La terre a besoin des hommes
La semaine dernière, j'ai présenté une vision assez pessimiste du rapport entre les hommes et la nature. J'avais pourtant, bien présent à l'esprit, le sourire optimiste de celui qui a le plus contribué à lancer le mouvement écologique en Amérique du Nord et dans le reste du monde: René Dubos. C'est lui qui fut le principal animateur de la rencontre de Stockholm, en 1972, dont celle de Rio est la suite. Il est aussi l'auteur d'une formule inspirante qui se trouve aujourd'hui sur toutes les lèvres: «Penser globalement, agir localement1.»
J'ai eu le bonheur de le rencontrer fréquemment et de correspondre avec lui. J'espère vivement, en pensant aux jeunes surtout, qu'à Rio son message optimiste, toujours vivant, fera oublier le marécage politique où bien des rêves seront engloutis.
L'optimisme du désespoir
À la fin de sa vie, notamment dans une chronique intitulé The Despairing optimist, Dubos revenait constamment sur le même thème: «aborder les problèmes écologiques d'un point de vue purement négatif ne mène à rien et surtout ne mobilise pas l'intérêt du public. Le public se fatigue très vite d'entendre seulement des histoires de désastre, il faut donc tout repenser d'une manière beaucoup plus positive.»
Dubos attachait beaucoup d'importance à la notion de résilience, mot synonyme de rebondissement, qui désigne la capacité qu'ont les écosystèmes de se reconstituer après avoir subi un stress. Soutenue par l'homme, cette aptitude de la nature au redressement est encore plus manifeste. «Je ne connais, disait Dubos, aucune situation, si tragique qu'elle ait pu être, qui n'a pu être redressée en une dizaine d'années, pourvu qu'on accepte de s'en donner la peine et de faire des choses relativement simples, beaucoup moins coûteuses qu'on ne le pense.»
Il adorait raconter des anecdotes comme celle-ci, propre en effet à remonter le moral des écolologistes les plus pessimistes. Il s'agit de la dépollution du magnifique lac qui se trouve au coeur de la ville de Seattle. «Un avocat de la ville, a commencé à parler de la dépollution autour de lui, sans grand succès; personne ne s'intéressait à lui, mais il a pu se mettre en rapport avec la Ligue des femmes qui se préoccupent du vote, et par leur intermédiaire, il a commencé à créer une opinion publique dans la ville, puis après trois ou quatre échecs, un groupe devenu important a obtenu que Seattle vote des crédits suffisants pour que les égouts et les autres ordures ne soient plus déversés dans le lac mais envoyés ailleurs ou traités. Le résultat c'est qu'en moins de sept ans, sans aucun traitement de la nappe d'eau, mais simplement en cessant de polluer, les pouvoirs de récupération de la nature ont agi tout naturellement et le lac est redevenu aussi beau qu'il l'était avant.»
À propos de la déforestation en zone tropicale, problème dont il a lui-même souligné la gravité, il ne manquait jamais de rappeler la prodigieuse initiative des Chinois qui, à partir de 1949, ont entrepris de reboiser leur pays, au rythme de
10 millions d'acres par an. Le processus de déforestation avait commencé il y a des milliers d'années.
«L'homme est par nature un tre de culture.» (Gehlen)
Dubos attachait autant d'importance, sinon plus, à la conservation des paysages créés par l'homme qu'à la défense de la nature sauvage. Il pensait que la nature ne fait pas nécessairement les choses mieux que l'homme. Nature knows best!
«Ce slogan, disait-il, est une profession de foi quasi religieuse plutôt qu'une loi fondamentale de l'écologie.» Il taquinait les écologistes radicaux en leur rappelant que si l'on prend leur vision des choses comme critère, ils commettent un crime contre l'écologie chaque fois qu'ils tondent leur gazon ou qu'ils taillent leurs rosiers.
Évoquant sa terre natale, la France, il ajoutait: «Chaque vieux pays pourrait prendre à son compte la formule de Charles Péguy présentant la Beauce à Notre-Dame de Chartres: "Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.''»
L'achat écologique
Trois cents ans de labeur ont aussi fait des paysages bien doux dans la campagne québécoise. Moins de cent ans de labeur auront même suffi à humaniser une grande partie du territoire de l'Abitibi. J'ai fait là-bas ces jours derniers des observations que Dubos aurait sûrement ajoutées à sa liste d'anecdotes enthousiasmantes.
Tous les écologistes du monde s'entendent sur une chose: il faut réduire la quantité d'énergie liée à la production et, encore davantage à la distribution des aliments. Il faut deux ou trois calories, principalement sous forme de pétrole et de ses dérivés pour produire une calorie sous forme de nourriture; à quoi il faut ajouter sept ou huit calories pour traiter, emballer, transporter et conserver le précieux aliment.
En conséquence, chaque région de la planète devrait viser l'auto- suffisance alimentaire, en veillant seulement à ce que la préférence pour les produits locaux n'entraîne pas un protectionnisme qui serait lui-même cause d'inefficacité et donc de gaspillage d'énergie.
Justement, j'ai visité en Abitibi des élevages de bœufs et des fermes laitières exemplaires à tous égards où, à l'aide de techniques à la fois simples et d'avant garde, l'on met à profit l'un des avantages de la nordicité: un fourrage d'une qualité exceptionnelle.
À défaut de prêts et de subventions pour construire des silos, (telle est la volonté des pouvoirs centraux) de nombreux cultivateurs d'Abitibi ont appris à maîtriser la technique des silos-meules; une technique aussi simple, celle du mur coupe-vent, leur permet d'éviter de construire des granges. Ils partagent en outre leurs machines avec leurs voisins. Résultat: ce n'est pas la concurrence des Américains qu'ils craignent, mais pour un moment encore, celle des Néo-Zélandais.
Rien n'est plus triste à tous égards qu'une terre abandonnée. Il y en a beaucoup en Abitibi. Le Québec importe, en général de très loin, pour 1 milliard de viande de bœuf chaque année. L'Abitibi et les autres régions nordiques pourraient nous fournir cette viande en quantité et bientôt en qualité suffisantes. Il ne serait pas nécessaire pour cela que nous adoptions des mesures protectionnistes. Il suffirait que chaque consommateur, à commencer par les acheteurs des institutions comme les hôpitaux, demande du bœuf d'ici à son boucher. En Américain, cette façon de faire, qui n'est alors nullement entachée du péché de nationalisme, s'appelle ethical and ecological shopping.
L'un des cultivateurs que j'ai rencontrés, M. Jean-Noël Frappier, de La Sarre, m'a assuré que, par principe, il ne donnait pas d'hormones à ses bêtes. Il font tous comme lui, m'a confirmé l'agronome qui me guidait, M.Daniel Carle, et ils s'estiment ainsi payés en safisfaction personnelle de ce qu'ils perdent en rentabilité immédiate.
Voilà un choix écologique, simple mais bien réel, dont un nombre croissant de personnes se montrent capables. Des personnes de même espèce font prospérer les serres coopératives de Guyenne que l'on chauffe en faisant brûler, de façon rigoureusement contrôlée, les huiles usées récupérées dans les stations-service de la région. L'Abitibi importe ainsi beaucoup moins de tomates de l'extérieur et elle produit elle-même les plans de conifères nécessaires au reboisement de ses forêts. Là réside l'espoir. «Penser globablement, agir localement.»
1. Courtisons la terre, Éditions Stock, Paris 1980, p.235