Dukas Paul

«Paul Dukas occupe une place spéciale dans la musique française, entre ce qu'on a convenu d'appeler le franckisme et le debussysme. Musicien traditionnaliste, mais de la «grande tradition», ainsi que l'on dit (sans doute celle des grands classiques allemands), ses oeuvres contiennent toutes les qualités classiques générales, qui sont aussi bien l'ordre, le bon sens, la certitude dans le langage et la clarté dans la forme. Mais si Paul Dukas a l'intelligence des grands classiques, si sa musique est exultante, pleine, joyeuse et forte, tout ensemble ordonnée par une intelligence rigoureuse et proportionnée dans des formes propres à son plus complet épanouissement, il y manque cependant un peu de cet élément invisible, de ce lyrisme inconscient, de cette pulsation de l'âme, de cette émotion qui donne à une oeuvre sa plus précieuse beauté. Faute de cela, faute d'une matière d'une perfection transcendante, l'émotion esthétique n'est pas complète.

Paul Dukas s'est plu à édifier des oeuvres qui s'imposent par leur noblesse de caractère, où commande la force, où tout est solide et réfléchi, où rien n'est laissé au hasard. Monuments qui jamais n'écrasent, cependant, jamais ne subjuguent. Mais bien que cette force sache s'apaiser après les mouvements les plus impétueux, bien qu'elle contienne de la tendresse émue, quelquefois, et du sourire, elle n'attire pas, et on éprouve le besoin de se tenir à distance respectueuse. Cette musique nous parle comme du haut d'une chaire et elle démontre toujours quelque chose.

Polyeucte, musique de scène qui traduit avec précision l'élément capital de la tragédie de Corneille, la lutte pour la foi, est la première oeuvre importante de Dukas. Mais la Symphonie en ut est la véritable première grande oeuvre du musicien, en possession d'une forte personnalité. OEuvre de proportions parfaites, ardente, fougueuse, puissante et admirablement orchestrée. L'Apprenti Sorcier est une musique plus fougueuse encore, endiablée et de forme bien différente. C'est une sorte de scherzo fantastique, une sorcellerie musicale autour d'une ballade de Goethe. La liberté des rythmes joue ici, complète, et on n'en admire que plus le pouvoir de l'intelligence, quand celle-ci, à la fin, anéantit dans le silence le ballet endiablé.

C'est en sortant d’œuvres de cette envergure que Dukas s'est mis à écrire pour le piano. Sa Sonate ne pouvait être qu'immense et d'une puissance même excessive, en certains endroits. D'un haut dynamisme, elle rappelle les grandes conceptions de Franck et de Beethoven. Mais elle se maintient précisément trop dans la haute dynamique, et l'écriture en est chargée, malgré la luminosité, par exemple, du second thème du premier mouvement, la sérénité et le calme de l'Andante, la farouche et mystérieuse nervosité du Scherzo. Le Finale, avec sa perpétuelle augmentation de l'idée génératrice, laquelle trouve son plein sens dans une péroraison magnifique, est une chose grandiose et imposante.

Variations, Interlude et Finale, sans atteindre à la même grandeur, ce dont le sujet ne se fût pas accommodé, est une oeuvre magistrale aussi, qui amplifie jusque dans la plus extrême complexité un thème simple de Rameau. Les variations sont tour à tour délicates, somptueuses ou poétiques, mais elles conduisent à un Interlude laborieux, empâté, et d'une esthétique gênante dans le voisinage des belles Variations et, surtout, du Finale, qui est d'un prodigieux agrément. Le thème, ici, se forme, roule sur lui-même, se développe et finalement se tait, aussi facilement qu'il s'est mis en marche.

Une fois en possession de moyens d'expression aussi persuasifs, Dukas entreprend un drame lyrique, Ariane et Barbe-Bleue. Après Pelléas, mettre en musique un drame de Maeterlinck avait tout l'air d'une dangereuse opération. Mais s'il y a entre les deux oeuvres une similitude due à la même qualité d'émotion qui anime les deux poèmes de Maeterlinck, la musique de Dukas n'a aucun rapport avec celle de Debussy, si ce n'est cette couleur générale qui est avant tout un style d'époque, bien que l'on dise que, de style d'époque, il n'en existe plus de nos jours. Maeterlinck a trouvé en Dukas un traducteur net et tranchant auquel une certaine atmosphère, une certaine sensibilité inexprimée du poème est demeurée étrangère. L’œuvre est pourtant très belle, forte, pure, très noble aussi. Il s'y trouve de nombreux épisodes instrumentaux d'un beau lyrisme, des parties vocales d'une expression intense, comme l'appel des prisonnières d'Orlamonde, les scènes entre Ariane et les prisonnières, la scène des paysans, la plus forte page de la partition, et le tragique retour de Barbe-Bleue. Ariane est noblement caractérisée dans un sentiment sérieux et grave et son départ, après le retour de Barbe-Bleue, est infiniment touchant.

La Péri est un drame à sa manière, mais étiqueté poème dansé. La danse y a une valeur aussi grande que le poème dans le drame lyrique. Le conte persan qui en est le sujet montre un héros, Iskender, à la recherche de « la fleur d'immortalité». Il la trouve dans la main d'une « Péri » endormie. Mais la «Péri» veut la lui reprendre et, pour l'émouvoir, elle danse devant lui la merveilleuse danse des Péris. Iskender, ému, lui rend sa fleur. La Péri s'en va. Iskender, vieux, va donc mourir. La musique est éclatante, nette, incisive, colorée et chaude, et c'est ici, vraiment, une oeuvre de maturité.

Si les oeuvres de Paul Dukas ne sont pas nombreuses, elles sont toutes importantes par la qualité de leur inspiration et par la beauté de leur réalisation. Elles sont toutes de construction irréprochable et c'est sans doute ce qui a fait dire à une critique trop spirituelle qu'elles étaient «des cours de composition ». On peut ne pas se sentir complètement empoigné devant Ariane, devant la Sonate et les Variations, mais on ne saurait nier à ces oeuvres des qualités de premier plan. Ainsi que je le disais plus haut, il semble qu'une puissance trop bien ordonnée, une trop grande conscience de la mise en oeuvre, empêchent une certaine sensualité, un certain charme et une émotion directe de s'épanouir dans ces belles constructions. Mais il est indéniable que L'Apprenti Sorcier, avec son balai vivant, que La Péri, avec sa merveilleuse et étincelante parure orchestrale, sont des chefs-d’œuvre authentiques. Les musiciens de cette force sont rares en France et Dukas s'apparente aux plus grands de ce temps.»

Léo-Paul Morin, Musique, Montréal, Beauchemin, 1946

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