La science et le pouvoir
C?est Descartes lui-même qui a été le premier théoricien de ce rapport social. À la fin de sa célèbre explication de l?arc-en-ciel, il écrit: «Et ceci me fait souvenir d?une invention pour faire paraître des signes dans le ciel, qui pourraient causer grande admiration à ceux qui en ignoreraient les raisons». Suivent une série de conseils techniques indiquant la façon de produire un spectacle propre à assurer la gloire de son invention, de même que celle du prince qui lui paie une pension. Au moyen de fontaines disposées en série et savamment construites où couleraient des huiles et des alcools à la place de l?eau, «on pourra faire, précise Descartes, que ce qui paraîtra coloré ait la figure d?une croix ou d?une colonne, ou de quelque autre chose qui donne sujet à l?admiration». Mais à quoi bon, ajoute le philosophe, se donner la peine de produire un spectacle aussi ingénieux si l?on ne peut pas l?offrir à tout un peuple? «Mais j?avoue qu?il y faudrait de l?adresse et de la dépense, afin de proportionner des f
ontaines, et faire que les liqueurs y sautassent si haut, que ces figures pussent être vues de fort loin par tout en peuple, sans que l?artifice s?en découvrît» (Oeuvres et lettres de Descartes, Paris, La Pléiade, 1958, pp. 243- 244).
À deux reprises, Descartes précise que l?effet désiré, la fascination du peuple, suppose que ce dernier ignore aussi bien les raisons du prodige que son caractère artificiel.
Cette double ignorance qui donne à l?image fabriquée l?apparence et le prestige miraculeux d?un phénomène naturel unique fait partie des conditions d?existence de la télévision: «La télévision est un écran entre le réel et nous alors que le téléspectateur croit qu?elle est l?écran sur lequel se projette le réel» (Jacques Piveteau, cité in Jacques Ellul, Le bluff technologique, Hachette, 1988, p. 395).