Beaucoup de science...
À propos de Darwin, le hasard et Dieu,par le professeur Michel Delsol. Qu'importe que les animaux aient en partage une partie des dons autrefois associés, en exclusivité, à l'âme immortelle de l'homme, si cet homme conserve, seul parmi la multitude des espèces animales, le don de dominer ses sécrétions hormonales.
À propos de Darwin, du hasard et de Dieu, par le professeur Michel Delsol
Jacques Dufresne
«Devant l'homme souverain, Dieu pas à pas se retirant (en lui-même).» Je me permets d’ajouter cette parenthèse à ce mot du poète provençal Frédéric Mistral. C'est le meilleur résumé que je puisse faire du livre de Michel Delsol. Chaque progrès qu'accomplit la science enlève du visage de Dieu un masque qui était la projection sur lui de l'ignorance et de l'impuissance de l'homme. Si la science fait de Dieu une hypothèse inutile pour expliquer les phénomènes, elle révèle aussi son vrai visage. Si l'homme peut prévoir les ouragans, c'est la preuve que Dieu a créé le monde en lui donnant assez d'autonomie pour se dispenser d'intervenir lui-même dans la chaîne des causes secondes.
Michel Delsol est un éminent biologiste, spécialiste des batraciens dans la première partie de sa carrière, qui a toujours été préoccupé par les questions ultimes, ce qui l'a rendu humble, capable de dialoguer avec les philosophes et les théologiens sans faire peser sur eux le prestige de la science. Il a toujours eu pour la recherche du pourquoi un intérêt tel qu'il a obtenu un doctorat en philosophie. Il détient donc deux titres de docteur. S'il n'a pas de doctorat en théologie, il a, en tant que catholique éclairé, un sens aigu de la dignité de cette discipline.
Savant, philosophe et catholique! Comment vivre en harmonie avec soi-même dans de telles conditions? C'est à cette question qu'il répond dans son livre, non pas en dialoguant savamment avec ses collègues, mais en laissant une synthèse unique, la sienne, en héritage à ses enfants et à tous ceux qui, dans l'avenir, attacheront de l'importance au siècle passé, lui-même bien ingrat à l'égard du passé! Ingratitude à laquelle a échappé Michel Delsol et ce n'est pas là le moindre de ses mérites.
Quand je l'ai connu à Lyon, au début de la décennie 1960, il m'a donné l'occasion de rencontrer l'un de ses maîtres, Jean Rostand; il aussi attiré mon attention sur un autre de ses maîtres, Pierre-Paul Grassé. Je devais plus tard découvrir dans ce second maître, le plus brillant critique, avec Arthur Koestler, du darwinisme, ancien et nouveau. D'où chez moi un certain étonnement à la lecture du livre de Delsol, Darwin, le hasard et Dieu,un livre qui donne raison au célèbre biologiste anglais et à ses disciples contemporains.
La brève passion sans lendemain qui m'a permis, il y a vingt ans, d’étudier la question de l'évolution ne m'autorise pas à me prononcer aujourd'hui sur ce sujet toujours délicat et de plus en plus complexe. Je ferai mienne, pour les fins de cet article, l'opinion de Michel Delsol qui lui-même rejoint l'ensemble de ses collègues: « Les spécialistes des théories explicatives de l'évolution admettent presque tous les idées de Darwin. Il y a seulement des variantes à l'intérieur du système darwinien.1» Au demeurant, ce n'est pas sa position sur l'évolution qui m'apparaît comme la chose plus importante dans son livre, c'est l'ensemble des concessions qu'il fait à la science et à son réductionnisme, sans pour autant s'éloigner de Dieu, en s'en rapprochant au contraire.
L'intelligence se réduit au cerveau, proclame le prix Nobel Edelman, que cite Michel Delsol. Gloire au Dieu qui, dans l'éclosion primordiale, trop souvent confondue avec l'explosion du Big Bang, a enfermé assez de possibles pour que l'intelligence humaine semble à certains savants être l'oeuvre du cerveau. Quand la matière atteint un tel degré de perfection, est-elle encore la matière? Et qu'est-ce que la matière? La glaise informe de la tradition ou une forme si complexe, imprégnant si totalement la glaise, qu'on les confond l'une et l'autre?
«La matière vivante n'est que la chimie.» Cette idée revient à plusieurs endroits dans le livre de Delsol. Dans le même esprit, il se plaît à souligner la ressemblance entre l'homme et l'animal, ce qui donne au lecteur l'occasion d'apprendre des choses fort intéressantes, par exemple, sur la mémoire de ces deux chimpanzés qui, après une séparation de cinq ans, se retrouvent avec un luxe de marques d'affection qui donnent à réfléchir sur la mémoire et la fidélité des humains.
Mais de même que la cendre prouve l'existence de la flamme encore plus qu'elle ne prouve la non-existence de l'arbre brûlé, de même la réduction partielle de l'homme à l'animal ajoute plus d'intelligence à Dieu qu'elle n'enlève de dignité à l'homme. Qu'importe que les animaux aient en partage une partie des dons autrefois associés, en exclusivité, à l'âme immortelle de l'homme, si cet homme conserve, seul parmi la multitude des espèces animales, le don de dominer ses secrétions hormonales. «Ce que j'ai fait, aucun animal ne l'aurait fait », disait Guillaumet à la fin du récit d'une aventure où il avait dû surmonter les pires souffrances. Michel Delsol reprend la même thèse en termes plus savants: «L'intelligence humaine, faisant suite directement à l'intelligence primitive du singe, est capable de dominer ses sécrétions hormonales et ses passions.»2
Cette capacité de s'exposer, entre autres, à la mort par principe est l'une des preuves de cette liberté qui habite même celui qui la nie, puisqu'il s'appuie sur elle pour la nier. Ce qui vaut au lecteur la plus belle page du livre de Michel Delsol:
«On pourrait rêver d’un monde où tout serait pour le mieux. Dans cet univers, celui qui a envie d’envoyer un coup de poing a un voisin qui l`a injurié sentirait, au moment de l'acte, les muscles de son bras s’arrêter et sa bouche marquer un sourire aimable. ll pourrait même ne pas exister d’injures. Dans cet univers, le blé pourrait pousser toujours seul, planté par les oiseaux, et la pluie tomberait sur le champ exactement au niveau où elle doit tomber. Ne voit-on pas que dans cet univers les hommes ne seraient plus que des marionnettes gouvernées par un déterminisme total ? Il n’y aurait plus de malheur, mais plus aucune trace de liberté humaine. Chacun exécuterait seulement des actes que depuis toujours il aurait été destiné à faire, tel jour, à telle heure, à tel endroit. Pour que le monde soit un monde parfait. il faudrait que tout soit déterminé. On peut se demander ce que préféreraient vivre des êtres humains qui auraient le choix entre ces deux situations possibles: l'état de marionnettes ou le libre-arbitre.»3
En associant ainsi la liberté au malheur, Michel Delsol s'élève au niveau de l'inspiration de Simone Weil: «L'inflexible nécessité, la misère,la détresse, le poids écrasant du besoin et du travail qui épuise, la cruauté, les tortures, la mort violente, la contrainte, la terreur, les maladies, tout cela c'est l'amour divin. C'est Dieu qui par amour se retire de nous afin que nous puissions l'aimer. Car si nous étions exposés au rayonnement direct de son amour, sans la protection de l'espace, du temps et de la matière, nous serions évaporés comme l'eau au soleil.»4
En préférant le libre-arbitre, Michel Delsol rejoint Gustave Thibon, celui qui a révélé Simone Weil au monde. Dans un dialogue philosophique futuriste, en forme de pièce de théâtre, intitulé Vous serez comme des dieux, Thibon nous présente une humanité où la science a si bien tenu ses promesses qu'elle a triomphé à la fois de la mort et du malheur. L'héroïne de la pièce, Amanda, a le courage de rompre le consensus en marquant sa préférence pour la mort, le malheur et le libre-arbitre, plutôt que pour le destin de marionnettes dans le paradis sur terre où tout est soumis à un déterminisme dirigé par les maîtres humains de ce jeu divin. «Ah! Cette mort que nos pères redoutaient comme un châtiment inévitable et que j'implore comme une récompense impossible.»5
Le livre de Michel Delsol se termine par le même appel vers un Dieu dépouillé de la fausse puissance que l'homme dans son ignorance lui attribuait à défaut de la posséder lui-même. Du Dieu des armées, on passe ainsi au Dieu désarmé, selon les mots de Thibon. Selon la thèse de Michel Delsol, on passe d'un Dieu interventionniste - guère plus intelligent que les hommes - à un Dieu magnanime ayant laissé à sa création assez d'autonomie pour exposer les hommes à la tentation de croire que le plus est sorti du moins, que c'est la matière qui a engendré cette intelligence humaine capable de la comprendre. Le livre de Michel Delsol est une résistance exemplaire à cette tentation. Le mot de Pascal s'impose : «Peu de science éloigne de Dieu, beaucoup de science en rapproche.»
NOTES
1.Michel Delsol, Darwin, le hasard et Dieu, Paris, Vrin, 2007, p.122.
2.Ibid., p 87.
3.Ibid., p.115.
4.Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p.37.
5.Gustave Thibon, Vous serez comme des dieux, Paris, Fayard, 1959, p.131.
Voir aussi l'article de Michel Delsol dans le dossier «Hasard et déterminisme» de la revue Laval théologique et philosophique (sous la direction du philosophe Thomas De Koninck) vol.61, no.3, octobre 2005: «Le hasard dans la nature et son "sel" épistémologique dans les phylogenèses de l'évolution biologique».