(...) En j’en vins à songer aux effets éventuels du snobisme. On ne doit pas trop en médire. Il a ses avantages comme il a ses inconvénients, et plus peut-être de ceux-là, au fond, que de ceux-ci. Si son autorité est basée sur la mode, le bénéfice est évident lorsque c’est, par hasard, d’un artiste de génie qu’il s’agit. Il procure aux badauds dont la sensibilité prédisposée s’ignorait, une occasion involontaire et insoupçonnée de culture, tandis que, par ailleurs, son impuissance est absolue à assurer une gloire imméritée autant qu’à édifier pour un vulgaire industriel ou amuseur un succès qui ne soit éphémère. Il est notoire que ce qu’on baptisa « le debussysme » fut prôné tout d’abord par un groupe assez restreint d’admirateurs; il n’est guère niable que le snobisme ait contribué à en imposer la vogue, et on ne peut certes douter pourtant que ne soit aussi spontané que sincère l’enthousiasme qu’inspire actuellement, à un toujours plus grand public, cet art qui le déconcertait jadis. Et il en fut de même à l’égard de
Wagner, comme aussi bien pour tout art novateur. C’est là surtout qu’est précieux le snobisme. Il se trahit parfois d’une candeur naïve, témoin cette anecdote authentique. Après l’exécution du
Quatuor de
M. Maurice Ravel, un monsieur et sa femme applaudissent chaleureusement, et le dialogue suivant s’engage : « C’est bien, cette chose-là, c’est très bien. » – « Oui, mais c’est drôle, il n’y a pas de thèmes. » – « Oh ! tu sais, c’est toujours comme ça dans ces machines classiques. » En dépit de l’inconscient compliment qui termine, on peut estimer que M. Ravel n’a pas de chance avec ses « thèmes » : mais, si ce couple persévère, peut-être bien lui arrivera-t-il, par un beau soir, de se les fredonner sans y penser en rentrant chez soi dans la nuit. Le snobisme, au surplus, n’est nullement particulier aux profanes. Maints mélomanes indurés pourraient dire avec le poète : « Et, si c’est du
Mozart, que l’on m’en avertisse ! » On en eut une bien jolie preuve à certain concert de la Société Musicale Indépendante où les noms des auteurs n’étaient pas inscrits au programme. Les
Valses nobles et sentimentales, sous cet anonymat, reçurent un accueil de la plus ironique fraîcheur. À quelque temps de là, dûment signées Ravel, on les applaudissait à tout rompre. C’est peut-être que la plupart des gens sont plus ou moins dans le cas de
Candide, « qui avait été élevé à ne jamais juger de rien par lui-même ». Il est de fait que le jugement parfois d’esprits éclairés même se décide souvent volontiers d’après l’étiquette ou pour le moins en est influencé; et c’est ce qui rendrait notre Académie redoutable malgré son ineffable inanité, n’était le ridicule qui depuis deux cents ans est inhérent à cette institution cardinalesque. Peu de personnes ont des idées vraiment à soi et des impressions personnelles; moins encore oseraient les proclamer sans gêne envers et contre tous. Bien rare est assurément le courage de ce quidam indépendant et explicite qui, à l’audition de la
Sonate, op. 108, en si bémol, de
Beethoven, qu’exécutait un virtuose célèbre, interrompit soudain la fugue horripilante de laideur et de vacuité en hurlant d’exaspération : « Oh ! Assez ! Assez ! » Un grand nom entraîne tous les suffrages et capte l’admiration fascinée. Je me souviens qu’il y a bien longtemps un musicien distingué jouait devant moi la seconde des
Partite diverse sopra : O Gott, du frommer Gott de
Bach, dans le cinquième cahier de l’Édition Peters. Et, ce faisant, il buvait littéralement du lait, souriait, se pâmait, dodelinait de la tête, soulignait d’exclamations ravies les intentions du maître : « Voyez comme il l’amuse avec sa basse ! … Et maintenant son thème !… » Je lui avouai pourtant ne point partager son émoi et, ayant consulté Spitta, nous découvrîmes que cette composition datait de la seizième année de Bach, alors élève de Georg Boehm, organiste à Lunenburg, et que précisément la variation qui l’excitait à ce degré était, mieux qu’un pastiche, un véritable décalque de la manière du professeur dont l’oubli eût probablement anéanti tout souvenir s’il n’avait servi de modèle à Bach adolescent. Une réputation bruyante aboutit fréquemment aux mêmes résultats. Il faut certes une jolie juvénilité ou un aveuglement intrépide pour décerner le titre de penseur et la considération qui s’ensuit au perpétreur de l’amphigouri que voici :
Le soleil chassait les longueurs de l’horizon quand le jeune homme releva son front rafraîchi par l’ombre du temple et le frisson des hymnes. Ces éternelles sacrifiées, les mères et les amoureuses, et les blêmes enfants un peu morts, de qui les pères escomptèrent la vie pour animer une formule, toutes les victimes des égoïsmes supérieurs, transverbérées de ces flèches qui sont les pensées des sages, gisaient sur les parvis du lieu que nous rêvons.
Cette phrase lapidaire, qui garantit à l’infini postérité des chats le régal d’une éternité de langues, fut découpée par M. Victor Snell à la page 110 de
Sous l’œil des Barbares et sertie dans un petit joyau de finesse et d’humour intitulé
le Jardin de Marrès, par Bérénice. Que le snobisme lui-même n’ait point récalcitré devant les « enfants un peu morts », la chose est digne de mémoire. Le bilieux Pococurante néanmoins exagérait en opinant : « Un sot admire tout d’un auteur estimé. » Il peut y avoir là autant et même plus de modestie insue que de sottise, et ce serait un des côtés par quoi le snob pourrait, non seulement attirer la sympathie, mais profiter de son snobisme. On ne doit pas pécher d’orgueil en face d’une œuvre d’art. Il serait d’une arrogance assez niaise de prétendre trancher tout de go sur la qualité d’un ouvrage auquel un individu doué a travaillé pendant des mois ou parfois des années. Quand on ne comprend pas, il est bon de se dire qu’on est soi-même l’imbécile et non pas l’autre, et de s’efforcer de comprendre. Je me suis toujours bien trouvé, pour ma part, d’adopter humblement ce principe; aussi continué-je à le mettre en pratique. Je me rejoue périodiquement les œuvres dont la valeur, le sens ou la beauté m’avaient semblé d’abord indiscernables, dans l’espoir de les percevoir quelque jour. C’est une telle joie que d’admirer ! Je relis ainsi tous les ans, par exemple, les deux importantes sonates que MM.
Dukas et
d’Indy ont écrites pour le piano, et, si mon premier sentiment n’a malheureusement pu se transformer encore à leur égard, cette persévérance appliquée à
Ariane et Barbe-Bleue m’induisit tout au moins à un plus haut respect pour l’effort et la probité du musicien. Le désir d’admirer est un ferment fécond de culture, et sans doute est-ce dans le snobisme qu’il se présente avec le plus d’ingénuité. En somme, c’est le cas ou jamais de tomber d’accord avec
M. Saint-Saëns qui, n’ayant, à vrai dire, alors que quarante et un ans et dissertant en 1876 sur le snobisme wagnérien, déclarait avec sa netteté coutumière :
À tout prendre, je préfère hautement ceux qui s’inclinent devant une évidente supériorité et ne marchandent pas leur admiration, dussent-ils admirer de confiance, à ceux qui dénigrent de parti pris et font parade de ne rien comprendre à des œuvres que beaucoup d’autres comprennent et qu’ils comprendraient fort bien eux-mêmes, s’ils voulaient s’en donner la peine.
Le snobisme ingénu, en effet, est le signe d’une âme enthousiaste d’un naturel sociable et d’un esprit ouvert d’instinct. C’est peut-être pourquoi il fleurit particulièrement chez nous, si prompts à l’engouement, déférents à la mode et sensibles à l’opinion du prochain. Car « le Français est glorieux », ainsi qu’observait
Clauzewitz en croyant nous lancer un sarcasme, « il a plaisir à se montrer sous le jour le plus favorable » : ce qui est un des traits du snobisme, et même son meilleur. Il est réel que le Français souhaite être aimé et admiré, et, après tout, ça vaut encore mieux que le contraire. Cela prouve un cœur généreux, innocemment crédule à la bienvaillance des hommes. Il faut sans doute quelque bassesse pour supporter imperturbablement la froideur ou l’hostilité d’autrui. Oui, le Français et « glorieux », ce qui ne signifie pas vaniteux, soit dit en passant. C’est un défaut qu’on nous attribue quelquefois, mais, au fond, bien à tort. La vanité ne va jamais sans la morgue ou le pédantisme et ce n’est assurément pas chez nous que perchent ces deux oiseaux-là.