Le Sommet de Rio
La cité d'Éphèse, qui était encore luxuriante du temps de saint Paul, est aujourd'hui l'un des nombreux sites désertiques du pourtour méditerranéen. J'ai pour ma part longtemps pensé que les Anciens avaient l'excuse de ne pas savoir ce qu'ils faisaient quand ils permettaient à l'érosion de détruire leurs cités. Ce n'était pas le cas. Voici ce que Platon écrivait dans le Critias, quatre siècles avant notre ère: «Il y avait sur les montagnes de grandes forêts dont il reste encore aujourd'hui des témoignages visibles. Si, parmi ces montagnes, il en est qui ne nourrissent plus que des abeilles, il n'y a pas bien longtemps qu'on y coupait des arbres propres à couvrir les plus vastes constructions. Le sol produisait du fourrage à l'infini pour le bétail. Il recueillait aussi les pluies annuelles de Zeus et ne perdait pas comme aujourd'hui l'eau qui s'écoule de la terre dénudée dans la mer.»
Les témoignages de ce genre sont nombreux, en Orient comme en Occident. Les Anciens connaissaient le lien entre civilisation et pollution et pourtant, ils n'ont su ni prévenir, ni enrayer le mal. Leçon essentielle pour nous: entre savoir et pouvoir et même entre savoir et vouloir, la distance est grande. Et quand on croit l'avoir franchie, comme dans le cas du Superfund américain pour le nettoyage des sites toxiques, on découvre des obstacles imprévus. La dernière livraison du Business Week nous apprenait que le Superfund est un superscandale. La loi qui a créé ce fonds oblige les divers utilisateurs d'un site toxique, comme Love Canal, à partager le coût de la dépollution. Une étude de la Rand Corporation a montré que sur les 1300 millions versés de 1986 à 1989 par les compagnies d'assurances pour fins de dépollution, 1200 millions sont allés aux avocats. Cela aide à comprendre pourquoi après 12 ans et 11 milliards dépensés, seulement 84 des 1245 sites jugés les plus dangereux ont été nettoyés.
Voilà comment nous réglons des problèmes qui se situent dans notre cour. On est pris de vertige fataliste à la pensée des litiges qui surgiront entre les pays qui devront assurer solidairement la dépollution de la planète, tout en assurant leur propre développement durable.
Car, sauf peut-être chez une élite spiritualiste, nul ne songe à renoncer au développement, c'est-à-dire à une croissance se traduisant par ce qu'on appelle une meilleure qualité de vie.
Le développement durable et variable
Bien qu'ils aient analysé le phénomène de l'érosion, les Anciens avaient tout de même quelques excuses: ils ne connaissaient pas la totalité de la planète et ils ignoraient tout des mécanismes à très long terme qui déterminent le taux d'ozone, de gaz carbonique et d'oxygène dans l'atmosphère. C'est seulement à partir du XVIIe siècle que, grâce aux travaux du physicien J. Priestley, l'on saura que les végétaux respirent, remplissant ainsi la fonction-clé de la biosphère.
Nous devons désormais tenir compte de la totalité de l'espace et de la totalité du temps et nous découvrons chaque jour un aspect nouveau de cette complexité globale, de sorte que le développement ne doit pas seulement être durable, il doit aussi être variable, c'est-à-dire ouvert à des modifications dont on peut présumer qu'elles iront toujours dans le même sens: tenir compte d'un nombre croissant de facteurs.
Le développement est durable dans la mesure où il permet d'assurer la permanence de la ressource correspondant à un besoin: au lieu de couper l'arbre pour faire cuire votre repas, vous l'émondez pour qu'il pousse mieux et vous faites brûler les branches coupées.
C'est évidemment dans les domaines où les ressources sont renouvelables, en agriculture par exemple, que le développement durable offre les perspectives les plus intéressantes. Or, même sur ce plan les défis semblent démesurés. Au cours des 45 dernières années divers facteurs ont provoqué la dégradation de 11% des sols, et on détruit chaque année 42,5 millions d'acres de forêt tropicale.
Comment, dans ces conditions, assurer la permanence des ressources non- renouvelables comme le charbon et le pétrole, et comment faire en sorte que le recours à ces ressources n'aggrave pas l'état général de la planète?
Le défi des cultures
C'est pour des raisons culturelles souvent que, dans tel pays d'Afrique par exemple, on a besoin de faire bouillir les légumes et de couper des arbres à cette fin. Faudra-t-il que, dans ces pays, on modifie sa propre culture après avoir appris à émonder les arbres? Question cruciale, car l'un des buts du développement durable est de protéger la diversité des cultures. La même question se pose avec encore plus d'acuité dans le cas du contrôle de la croissance démographique: on ne pourra parvenir à ce contrôle sans une modification radicale d'une composante essentielle des cultures: les liens amoureux et familiaux.
L'obstacle politique
C'est toutefois sur le plan politique que se situe le pire obstacle. Si dans les pays industrialisés, on commence à mettre en doute le modèle occidental de développement, si l'on est sur le point de comprendre que la planète ne pourrait jamais survivre à la généralisation de l'usage de l'automobile, des toilettes à eau et des mets exotiques, on est plus que jamais disposés à exporter le système politique qui a coïncidé avec l'enrichissement collectif: la démocratie libérale.
Or dans ce régime, encore plus peut-être que dans les autres, la justice à l'intérieur d'un pays donné a toujours pour prix l'injustice à l'extérieur. C'est grâce aux ressources de ses colonies que l'Angleterre, par exemple, a pu enrichir ses travailleurs sans appauvrir ses riches. Le principe d'équilibre dans nos sociétés n'est pas un principe, c'est la croissance économique. Elle était favorisée jadis par les colonies. Elle est assurée aujourd'hui par des techniques et des capitaux qui permettent de prélever plus que sa part des ressources mondiales et d'hypothéquer l'avenir de la planète commune dans les mêmes proportions. À eux seuls, les sept pays les plus industrialisés sont responsables de l'émission de 45% des gaz à effet de serre.
En d'autres termes, c'est la force contre l'extérieur qui permet d'assurer le bonheur à l'intérieur de certains pays. Cette loi n'a pas varié d'un iota depuis les premières querelles entre clans. Le recours à la force a seulement pris des formes plus variées et plus subtiles.
C'est à cette loi que l'on va s'attaquer au Sommet de Rio. C'est une tâche impossible. Pour la réaliser il faudrait trouver et rendre opérantes des sources surnaturelles d'inspiration, dont l'histoire n'offre que de rares et éphémères exemples, sur lesquels on ne s'entend d'ailleurs pas. Voyez les Allemands de l'Ouest: ils ne veulent même pas payer le prix de la réunification de leur pays, réunification qu'ils souhaitaient pourtant unanimement depuis 1945.
Cette tâche impossible est pourtant enthousiasmante: chercher un principe autre que la force dans l'humanité et dans l'univers est le seul but ultime vraiment digne d'une collectivité humaine. Quoi qu'il advienne, si nous allons dans cette direction, nous aurons fait le meilleur usage possible de nos plus hautes facultés.