Daniel Essertier au camp de Darmstadt

A. Paul

Un compatriote de Dessertier, prisonnier avec lui à Darmstadt, évoque ses souvenirs du philosophe dans cette période cruciale de sa vie : « Les prisonniers des camps avaient généralement un ressort moral remarquable, qui me frappa dès mon arrivée parmi eux; mais il est certain que de fortes personnalités comme celle de Daniel Essertier contribuèrent à entretenir et, dans les moments sombres, à relever ce moral. » 

La captivité a eu ses bons côtés, au sein même des mauvais. Si l'on était séparé de la famille nationale en pleine guerre, on tâchait de reconstituer une famille spirituelle entre Français prisonniers. Les affinités morales et intellectuelles se dégageaient rapidement, et, dans ce grand mélange amorphe de la captivité, des sociétés restreintes, d'ailleurs ouvertes, se constituaient librement.

C'est ainsi, qu'arrivé au camp de Darmstadt en novembre 1915, je vis un jour un prisonnier (du 110e de ligne), petit, déjà grisonnant malgré sa jeunesse, et dont le clair et ferme regard avait un caractère qui ne s'oublie pas. On m'avait dit qu'il était candidat à l'agrégation de philosophie et qu'il faisait des cours à quelques camarades de son bataillon. On appelait ainsi chacune des cinq divisions du vaste camp de Darmstadt. Il était au 4e, moi au 3e; chacun des bataillons était séparé des autres par un grillage et un chemin de ronde; l'on pouvait se voir et même se parler de l'un à l'autre, mais il ne fallait pas trop stationner et je me rappelle l'expression de froide indignation d'Essertier un jour où une sentinelle l'avait avec sa crosse, écarté du grillage.

Quelques occasions de rapprochement matériel se firent. Le dimanche, les prisonniers étaient emmenés s'ils le désiraient, soit à la messe, soit au service protestant célébré l'après-midi par le pasteur suisse Correvon. Les distractions spirituelles étant rares, beaucoup allaient aux deux offices. Les prisonniers avaient en outre créé quelques théâtres où, d'un bataillon à l'autre, on pouvait se retrouver. Enfin, certains d'entre nous, chargés du soin des bibliothèques alimentées par des envois de Genève, purent circuler un peu à travers le camp; je fis ainsi plus ample connaissance avec Essertier, et bientôt nous devînmes amis.

Il m'apprit qu'il avait été fait prisonnier au début de la guerre, atteint de la scarlatine, dans un village belge. Il avait donc connu les premiers mois, si pénibles, de la captivité; depuis, des progrès avaient été réalisés et le camp de Darmstadt était certainement l'un des moins mauvais d'Allemagne. — Nous échangeâmes nos impressions, nos souvenirs, nos aspirations; de même éducation protestante, de même formation universitaire, portés l'un et l'autre vers l'histoire et la philosophie, nous avions bien entendu à côté de ces traits communs, des divergences; Essertier avait encore une foi presque mystique que je ne partageais pas, dans l'idéal démocratique; mais la discussion avec lui était toujours si positive et si élevée que toujours on en retirait un profit.

Nous formâmes bientôt un groupe d'amis, à la fois très divers et très semblable d'aspirations. Au printemps de 1916, nous nous réunissions dans une chambrette de camp, et pour tromper la longueur de la captivité, pour rester en forme intellectuelle au beau jour du retour en France, enfin, par intérêt immédiat, nous traitions à tour de rôle de bien graves questions: un professeur jésuite, le père G... nous parla des rapports de l'Eglise et de l'Etat, j'étudiai les sources de l'idée de patrie, Essertier fit une analyse très fouillée, très lucide comme à son ordinaire, du tempérament français... Nous étions loin alors, en pensée, de la Hesse-Darmstadt. Après l'exposé, nous discutions; Essertier était des plus écoutés. Son esprit net et caustique s'exerçait parfois. A l'occasion d'un entretien sur les confessions chrétiennes, on cherchait qui mettrait en valeur le point de vue romain. Désignant un protestant, volontiers catholicisant, Essertier dit: «Laissez-le faire, il s'en chargera beaucoup mieux que M...» (un excellent et charmant catholique de notre groupe).

Nous avions tous pour Essertier une amitié fortifiée d'estime pour sa haute culture, son beau caractère et la fermeté simple de ses principes. Il savait allier une foi morale absolue en l'idéalisme, à un sentiment presque bergsonien du concret. Il n'avait rien du sceptique ni même du pragmatiste et sous un aspect frêle, avait des aphorismes catégoriques; je me souviens d'une de ses assertions: «La vérité, c'est ce qui est.»

Les prisonniers des camps avaient généralement un ressort moral remarquable, qui me frappa dès mon arrivée parmi eux; mais il est certain que de fortes personnalités comme celle de Daniel Essertier contribuèrent à entretenir et, dans les moments sombres, à relever ce moral. J'ai parlé des cours qu'il faisait dans son bataillon; mais son exemple agissait plus encore: sa dignité naturelle, son travail constant, et, à l'occasion, son esprit de sacrifice. Quand une commission médicale envoya un certain nombre d'entre nous à Constance pour y passer la visite d'internement en Suisse, Essertier, malgré sa délicate constitution physique, ne chercha pas à partir alors, estimant qu'il pouvait rendre service à ses camarades en restant. Le trait est digne de lui, et digne d'être cité.

Il dut cependant, quelques mois après, passer la visite, et finit par être à son tour interné en Suisse où, après un premier échec à Constance, je le retrouvai l'été de 1917. Il vint un jour me voir à Gayon; tout en jouissant ardemment de la nature et de la liberté, il n'oubliait pas sa chère philosophie; sous un ciel plus inspirateur, nous reprenions nos beaux entretiens de Darmstadt.

A la fin octobre, les étudiants furent invités à se fixer dans une ville universitaire; nous nous retrouvâmes à Genève; Essertier était à Champel, moi au GrandLancy. Nous avions la bonne fortune de pouvoir entendre des professeurs de premier ordre: MM. Werner, Claparède, Pittard, de Crue, Chaix, etc.. et plus d'une fois, nous fûmes amicalement reçus chez tel ou tel d'entre eux. Mais chacun de nous suivait un peu sa voie intellectuelle propre, et, tout en étant libres de nos mouvements, nous trouvant voisins moins immédiats qu'à Darmstadt, moins isolés aussi, grâce à la noble et touchante sympathie des Suisses, nous nous vîmes moins. Puis ce fut le rapatriement au cours de l'été de 1918, les affectations diverses; en 1919, l'agrégation, et dès lors la vie d'Essertier se confond avec sa carrière universitaire: Annecy, Prague, Poitiers, Le Caire...

Je ne saurais mieux terminer l'évocation de ces chers et douloureux souvenirs qu'en citant les lignes que vient de m'adresser un de nos meilleurs camarades et amis du camp de Darmstadt, qui me permettra de le nommer ici—Paul Messie: «C'est une nouvelle bien inattendue et profondément triste que m'apporte votre lettre. Bien qu'ayant vécu moins que vous dans l'intimité d'Essertier, j'en avais conservé le souvenir très fidèle, et j'avais vivement apprécié ses qualités d'esprit et de coeur. Je revois encore son regard lumineux d'intelligence, et il est navrant de songer qu'humainement parlant, il n'en reste plus rien. Toutes les philosophies se heurtent contre ce mur mystérieux du destin. Vous avez dû, comme moi, constater bien des fois que ce sont les meilleurs qui semblent être frappés les premiers. » 




Articles récents