L'éducation dans la Rome antique
Les premières écoles qui s'ouvrirent à Rome datent des dernières années du troisième siècle avant Jésus-Christ. Jusque-là les Romains n'avaient été élevés que par leurs parents et par la nature. Rome était comme une école naturelle de vertus civiques et militaires. Quelles furent les conditions principales de ce développement spontané des grandes qualités romaines? Au premier rang il faut placer une forte éducation physique. Ce n'étaient pas seulement les jeunes gens, c'étaient les hommes mûrs qui venaient chaque jour au Champ de Mars s'exercer aux fatigues de la guerre. Mais l'éducation morale n'était pas négligée l'enfant apprenait par cœur la loi des Douze Tables. L'étude précoce de la législation devait contribuer plus qu'aucune autre influence à faire du peuple romain le type le plus parfait de la force disciplinée. L'enfant qui apprenait à lire dans le code civil de son pays, et dont les premières pensées se fixaient sur les lois sociales, s'accoutumait nécessairement à considérer ces lois comme quelque chose de sacré et d'inviolable. Le droit écrit n'étant pas autre chose que l'expression nécessaire et matérielle de la discipline morale, c'est en l'étudiant que le peuple romain, «le peuple du droit,» a pris l'habitude de l'ordre, de l'obéissance et de toutes les vertus du caractère. A côté de cette première influence, faisons la part de la religion. Avec les Douze Tables, les enfants étudiaient et récitaient les chants saliens, c'est-à-dire une sorte de catalogue des dieux et des déesses, une espèce de catéchisme. Les divinités romaines étaient innombrables. Il y en avait pour présider à toutes les actions. «Quand l'enfant est sevré, une déesse lui apprend à manger (educa); une autre lui apprend à boire (potina); une troisième le fait tenir tranquille dans le petit lit où il repose (cuba). Quand il commence à marcher, quatre déesses sont chargées de protéger ses premiers pas: deux l'accompagnent quand il sort de la maison, et deux le ramènent quand il y rentre 1.» Toutes ces superstitions habituaient l'enfant à sentir partout autour de lui la présence divine. Elles transformaient en actes religieux les actes les plus simples; elles imposaient la régularité et la tenue aux démarches les plus ordinaires de la vie quotidienne.
Si à ces influences déjà puissantes on ajoute l'exemple, le récit des exploits des ancêtres, la forte organisation de la famille, le pouvoir excessif accordé aux pères, l'autorité de la femme presque égale à celle de l'homme (ubi tu Gaius, ibi ego Gaia), l'énergie toujours vivante des traditions domestiques; si l'on considère encore l'exercice de la liberté politique qui accroît la dignité personnelle en augmentant la responsabilité, et l'activité incessante d'un peuple qui, pour vivre d'abord, et ensuite pour régner sur le monde, eut à lutter contre tant d'obstacles, et à vaincre tant d'ennemis, si enfin on tient compte de la force naturelle du tempérament et des mérites propres à une race privilégiée, on aura à peu près expliqué le développement admirable des grandes vertus de Rome républicaine; vertus de courage et de patriotisme, de mâle constance et d'irréprochable simplicité, gâtées seulement par je ne sais quelle insensibilité farouche, et par une ignorance presque absolue des choses de l'esprit.
Vers la fin du troisième siècle avant Jésus-Christ, les rapports de plus en plus fréquents de Rome avec la Grèce altérèrent cette éducation domestique et nationale, en y introduisant des éléments étrangers, qui n'étaient pas tous de nature à l'améliorer. Livius Andronicus inaugura à Rome le métier de précepteur. Plus tard, il ouvrit une école, et son exemple fut suivi par Ennius. Dans la plupart des familles, l'éducation était confiée à des esclaves. Il devint rare que le père se chargeât lui-même de l'instruction de ses enfants. Paul-Émile était une exception. On devine les graves défauts d'une éducation ainsi livrée à des mains serviles. Ajoutons que les parents ne choisissaient pas toujours pour cette tache si délicate les meilleurs d'entre leurs esclaves. «S'ils ont quelques bons serviteurs, dit Plutarque, ils font les uns laboureurs de leurs terres, les austres patrons de leurs navires, les austres facteurs, les austres recepveurs, les austres bacquiers pour manier et trafficquer leurs deniers, et s'il s'en trouve quelqu'un qui soit ivrongne, gourmand et inutile à tout bon service, c'est celui-là auquel ils commettront leurs enfants 2.» En tout cas, quelle pouvait être l'autorité morale d'un esclave sur son jeune maître? l'élève se révoltait contre un précepteur qui était en même temps, son valet. «Aujourd'hui avant qu'un marmot ait sept ans, dit Plaute 3, si l'on a le malheur de le toucher du doigt, il casse la tête de son maître avec sa tablette. Va-t-on se plaindre au père: — Bien, mon fils, dit celui-ci, continue ainsi à repousser l'injure. — Il fait venir ensuite le précepteur: — Ah! çà, misérable vieux, dit-il à l'esclave, ne t'avise pas de frapper mon fils, parce qu'il a montré du cœur! — Et le précepteur s'en va, la tête enveloppée d'un linge, huilée comme une lanterne. Voilà la justice qu'on lui rend. Est-ce de la sorte que le maître peut avoir l'autorité sur son élève, s'il est battu tout le premier?»
Ce ne fut pas sans résistance que l'éducation grecque s'établit à Rome. Elle y produisit une véritable révolution dans les mœurs. Caton et les vieux Romains luttèrent contre l'invasion des vaincus; mais, peu à peu, leur sévérité, et, pour tout dire, leur rusticité, fit place à un esprit nouveau. Les Romains s'éprirent, à leur tour, du beau langage, de la dialectique subtile. Les rhéteurs et les philosophes devinrent les maîtres de l'éducation.
Au siècle d'Auguste, les écoles de grammaire et de rhétorique se multiplièrent avec la plus entière liberté. Chaque maître avait sa méthode. Il est en effet à remarquer que les Romains, qui aimaient à faire intervenir en toutes choses la loi, la règle uniforme, n'ont jamais songé à réglementer les études 4. Est-ce parce qu'ils considéraient l'instruction comme un objet d'importation étrangère qu'il ne leur appartenait pas d'organiser?
C'est la langue grecque qu'on apprenait d'abord dans les écoles de Rome, comme, plus tard, la langue latine fut la première enseignée dans les écoles de France. Homère était le premier livre mis aux mains des enfants. Puis, de l'école du grammairien, l'écolier passait dans celle du rhéteur et du philosophe; quand il était riche, il allait terminer ses études à Athènes ou à Marseille. Rome laissait aux Grecs le soin d'élever la jeunesse romaine, et elle ne se décida jamais à faire de l'instruction une œuvre vraiment nationale.
Varron, le fécond auteur de tant d'ouvrages aujourd'hui perdus pour la plupart, semble avoir eu, dans une certaine mesure, l'instinct pédagogique. Cicéron, de son côté, s'écriait: «Quel meilleur, quel plus grand service pouvons nous rendre aujourd'hui à la république que d'instruire et de former la jeunesse 5?» Mais il se contentait d'écrire ses admirables sermons philosophiques. Varron, au contraire, se répandait sur tous les sujets, sur la géométrie et sur l'histoire, sur la grammaire et sur la rhétorique. Ses livres, véritables manuels élémentaires, ont élevé plusieurs générations 6. Il a composé des précis d'histoire, des résumés scientifiques, tout à fait analogues par l'intention aux ouvrages classiques de notre temps. Les neuf livres intitulés Disciplinarum libri étaient un cours complet d'études. Mais Varron, comme tous les Romains, ne voyait dans les sciences que l'utilité pratique, et ne s'élevait pas lui-même à l'idée d'une culture désintéressée die l'esprit 7. Comme tous les Romains encore, comme Quintilien, par exemple, il faisait de la grammaire et de la rhétorique le fond de l'instruction.
Après Auguste, l'éducation devint de plus en plus oratoire, une pure affaire de rhétorique. Les grandes idées qui sont le fond de l'éloquence, les nobles passions qui élèvent l'âme, il n'en est plus guère question dans ces écoles de rhéteurs, où l'on songeait seulement aux artifices extérieurs du style, aux petits moyens qui font l'homme disert. N'ayant plus d'emploi dans une société énervée et corrompue, les nobles facultés s'éteignaient et cédaient la place à un verbiage élégant.
Quintilien ne peut être confondit avec ces rhéteurs vulgaires 8. L'auteur de l'Institution oratoire ne veut pas que la rhétorique se sépare de la morale: il songe à former un honnête homme, non moins qu'un habile artisan de paroles. Sans doute, il faut avouer qu'il sacrifie, lui aussi, à l'esprit du temps plusieurs chapitres de son livre ne sont que des recueils de procédés, de petites recettes à l'usage des beaux parleurs 9. L'éloquence y devient trop souvent une sorte d'étiquette raffinée, où l'art du maintien et du geste tient encore plus de place que l'art de penser. L'art oratoire n'est plus qu'un vain cérémonial, un ensemble de poses calculées, de gestes prémédités. Ce n'est plus l'éloquence, que Quintilien nous enseigne: c'est la pantomime de l'éloquence. Mais, heureusement pour sa gloire, Quintilien a écrit autre chose qu'un code d'éloquence factice et superficielle. Il y a dans son livre d'excellentes observations sur l'enfance, des préceptes qui ont mérité l'admiration de Rollin. Préoccupé d'écarter de l'enfant toute influence pernicieuse, Quintilien exige d'abord que les nourrices soient instruites (sapiences) 10. L'éducation commence avec la vie, et les premières impressions sont décisives. D'autre part, Quintilien critique les pédagogues qui veulent qu'on attende l'âge de sept ans pour commencer l'instruction 11. Il faut que dès la troisième année, quand il quitte sa nourrice, l'enfant se mette à l'étude. Quintilien avait quelque tendance à exagérer la portée d'esprit de l'enfance. Il est vrai qu'il était aveuglé par l'amour paternel lorsque, désolé de la mort d'un fils qu'il avait perdu à cinq ans, il se laissait aller à ces regrets déclamatoires: «Je ne puis oublier tout ce que cet enfant possédait de calme, de sagesse et d'élévation dans les sentiments.»
Quintilien ne dédaigne pas de disserter sur les menus détails de la lecture ou de l'écriture 12. Il veut qu'on surveille le choix des modèles où l'enfant apprend à écrire, qu'on les compose non de phrases oiseuses (otiosce sententice), mais de belles maximes morales. Seulement, le professeur de rhétorique apparaît trop tôt et fait tort à l'éducateur, quand il exige de l'enfant de trop précoces efforts en fait de déclamation: quand il lui impose, par exemple, l'exercice qui consisterait à réciter le plus rapidement possible des vers difficiles à prononcer, et formés, sans harmonie, de syllabes rudes, incohérentes.
Quintilien a, d'ailleurs; abordé quelques-unes des questions fondamentales de la pédagogie. Il a écrit, en faveur de l'éducation publique,le plaidoyer le plus complet, le plus habile, qui ait jamais été prononcé. Les partisans de l'éducation domestique faisaient valoir déjà, comme aujourd'hui, l'intérêt des mœurs et l'intérêt des études. Sur le premier point, Quintilien répond qu'on peut remédier aux dangers que court la moralité de l'enfant: 1° par le choix d'un bon maître qui prêche d'exemple quand il recommande la vertu; 2° par l'action vigilante de la famille qui n'abdique ni ses devoirs ni ses droits entre les mains du maître. «Faisons, dit-il, notre ami intime du professeur de notre fils.» Excellent principe, qui exprime la nécessité d'une collaboration constante de la famille et des professeurs. Mais Quintilien ne se contente pas de montrer que, même dans une école publique, le caractère moral de l'enfant peut être sauvegardé: il prend l'offensive à son tour, et prouve que les mœurs de l'enfant ne sont pas toujours en sûreté à la maison. «L'enfant, dit-il, n'est-il pas plus exposé au milieu de méchants esclaves que dans la société de ses camarades?» Et ce ne sont pas seulement les esclaves qu'il faut redouter, ce sont les parents eux-mêmes. «Plût aux dieux qu'on n'eût pas à nous reprocher, à nous-mêmes, de gâter les mœurs de nos enfants! À peine sont-ils nés, nous les amollissons par toutes sortes de délicatesses. Cette éducation efféminée, que nous déguisons sous le nom d'indulgence, brise tous les ressorts de l'âme et du corps... Nous formons leur palais avant leur langue. Ils grandissent dans des litières; s'ils touchent à terre, les voilà pendus aux mains de deux personnes qui les soutiennent! Nous sommes enchantés quand ils ont dit quelque parole un peu libre. Nous accueillons avec des rires et des baisers des mots qu'on ne devrait pas même passer à des bouffons! Faut-il s'étonner de ces dispositions?... C'est nous qui les avons instruits.13» Ne croirait-on pas lire une satire moderne des gâteries et des complaisances de la famille?
Reste la question des études 14 . Ici, Quintilien fait valoir divers avantages: d'abord l'enfant acquerra à l'école publique ce sens commun qui manque trop souvent aux jeunes gens grandis dans l'isolement; il se dépouillera de sa timidité; il nouera ces amitiés de collège qui seront le soutien et la joie de sa vie; son émulation sera excitée, son amour-propre croîtra; enfin il aura affaire à des professeurs plus actifs, dont l'ardeur et l'éloquence seront autrement animées devant un auditoire nombreux qu'elles ne peuvent l'être dans le demi-jour de l'enseignement privé.
Quintilien est presque le seul penseur romain qui ait traité théoriquement des questions pédagogiques. Ses observations portent successivement sur la grammaire, la rhétorique, la philosophie, la géométrie et la musique. Il veut, d'ailleurs, que ces diverses études soient simultanées: «Faudra-t-il n'étudier que la grammaire, puis la. géométrie, et oublier dans l'intervalle ce qu'on aura appris? Que ne conseille-t-on aussi aux agriculteurs de ne pas cultiver en même temps leurs champs, leurs vignes, leurs oliviers, leurs arbres, et de ne pas donner à la fois leurs soins aux grains, aux bestiaux, aux jardins, aux abeilles?»
Outre la rhétorique, Quintilien faisait entrer dans son programme d'études la philosophie, la géométrie et la musique. La philosophie, il ne la considère guère que comme un élément de l'instruction oratoire. Les trois parties qui la composent, la dialectique, la morale, et la physique, contribuent à former l'orateur, soit en lui fournissant des idées, soit en lui enseignant la méthode, l'art de distribuer ses arguments. La, géométrie peut, elle aussi, concourir au même but. Elle est proche parente, de la dialectique et, comme elle, exerce l'esprit: elle lui apprend à distinguer, le vrai du faux. Quintilien ne fait d'ailleurs que recommander ici à son élève les pratiques d'éducation que l'opinion attribuait au prince des orateurs latins. Cicéron est-il écrit dans le Dialogue des orateurs 15, n'a été étranger ni à la géométrie, ni à la musique, ni à la grammaire, ni à aucun art libéral. La musique a aussi son rôle dans l'éducation oratoire: «elle a deux sortes d'harmonie, l'une qui s'applique à la voix, l'autre aux mouvements du corps. Tout cela n'est-il pas évidemment nécessaire à l'orateur?... Ce n'est pas seulement dans les vers et les chansons qu'on exige un certain arrangement, une combinaison harmonieuse des mots 16.» Le point de vue de Quintilien est toujours et partout le même: jusqu'au bout il est uniquement professeur de rhétorique et ne songe à former que le parfait orateur.
Tandis que la rhétorique fleurissait dans la plupart des écoles, la philosophie s'efforçait, elle aussi, de devenir un objet d'enseignement et de contribuer à la culture des esprits. L'historien de l'éducation, à côté des grands noms de Cicéron et de Sénèque, doit mentionner les noms obscurs, mais dignes de souvenir et d'estime, des maîtres de philosophie qui, sous les premiers empereurs, obtinrent quelque crédit auprès de la jeunesse romaine: tels que le stoïcien Fabianus, dont les sermons philosophiques attiraient un auditoire enthousiaste; Attale, un autre stoïcien et l'un des maîtres de Sénèque; le pythagoricien Sotion, dont le grave enseignement produisait un tel effet, que Sénèque, par exemple, après l'avoir entendu, s'abstenait pendant un an de la chair des animaux; enfin le cynique Démétrius, ce philosophe déguenillé, qui eut l'honneur de soutenir jusqu'au dernier soupir, par sa présence et par ses conseils, l'âme courageuse de Thraséas 17.
Avant de terminer ce rapide aperçu de l'éducation chez les Romains, indiquons encore les efforts d'un homme qui vint, encore fort jeune, dans les premières années du règne de Domitien, enseigner la philosophie à Rome, avec un succès extraordinaire: je veux parler de Plutarque. Un grand nombre des petits ouvrages qui composent le recueil de ses oeuvres morales sont de véritables esquisses pédagogiques. Citons, avec l'opuscule célèbre sur l'Éducation des enfants, dont l'authenticité n'est pas démontrée, les traités qui ont pour titre: de la Manière d'entendre les poètes, — de la Manière d'entendre les philosophes; — des Moyens de connaître soi-même les progrès qu'on a faits dans la pratique de la vertu 18.
L'inspiration commune de toutes les réflexions morales de Plutarque, c'est un vif sentiment de la famille. Personne dans l'antiquité, ne l'a plus aimée ni mieux comprise. Une fois la patrie morte, les stoïciens s'étaient pris à aimer, l'humanité. Donnant une autre direction à ses affections, Plutarque, sur les ruines de la cité et de la république, élève et restaure la famille. Dans le charmant opuscule intitulé Préceptes du mariage, il détermine avec une mesure parfaite le rang qui convient à la femme, sa place dans le ménage. Elle doit être l'associée du mari, non pas seulement pour les affaires matérielles de l'existence, mais aussi pour l’œuvre morale de l'éducation des enfants. Il faut par conséquent qu'elle soit instruite, et Plutarque lui propose les études les plus élevées, telles que les mathématiques et la philosophie. Surtout il dépasse son temps en introduisant l'amour dans le gynécée et en célébrant avec un sentiment tout moderne les qualités de la femme: «La tendresse de l'âme est encore relevée chez elle par l'attrait du visage, par la douceur de la parole, par la grâce caressante, par la sensibilité plus vive...»
C'est la famille qui dirigera les premières années de l'enfant. Plutarque n'est pas d'accord avec Quintilien. Néanmoins, à un certain âge, le jeune homme fréquentera les cours publics, particulièrement les cours de morale et de philosophie, et aussi les lectures des poètes.
On sait quel grand rôle la poésie jouait dans l'éducation des anciens, malgré l'exclusion prononcée contre elle par Platon. Plus équitable que l'auteur de la République, Plutarque compte sur la douce influence des poètes, mais il veut qu'on leur associe les philosophes. «Lycurgue, dit-il, ne fit pas preuve de sagesse, lorsque, pour réprimer le désordres des Spartiates, qui s'adonnaient à l'ivresse, il commanda d'arracher toutes les vignes du Péloponèse. Il y avait un parti plus sage à prendre, c'était de rapprocher des tonneaux de vin l'eau des sources, afin de corriger et de ramener à la raison le dieu de la folie, selon les expressions de Platon, par la main d'un autre dieu, le dieu de la sobriété.» Est-il possible de dire avec plus de grâce qu'aux fictions aimables de la poésie on doit ajouter les savantes leçons de la morale?
Ces leçons morales, que seront-elles? Plutarque, sur ce point, n'ajoute rien aux grandes doctrines des philosophes qui l'ont précédé, mais il marque son originalité propre dans les méthodes pratiques qu'il recommande pour assurer l'efficacité des préceptes. Il se plaint que l'on se contente trop souvent de confier à la mémoire du jeune homme de magnifiques maximes, qu'il aura toute sa vie sur les lèvres, mais qui passeront rarement dans ses actes. Aussi exprime-t-il le vœu que le jeune homme s'habitue de bonne heure à se gouverner lui-même, à prendre conseil de sa conscience et de sa raison. Ce n'est pas cependant qu'il l'affranchisse de toute tutelle: il l'invite, au contraire, à aller chaque jour s'entretenir avec un philosophe de son choix, véritable directeur moral, auquel il confiera ses défaillances et demandera des avis. Mais il veut surtout que le jeune homme s'approprie par la réflexion personnelle les leçons qu'il a reçues et qu'il devienne, non pas seulement un bon élève qui récite des discours de morale bien appris, mais un véritable honnête homme pratiquant la vertu dans la liberté de sa conscience. «Que penserait-on, dit-il ingénieusement, d'un homme qui allant chercher du feu chez son voisin, et trouvant le foyer bien garni, y resterait à se chauffer, sans plus songer à retourner dans sa propre maison?»
Faisons enfin honneur à Plutarque de cette admirable définition de l'âme, qui résume à nos yeux tout l'art de l'éducation: «L'âme n'est pas un vase qu'il faille remplir, c'est un foyer qu'il faut échauffer.» Combien de fois les pédagogues modernes n'ont-ils pas enfreint cette maxime! Ne la viole-t-on pas tous les jours quand on semble uniquement préoccupé d'entasser, d'accumuler dans l'esprit de l'enfant une multitude de connaissances, au risque de surcharger, d'étouffer cette intelligence qu'il faudrait seulement éveiller, exciter? À mesure que les siècles succèdent aux siècles, le poids des préceptes augmente sur la tête de l'enfant. Il lui faut savoir, à lui seul, tout ce qu'ont su les anciens et même tout ce que savent les plus laborieux de ses contemporains. Pour en arriver là, on fatigue son attention, on surmène sa mémoire; on demande aux jeunes gens d'être de véritables érudits, capables de disserter de omni re scibili... Et le seul résultat de cette instruction compliquée, c'est de dégoûter de l'étude des intelligences trop faibles pour s'assimiler un si grand nombre de connaissances. Si Plutarque avait connu nos programmes modernes et nos examens classiques, nul doute qu'il n'eût répété avec plus de conviction encore: «L'âme est un foyer qu'il faut échauffer, non un vase qu'il faille remplir. 19»
En exigeant de l'homme qui veut devenir vertueux un effort personnel, une lutte persévérante de la conscience, Plutarque posait les principes de cette éducation par soi-même, dont Marc-Aurèle a donné un si beau modèle. Marc-Aurèle avait eu pour maître le célèbre rhéteur Fronton, qui n'était guère qu'un amateur de beau style, un ouvrier en métaphores, en figures de rhétorique. «J'ai beaucoup travaillé hier, écrivait-il à son élève; j'ai combiné quelques images dont je suis content.». Mais Marc-Aurèle reconnut bien vite qu'il fallait à sa grande âme une nourriture plus substantielle que de petites élégances et des malices oratoires. Les stoïciens l'aidèrent à faire des progrès dans l'art de bien vivre, et, par sa volonté propre, il sut rendre actives et vivantes dans son âme leurs plus sublimes maximes. Marc-Aurèle mérite de figurer à un autre titre encore dans l'histoire de l'éducation. Il est comme un des plus frappants exemples de ce que peuvent, pour élever un homme, le concours heureux des circonstances et l'influence de la famille: «Mon aïeul, disait l'empereur philosophe, m'a appris la patience... De mon père, je tiens la modestie... A ma mère, je dois la piété.» École admirable de sagesse, où l'on voit toutes les vertus accourir une à une, pour s'associer ensuite comme en un chœur divin et former, par leur harmonieuse union, une des plus belles âmes de l'antiquité! Heureux les hommes qui, comme Marc-Aurèle, n'ont, dans leur éducation personnelle, qu'à continuer l'œuvre de la famille! La raison, la droite raison, n'est pas pour eux le fruit amer de l'expérience: elle est descendue doucement, dès leur bas âge, des lèvres de leurs parents jusqu'à leur cœur 20!
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Quelle fut l'influence nouvelle que le christianisme exerça sur l'éducation? Ce qui frappe avant tout, quand on étudie les Pères de l'Église, c'est la largeur d'esprit, la tolérance intelligente avec laquelle ils associaient à l'étude de l'Évangile la lecture des auteurs profanes. Par ses dogmes nouveaux, par sa morale élevée, le christianisme donnait un essor puissant à l'éducation religieuse et morale de l'humanité. Mais la culture intellectuelle, le goût du beau langage, l'amour des lettres et des sciences, tout ce grand héritage de l'antiquité, fallait-il y renoncer? Le Dieu nouveau devait-il être un Dieu jaloux, aux yeux de qui la curiosité philosophique serait une hérésie, le goût littéraire un péché? Les Pères de l'Église, pour la plupart, ne le pensèrent pas. Pour être devenus les adorateurs du Dieu de l'Évangile, ils ne cessèrent pas d'être de beaux esprits, des écrivains polis, des orateurs éloquents, des philosophes instruits. Ils surent à la fois, selon les expressions de saint Jérôme, rester des cicéroniens et devenir des chrétiens.
De tous les Pères de l'Église grecque du quatrième siècle, saint Basile est celui qui a témoigné peut-être le goût le plus vif pour les études littéraires. Élève du rhéteur Libanius, camarade de saint Grégoire de Nazianze à l'école païenne d'Athènes, lui-même professeur de rhétorique à Césarée, il nous a laissé de son estime réfléchie pour la littérature grecque et romaine un témoignage considérable, auquel nous renverrions volontiers tous ceux qui seraient.
Notes
1. G. Boissier, La Religion romaine d'Auguste aux Antonins, t. 1, p. 5
2. Plutarque, de l'Éducation des enfants, trad. d' Amyot. Voyez Berger, Éloquence latine, t. I, p. 169 et suiv.
3. Plaute, les Bacchis, acte III, scène III
4. Voyez Cicéron, de Republica, IV,III: «Nostri majores disciplinam puerilem ingenuis, de qua Groeci multum frustra laborarunt, et in qua una Polybius... nostrorum institutorum negligentiam accusat, nullam certam aut destinatam legibus, aut publice expositam, aut unam omnium esse voluerunt.»
5. De Divinatione, II, 2.
6. Voyez l'étude de M. Boissier, la Vie et les ouvrages de Varron, Paris, 1861. — M. Boissier y donne la longue liste des ouvrages d'éducation composés par Varron, et dont il ne reste que des fragments.
7. «Utilitatis alicujus causa omnium artium extitere principia.» (Cité par Cassiodore.).
8. Voyez, sur ce sujet, la thèse de M. Froment: Quid e Fabii Quintiliani oratoria.institutione ad liberos ingenue nunc educandos excerpipossit. Paris, 1874.
9. M. D. Nisard a admirablement résumé les caractères «de cette éloquence de procédé et de recette», et exposé les funestes conséquences de l'éducation oratoire ainsi comprise, dans ses Poètes latins de la décadence, tome II, chapitre sur Juvénal, pages 427 et suivantes.
10. Il veut aussi qu'elles parlent bien: «Morum quidem in nutrice haud dubie prior ratio est: recte tamen etiam loquatur» (livre I,chap.I)
11. «Cur autem non pertineat ad litteras oetas quoe ad mores jam pertinet» (livre I)
12. Quintilien cite, comme moyen d'apprendre à lire, l'emploi de lettres en ivoire: «Non excludo eburneas litterarum formas in lusum offerre...» Il recommande aussi, comme un excellent procédé pour apprendre à écrire, l'usage de tables de bois où les lettres sont gravées en creux, de sorte que la main de l'enfant ne risque pas de s'égarer. C'était un perfectionnement de la méthode suivie en Grèce. À Athènes, les maîtres d'écriture traçaient les lettres avec un poinçon sur des tablettes de cire, et l'élève prenant à son tour le poinçon, suivait à plusieurs reprises les contours tracés dans la cire. On n'a pas attendu le dix-neuvième siècle pour inventer les procédés matériels qui simplifient et facilitent les études.
13. Quintilien, livre I, chap.II
14. Il est bon de remarquer que Quintilien est le premier professeur public que nous trouvions à Rome. Sous Vespasien, il fut pensionné par l'État. «E fisco salarium accepit.» Voyez M. Froment, thèse citée, p. 18.
15 .Dialogus de oratoribu, cap. 30.
16. Quintilien, livre I, chap. X.
17. Consultez sur cette période de la philosophie romaine, de Cicéron à Sénèque, le beau livre de M. Gaston Boissier, La Religion romaine, tome II, pages 1 et suivantes.
18. Voyez M. Gréard, de la Morale de Plutarque, ch, II,1, et ch. III Voyez aussi un ouvrage récent, des Doctrines pédagogiques des Grecs par Martin, 1890.
19. Plutarque, de l'Art d'écouter
20. Si nous avions songé à écrire une histoire complète de l'éduca tion, nous aurions eu à examiner les lois par lesquelles les empereurs organisèrent l'instruction publique sous l'empire: la loi de Valentinien 1er (370), sur l'enseignement à Rome; la loi de Valens (376), sur l'enseignement dans la Gaule, et la loi sur l'enseignement à Constantinople.