À la défense du touriste
On était sacré penseur quand on méprisait le bourgeois et le touriste. Le bourgeois a été réhabilité, mais le touriste a conservé ses stigmates. Pourtant, qui de nos jours est en droit d'affirmer qu'il n'a pas été, qu'il n'est pas et qu'il ne sera jamais touriste? Comment expliquer que cet alter ego de chacun d'entre nous, ce sauveur des musées, ce créateur d'emplois dans l'hôtellerie et l'industrie aéronautique, cet apôtre de la fraternité universelle et de la paix, comment expliquer que cet Ulysse moderne ait toujours si mauvaise presse?
Alfred de Vigny, dans un poème que lui inspirèrent les premiers chemins de fer, l'a d'abord présenté comme, un être «plongé dans un calcul silencieux et froid».
Adieu, voyages lents, bruits lointains qu'on écoute,
Le rire du passant, les retards de l'essieu,
Les détours imprévus des pentes variées,
Un ami rencontré, les heures oubliées,
L'espoir d'arriver tard dans un sauvage lieu.
La distance et le temps sont vaincus. La science
Trace autour de la terre un chemin triste et droit.
Le Monde est rétréci par notre expérience
Et l'équateur n'est plus qu'un anneau trop étroit.
Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne
Immobile au seul rang que le départ assigne,
Plongé dans un calcul silencieux et froid.
C'est ainsi qu'Alfred de Vigny accueillit le chemin de fer dont on peut dire qu'il fut avec le bateau à vapeur le créateur du touriste. Le touriste n'aime pas l'aventure, lira-t-on ensuite. Il exige d'arriver à l'heure dans un lieu civilisé. Il souille les paysages qu'il fréquente, il introduit la masse et le divertissement dans des lieux dont seul le voyageur solitaire peut découvrir le caractère sacré. «Le voyageur travaillait à quelque chose; le touriste est en quête de plaisir. Actif, le voyageur partait avec énergie à la recherche de gens, d'aventures, d'expériences. Passif, le touriste attend que se produisent les choses intéressantes. Il va voir les curiosités (en anglais: sight-seeing, expression créée à peu près en même temps puisqu'on la relève pour la première fois en 1847).»
C'est l'américain Daniel Boorstin qui écrit ces choses dans un classique, L'image, paru au début de la décennie 1960. Le même Boorstin est l'auteur d'une distinction entre le peuple et la masse: le peuple crée sa musique, ses danses, ses fêtes, la masse les subit. On organise tout pour elle. Par où l'on voit que le voyageur sort du peuple et que le touriste appartient à la masse.
«Le voyageur, ajoute Thierry Pasquot, quarante ans plus tard, dans Le Monde diplomatique de juillet 2001, s’arrange pour être « avec » et « parmi » les populations rencontrées. Le touriste, lui, est incapable d’une telle unité. Le voyageur pratique encore la flânerie, cette « gastronomie de l’oeil » qui enchantait Balzac. Nous vivons à plusieurs temps; des désirs opposés nous écartèlent; et le voyageur que nous rêvons d’être rivalise avec le touriste que nous sommes plus souvent que prévu ! Le premier prend le temps, déguste la durée, le repos, l’attente, alors que le second s’interdit le frivole, le fugace, la halte. Il craint l’aventure, mais espère la performance, d’où le développement sans précédent du tourisme de l’extrême, les ascensions des massifs montagneux les plus élevés, les expéditions polaires, les traversées des déserts, bref, tout ce qui est excessif. »
Le touriste est donc l'homme de la performance. Mais en quoi cela le distingue-t-il de l'ouvrier et du patron efficace, de l'athlète olympique, du moderne en général. Paquot admet que le voyageur que nous rêvons d'être rivalise avec le touriste que nous sommes plus souvent que prévu. Soyons honnêtes, le touriste a depuis longtemps éliminé le voyageur. Le dernier des voyageurs, le cosmonaute, est devenu lui-même un touriste.
Cette distinction de moins en moins justifiée entre le touriste et le voyageur masque à nos propres yeux un changement dans le rapport au réel, plus profond, plus universel, plus inquiétant aussi. Une mutation du regard à laquelle pratiquement personne n'échappe. J'ai eu récemment l'occasion de découvrir à pied, dans une belle campagne, un chemin que j'avais parcouru tous les jours en auto au cours des dix années précédentes. La différence fut telle que j'ai eu le sentiment d'avoir changé à la fois d'époque et de continent. J'ai marché dans des jardins dont je ne soupçonnais même pas l'existence, j'ai fait des rencontres imprévues, j'ai vu, j'ai senti des dizaines de fleurs sauvages, j'ai vu, j'ai entendu autant d'espèces d'oiseaux. Nous étions au mois de mai.
En voiture, je n'avais pas regardé le paysage, je n'avais pu que le scanner. Devant le téléviseur, je fais l'expérience inverse: cette fois c'est le paysage qui défile à toute allure devant moi. Je scanne alors au second degré ce qu'un appareil vidéo a déjà scanné une première fois. Ce rythme s'accélère sur Internet. L'homme d'hier scrutait plutôt l'horizon pour apercevoir le danger.
Scruter, scanner. Si les yeux de l'homme n'ont guère changé, son regard a été marqué par la culture et l'histoire. Les régimes scopiques (terme savant pour désigner les modalités du regard) ont varié. L'évolution des régimes scopiques jette un éclairage essentiel sur notre rapport au réel. Ivan Illich a eu l'excellente idée d'étudier cette évolution, ce qui l'a amené à distinguer quatre régimes évoluant vers une activité décroissante du sujet et une importance croissante de l'image. Nous nous arrêterons au premier et au dernier: le régime classique et le régime du show. Dans le cadre du régime classique qui caractérise une longue époque s'étendant de l'antiquité au Moyen Âge, le regard s'apparente au toucher. On peut le comparer à un bras extensible et rétractile pouvant toucher l'objet visé et en ramener l'image dans l'œil.
Une variante de cette interprétation précise que celui qui regarde émet un rayon visuel en direction d'un objet, d'une personne, d‘un visage. «Le regard y rayonne de la pupille pour embrasser un objet, se fondre avec lui.» Éros est au cœur de ce mouvement; certains auteurs qualifient la pupille d’érectile. Euclide présentait cet élan sous la forme d'un cône dont la pointe devait coïncider avec l'objet. Retenons que le regard ainsi vécu et conçu est un acte ayant des effets réels: un regard peut être assassin au sens le plus concret de ce terme; il peut aussi être amoureux au point de donner à la personne qui en est l'objet le sentiment d'être recréée par lui. Illich avoue qu'il lui était difficile de faire comprendre cela à ses étudiants de sciences médiévales: « Ils ont bien de la peine à saisir pourquoi sœur Diane de Vérone pouvait embrasser de ses chastes regards frère Jourdain de Saxe.»1 Retenons aussi que l‘homme est maître de son regard, comme il est maître du mouvement de ses bras et qu'il doit l'éduquer, apprendre à le faire servir au respect d'autrui, à la recherche de cette beauté qui éveille l'amour, l‘attachement.
Le quatrième régime scopique, celui d'aujourd'hui, Illich l'appelle le show, il le compare aussi au scannage. C'est celui que nous avons décrit en évoquant à grands traits la vie quotidienne contemporaine. Le regard y est passif et indifférent. «Il est devenu difficile, poursuit Illich, d'évoquer cette maîtrise du regard ou de comprendre une vision bien éduquée comme un élément de la vertu: l'homme moderne saisit mal qu‘il puisse y avoir un bon et un mauvais usage des yeux.»2 Surtout pour ces étudiants «qui s'imaginent avoir le crâne équipé d'un caméscope binoculaire et ne peuvent concevoir la formation du regard qu'en termes d'amélioration technique de leur rythme de digestion digitale.»3
Plusieurs ont compris qu'on devient ce qu'on mange et ils se détournent du junk food. Il semble plus difficile de comprendre qu'on devient ce qu'on voit et qu’il faut détourner son regard des junk sights.
Dans ce nouveau contexte dominé par le virtuel, le touriste, qu'il faut bien distinguer du vacancier, fait figure de héros. On lui reproche un conformisme qui le pousse à aller voir tout ce qui lui est présenté comme valant le détour. Il se perd donc en détours. Il encourt par là le reproche de Sénèque: ton mal tu le portes en toi, ce n'est pas en changeant de lieu que tu t'en libéreras. Mais Platon pourrait venir au secours du touriste, lequel cherche, à la lumière des indications qui lui sont fournies par des personnes plus éclairées, des scènes vraiment dignes de son regard, des objets auxquels il s'attachera, à partir desquels s'institueront en lui des hiérarchies. Il n'oserait peut-être pas le dire: c'est sa façon de sortir de la caverne virtuelle dans laquelle il se sent enfermé. Le besoin de réel, d'incarnation, l'incitera même à sortir des trajets recommandés, voire à faire de longs trajets à pied ou en vélo. Il peut ainsi faire des rencontres si heureuses qu'elles orienteront désormais sa vie. Nous sommes à l'ère de la sociabilité élective, préférable à bien des égards à la sociabilité subie dans ces milieux clos où l'on a plus de racines que d'ailes. Les plus beaux réseaux d'amis sont souvent le produit de voyages qu'il n'est pas toujours possible de bien distinguer du tourisme.
Des amis viennent de partir pour la Suisse. Ils marcheront dans les Alpes, peut-être à Sils Maria, dans les traces de Nietzsche. Et c'est ainsi, dira l'ennemi irréductible du touriste, que sera pollué par la présence humaine un site qui ne pouvait convenir à Nietzsche que dans sa virginité. Voilà un autre mensonge à démasquer. On est souvent très heureux de trouver un frère humain dans un de ces lieux – il en existe encore une infinité où l'on espérait être seul. Ersnt Jünger a été l'homme le plus étonné et le plus heureux du monde quand, à la recherche d'insectes rares dans une rivière oubliée d'Andalousie, il entendit au loin un clapotement. C'était le bruit que faisait en marchant dans l'eau de la rivière un vieil ami entomologiste, l'une des rares personnes au monde qui savait qu'on pouvait découvrir là des scarabées d'une exceptionnelle beauté. Ni l'un ni l'autre, m'objectera-t-on, n'étaient des touristes. Mais justement nous nous élevons tous au-dessus de notre statut de touriste quand nous contemplons vraiment. Et alors loin de vouloir garder pour nous seuls la joie qui nous inonde, nous plaignons tous ceux qui n'y ont pas eu accès. Et c'est ainsi que les récits de voyage ont fait naître le tourisme.
Il est fort possible que le tourisme tel qu'on le pratique aujourd'hui, à grande échelle et grande distance, disparaisse bientôt. Il faut espérer que les hommes auront su en profiter pour éduquer un regard réduit au scannage par l'ensemble de la vie contemporaine. J'ai beaucoup voyagé jusqu'à l'âge de cinquante ans et si je puis aujourd'hui vivre heureux dans mon pré, trouver dans une fleur sauvage près de la maison ce que j'avais cherché à Florence, je le dois en grande partie à des éblouissements exotiques: c'est la peinture hollandaise qui m'a révélé mes paysages d'hiver.
C'est l'autoroute et la télé de chaque jour qui ont réduit le regard créateur au scannage. Le tourisme est davantage une tentative pour y échapper qu'un moyen de le renforcer. Sans doute y échappe-t-on plus facilement par le vrai voyage, mais on pourrait tout aussi bien soutenir qu'en prenant chez soi de vraies vacances, en s'abandonnant à un temps vide, loin des autoroutes et des écrans cathodiques, on a encore de meilleures chances de pouvoir reprendre contact avec le réel par les yeux, et non seulement par les yeux mais par tous les autres sens. Car notre mal est une désincarnation mettant en cause tous les sens. Le tourisme excessif ne serait-il pas une tentative désespérée pour s'incarner, s'enraciner dans un autre lieu, fût-il aux antipodes?
1-Ivan Illich, La perte des sens, Fayard, Paris 2004. Surveiller le regard à l'heure du show, Conférence inaugurale de la grande rencontre internationale d'«Interface x, qui s'est tenue à Hambourg le 19 janvier 1993, p.205.
2-Ivan Illich et David Cayley, « La corruption du meilleur engendre le pire », Actes Sud 2007, p.156.
3-Ivan Illich, La perte des sens, p.168.