La plus haute inspiration de Bernard Landry

Jacques Dufresne

Bernard Landry, ancien Premier ministre du Québec, est mort le 6 novembre 2018. Il me faudra encore des semaines de travail pour terminer un article de fond à son sujet. En attendant, je veux me joindre, par ce bref témoignage, à ceux et celles qui lui ont  rendu hommage à l’occasion de ses funérailles d’État du 13 novembre 2018.

Bernard Landry est né en 1937 à Saint-Jacques, dans Lanaudière, un village fondé en 1770 par des Acadiens, d’abord exilés à Boston. Parmi eux, il y avait un ancêtre Landry dont notre ex-premier ministre gardera un souvenir si vivant qu’il y trouvera son inspiration la plus élevée, sans laquelle il est impossible de comprendre le principe d’unité de sa vie et de son œuvre.

J’avais 12 ans quand je l’ai connu au collège de Joliette. Il appartenait au 108ème cours et moi au 109ème. Mon attention s’est vite tournée vers lui, attirée par son éloquence exceptionnelle et par je ne sais quel magnétisme, un magnétisme dont il regrettera toujours qu’il ne lui vale pas d’être aimé davantage des Québécois. Conçu sur le modèle romantique de celui de La Pocatière, notre collège était doté d’une cour de récréation qui ferait rêver tous les cégépiens d’aujourd’hui. Un chemin, de terre bien entendu, bordé d’une allée de peupliers, longeait la rivière l’Assomption sur au moins 500 mètres. J’ai fait là avec Bernard Landry je ne sais combien de promenades philosophiques, littéraires et un brin politiques déjà. Quelques années plus tard, à l’occasion de la marche annuelle des étudiants vers Saint-Benoît, je le présenterai à mes proches de l’Université Laval, en ces termes : voici un futur Premier ministre du Québec. Aucun mérite, sa grand-mère avait fait la même prédiction alors qu’il n’avait que huit ans. Je conserverai avec lui des rapports amicaux toute ma vie, avec la distance de ma première admiration pour l’aîné.

Il vivra de telle sorte que la réalité corresponde un jour à ses rêves. Cet être si manifestement fait pour le pouvoir sera aussi fait par le pouvoir. Il vieillira aussi bien que les grands vins de sa cave. Sa vie hyperactive fera de lui un lecteur de Sénèque et d’Alain. Les médias ont déjà évoqué les grands moments de cette vie. Cela le fera passer à l’histoire, mais ne suffira pas à lui faire dépasser l’histoire. On dépasse l’histoire quand, au lieu d’être porté par elle, on porte les gens vers elle. Si historiens et journalistes rendent compte adéquatement de son œuvre, Bernard Landry rapprochera les Québécois de demain de leur histoire.

Ne faisons pas le sage trop vite, laissons-lui le temps de se faire dans l’action, en surmontant des handicaps faisant partie de ses nombreux traits paradoxaux. Cet animateur, au centre d’un réseau d’amis étonnamment vaste et varié, doutait de son charisme; cet esprit clair ne voyait pas toujours clair en lui-même; ce politicien était un fonctionnaire, cet impatient aurait la patience d’un pêcheur à la ligne, ce Québécois était un Acadien et un Français. En 2001, cet homme de sa génération sera porté au pouvoir par des femmes; cet étudiant distrait de ses études par ses activités parascolaires fera de son travail une perpétuelle occasion d’apprendre, l’espagnol par exemple, qu’il maîtrisera en moins d’un an; cet intellectuel sérieux était un joueur, ce colérique était un grand sensible. S’il oscillait parfois, c’était toujours autour d’une ligne droite. Et si l’on pouvait découvrir tout ce qu’il a accompli pour sa patrie, dans l’ombre comme en plein jour, au pouvoir ou hors du pouvoir, ce grand vizir, cet éternel second passerait au premier rang des califes. Je tire cette conviction de ma lecture attentive de Landry, le grand dérangeant, l’excellente biographie que Michel Vastel lui a consacrée en 2001.

On n’aura rarement vu dans un même homme des mobiles non seulement aussi paradoxaux, mais de niveaux si différents. Dans le cas d’un être aussi complexe et aussi étagé, on met généralement l’accent sur les mobiles les plus communs, l’ambition par exemple. Par ce mot, on confond trop souvent le vice des petits calculateurs carriéristes avec l’ardeur que des visionnaires mettent au service d’un grand projet orienté vers le bien commun. Marie-Victorin a forcé bien des portes pour fonder le Jardin botanique. N’était-il donc qu’un vulgaire ambitieux? Bernard Landry appartient à la même race de constructeurs.

Compte tenu des chocs qu’il a subis, l’édifice Landry se serait vite effondré s’il n’avait pas été tenu par une véritable clé de voûte. Un de ses amis dira un jour de lui : « Bernard a toujours su concilier la cause avec sa cause ». Quelle était donc la cause? Ce qui ressort de mes souvenirs et de ma lecture du livre de Michel Vastel, c’est que la souveraineté du Québec n’était pour lui que l’incarnation d’une cause plus transcendante et plus universelle, l’amour de la justice. J’ai été témoin de la naissance de ce mobile élevé. En 1955, à l’occasion du 200e anniversaire de la déportation des Acadiens, Bernard prononça un discours mémorable devant ses confrères. En voici un extrait avec les commentaires de Michel Vastel.

Le discours fondateur

Nous sommes en 1955 et la région de Lanaudière s'apprête à commémorer le 200e anniversaire de la déportation des Acadiens. Bernard Landry est âgé de dix-huit ans. Le 10 février 1955, devant les élèves et les professeurs, il prononce un grand discours à l'Académie Saint-Etienne, le cercle littéraire du collège. :

« La première réaction des hommes [à l'ordre d'expulsion du gouverneur Lawrence] fut un mouvement de recul : on ne pouvait croire à pareille perfidie. Tous les appels aux sentiments humains des bourreaux restèrent vains, les Anglais ne firent aucune concession ; les Acadiens étaient prisonniers. Après cinq semaines de captivité dans l'église, le 10 septembre 1755, le sinistre défilé d'embarquement commença.

« La patience de ces pauvres hommes était à bout, et on dut les conduire au rivage, baïonnette au canon. Les soldats repoussaient à coups de botte les femmes qui demandaient en pleurant de revoir une fois encore leur époux qu'on embarquait [...] C'étaient toujours les mêmes spectacles déchirants : des femmes hurlaient de désespoir, leurs nouveau-nés dans leurs bras. Les aboiements d'une multitude de chiens sans maître rendaient encore plus lugubre la clameur de ce flot humain qu'encadraient les "habits rouges ". Finis " les rêves du jeune âge " et, " le soir, sous la charmille, les entretiens du village assemblé"... »

Bernard Landry évoque le sort des déportés en Louisiane, s'inspirant du poème de Longfellow, Évangéline. « Mais ces difficultés de la Louisiane n'étaient rien en comparaison de celles que durent supporter les réfugiés de la Nouvelle-Angleterre », poursuit-il, évoquant cette fois l'histoire de ses ancêtres les Landry et de tous les autres - les Gaudet, les Mireault, les Bourgeois, les Lord - qui avaient fondé son village natal de Saint-Jacques.

« Les pétitions qu'ils adressèrent au gouvernement de ce pays firent verser des larmes à l'Anglais qui les lut en chambre. Ce qui n'aida pas à l'amélioration du sort des pauvres exilés, ce fut l'interdiction de pratiquer leur religion; tout contact de famille était interdit, et le simple fait d’aller visiter un parent le dimanche méritait de recevoir le fouet en public.

« Les hommes étaient réduits aux travaux forcés, sans salaire, les petits enfants mis en servage chez les riches. Leur condition était pire que celle des nègres dans le Sud » Bernard Landry raconte ensuite comment ces Acadiens déportés dans la région de Boston furent « trahis » par le roi de France, Louis XV, par ce que la rançon exigée par le roi de Grande-Bretagne, George III, était trop élevée. C'est finalement, termine le conférencier, « le gouverneur Murray du Bas-Canada qui les reconnut comme sujets britanniques et leur ouvrit les terres neuves de ce pays. »

Ce passé complexe explique aussi bien le désir de souveraineté de Bernard Landry que celui de lier cette souveraineté à une association avec le reste du Canada. Les Anglais ont été cruels et perfides, ils ont réduit ses ancêtres à l’esclavage, mais par la suite le roi de France les a trahis et le gouverneur Murray leur a offert de bonnes terres. Et il restait des Acadiens dans les Maritimes.

La plus haute inspiration est ailleurs toutefois. Certains passages du discours témoignent d’une indignation contenue et d’une compassion sans ressentiment, dignes des plus grands écrivains. Tous les déportés d’aujourd’hui ne pourraient que se sentir compris et respectés d’un tel homme s’ils connaissaient le fond de sa pensée. Je vois dans ce pur sentiment d’injustice éprouvé à dix-huit ans l’explication de sa main si souvent tendue aux immigrants et aux Juifs en particulier. Je suis aussi persuadé que les Québécois partagent ce sens de l’hospitalité. En vain si l’on en juge par le résultat des dernières élections provinciales. Malheur des petites nations qui sont accusées des défauts des grandes sitôt qu’elles se montrent capables de sortir de leur ornière! Est-ce donc en vain que Bernard Landry aurait tendu sa main ? On n’aime jamais la justice en vain.

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