L’âge du renoncement, Cerf, collection La nuit surveillée : Paris, 2011, 304p.