Ravel Maurice
Musicien intelligent et savant entre tous, personne ne sait mieux la musique que Ravel. Personne n'écrit mieux. Personne ne sait mieux développer un thème, personne ne sait mieux composer un thème de huit, de seize mesures et même davantage. Et ces thèmes, ils ont de la personnalité, ils sont proprement ravéliens. Il y a aussi une harmonie ravélienne, une couleur, un tour d'esprit ravéliens, quoiqu'on ait voulu, dans le temps, confondre tout cela dans le debussysme.
Et puis, il n'y a jamais lieu de se tromper sur le sens de la musique de ce magicien, car nul ne sait mieux que lui dire exactement ce qu'il a à dire. La perfection de se métier est si grande qu'on a envie de lui dire, pour emprunter une formule à Bernard Shaw: «Prenez garde, il ne faut pas tenter Dieu!»
C'est sans doute à cause de cette éblouissante perfection technique qu'on l'a taxé de sécheresse. Cette perfection paraissait être ennemie de ce fameux sentiment au nom de quoi on a condamné tant de musique. Car il fut de mode en Europe au commencement de ce siècle, et ce l'est encore en notre province, de ne parler en art que de sincérité et de sentiment. Comme si la sincérité pouvait excuser le manque de génie! Ce serait trop commode! Quelles bêtises, quelles pauvretés et quelles misères n'a-t-on pas excusées au nom de la sincérité! On oublie que celui qui assassine est aussi sincère...
Ne croyez-vous pas comme moi que les artistes au cœur trop gros, au cœur toujours ouvert et en ébullition, ont fait prime trop longtemps? Et ne croyez-vous pas, aussi, que la faveur d'une certaine musique de Charpentier, par exemple, de Puccini et autres Mascagnis, ne repose que sur ce malentendu hérité du romantisme? Eh bien! l'art net, propre, assuré, lucide, de Ravel, veut nous initier à un plus honnête usage de nos facultés émotives et n'en pas exclure le côté intellectuel. Déjà, Debussy avait remis de l'ordre dans nos cours et redonné de la dignité à l'intelligence musicale.
Mais que cet art ravélien, d'une si éblouissante technique, ait sacrifié au plaisir, à la grâce, à la sensualité, quelquefois à l'humour, même à l'ironie, n'empêche qu'il soit l’œuvre d'un homme sensible. Ce serait le méconnaître étrangement que lui refuser la tendresse, l'émotion et la douceur qu'il contient et dont sont si abondamment pourvues des oeuvres comme Daphnis et Chloé, le Trio, Gaspard de la Nuit ou le Concerto pour la main gauche seule. Quant aux fameux Jeux d'eau pour piano, que nous connaissons tous, c'est une musique d'un ordre purement extérieur, et qui relève surtout de la magie.
Autant que celle de Debussy, et pour des raisons différentes, c'est une musique qu'il faut écouter avec ses oreilles. Avec ses oreilles d'abord. Il faut l'entendre comme elle est, et n'y pas chercher un problème de « mort ou de damnation». Ce n'est pas une musique pour cœurs malades, ni une musique à grimaces hystériques. Ravel ne veut spéculer sur aucune infirmité. Sa musique est celle d'un homme sain qui veut jouer franc jeu avec l'auditeur, et qui n'a nulle envie de se déchirer le ventre de désespoir. C'est de la musique qui n'a pas d'autre but avoué que d'être musicale.
Menuet (de la Sonatine).
Vous verrez par les morceaux que j'ai inscrits à mon programme que Ravel s'accommode fort bien des formes classiques. Il les recherche. Il les préfère à d'autres. On dirait qu'il se crée des difficultés pour le seul plaisir de les vaincre.
La musique de sa Sonatine se meut d'ailleurs avec aisance et aussi avec une grâce parfaite dans le cadre des petites sonates d'Haydn. Le Menuet est assurément un chef-d’œuvre de grâce et d'émotion discrète.
Le Gibet.
Le Gibet est le second des trois poèmes pour piano intitulés Gaspard de la Nuit, d'après Aloysius Bertrand.
Le titre à lui seul est lugubre. Et l’œuvre est très émouvante et très impressionnante par sa force contenue, par sa mesure, par son rythme, par la beauté de ses thèmes et par la richesse de son harmonie.
Voici le premier et le dernier des versets du poème qui l'a inspirée:
Ah! ce que j'entends, serait-ce la brise nocturne qui glapit, ou le
pendu qui pousse un soupir sur la fourche patibulaire?
C'est la cloche qui tinte aux murs d'une ville, sous l'horizon, et la carcasse d'un pendu que rougit le soleil couchant.
Tout au long de ce poème tragique, on entend la cloche qui tinte inexorablement. Ce si bémol qui ne s'arrête jamais crée une atmosphère, un fond de tableau, dans quoi se meuvent librement les thèmes et les harmonies, et aussi l'image lugubre du pendu.
Rigaudon (du Tombeau de Couperin).
Le Tombeau de Couperin est une suite de pièces pour le piano. C'est un hommage à Couperin, mais c'est aussi un florilège à la mémoire d'amis tués à la guerre. Et pourtant, il n'y a pas ici de marches funèbres, pas de grimaces, pas de cris inutiles.
C'est l'image souriante d'amis très chers à jamais disparus, c'est le souvenir de leur charme et de leur bonheur. Tout cela est écrit dans l'esprit du XVIIIe siècle, mais deux notes suffisent à révéler qu'on est au XXe, et que cette musique est du plus pur Ravel.
Le Rigaudon, qui est un morceau très scandé, très vif, possède à mon sens, dans sa seconde partie et à l'endroit le plus nu, toute l'habileté harmonique, je dirai même toute l'astuce de Ravel.»
Source: Léo-Pol Morin, Musique, Montréal, Beauchemin, 1946